Photo © Ramon Königshausen scaled

Teresa Vittucci, Doom

Propos recueillis par Beatrice Lapadat

Publié le 10 janvier 2022

Inspirée par les figures féminines de l’imaginaire religieux ou mythologique occidental, Teresa Vittucci explore dans son travail les récits façonnés par le patriarcat et cherche à proposer de nouvelles lectures alternatives. Deuxième volet d’une trilogie intitulée Éloge de la vulnérabilité, sa dernière création Doom interroge le lien entre haine et misogynie à travers les figures d’Ève et Pandore, respectivement première femme dans la Genèse et la mythologie grecque. Dans cet entretien, la chorégraphe partage les enjeux de sa démarche artistique et revient sur le processus de sa dernière création Doom, duo avec le musicien et performeur Colin Self.

Doom est le deuxième opus d’une trilogie intitulée Éloge de la vulnérabilité. Pourriez-vous revenir sur les grandes lignes de ce projet ?

Doom et Hate Me, Tender sont les premiers volets d’une trilogie intitulée Éloge de la vulnérabilité (In Praise of Vulnerability), où j’explore le lien entre haine et misogynie en passant par des figures féminines telles qu’Ève et Pandore (respectivement première femme dans la Bible et première femme dans la mythologie, ndlr) dans Doom et la Vierge Marie dans Hate Me, Tender. Mon investigation se penche sur l’analyse de la misogynie en lien avec le mépris de la vulnérabilité. Ayant grandi dans un environnement profondément attaché aux valeurs chrétiennes, j’étais en permanence exposée aux figures féminines bibliques qui m’étaient imposées comme modèles. Cette recherche au long cours est l’occasion de réinterpréter sous un angle féministe et queer les récits de ces figures féminines, ou peut-être devrais-je dire sous un angle humain tout court, notamment à travers le prisme de l’oppression systémique de la société contemporaine.

Comment avez-vous tissé des liens entre votre propre histoire, la misogynie et les figures d’Ève et Pandore ?

Lors de ma formation en tant que thérapeute du trauma, j’ai pu comprendre plus concrètement comment nous héritons tous d’un trauma, c’est ce que l’on appelle le « trauma transgénérationnel ». La misogynie en est un exemple : peut-être que nous ne voyons plus la même violence qu’il y avait autrefois, mais la peur et la honte nous sont toujours instillées en tant que femmes. On ne vient jamais au monde dans un contexte neutre. C’est pour cette raison que je m’intéresse tant à la question des origines. Cet intérêt résulte en grande partie de mon éducation religieuse. J’ai toujours manifesté la nécessité de poser des questions et d’investiguer les récits qui m’étaient livrés sans filtre critique. À travers mon travail, je peux enfin poser les questions auxquelles je n’avais pas droit lorsque j’étais petite. Cet aspect n’est pas sans lien avec la curiosité d’Ève, qui est vue comme une erreur, comme une faiblesse. Tertullien écrivait au deuxième siècle après J.-C. que les femmes n’avaient pas le droit de s’embellir, puisqu’elles sont les héritières d’Eve – une mentalité propagée par de nombreux théologiens de toutes les époques. Quant à Pandore, il est vrai que les références directes sont moins nombreuses dans Doom mais on y retrouve le même motif de la culpabilité – c’est à cause de la femme que la misère, la souffrance et les maladies ont envahi le monde, avec seule l’espérance à rester au fond de son coffret. Ève et Pandore ont agi par curiosité et soif de savoir. C’est pourquoi que je les trouve très courageuses.

Comment cette formation en thérapie du trauma se conjugue-t-elle avec votre activité de performeuse ?

En commençant une formation en thérapie, je voulais comprendre la généalogie du trauma, mais aussi les structures qui favorisent la propagation de la misogynie, intrinsèquement liée au trauma. La thérapie et l’art performance sont deux façons différentes à travers lesquelles je tente de répondre à ces questions : Pourquoi ressentons-nous le besoin d’opprimer nos semblables, d’où vient cette obsession pour le pouvoir ? Nous passons nos vies à nous défendre de toute douleur et de toute attaque extérieure, mais la paix à laquelle nous songeons dans nos sociétés ne peut s’installer qu’une fois tombés les mécanismes de défense. On ne peut pas être simultanément dans la défense et en paix. Un autre aspect qui m’intéresse est constitué par les liens entre le trauma et l’art. On y retrouve la nature répétitive du trauma, ainsi que la notion de réactualisation, car le système nerveux nous prépare constamment à faire face à une nouvelle menace. Tant l’art que la thérapie ont le potentiel de guérir mais aussi de déclencher des situations difficiles. Tous les deux peuvent susciter tour à tour l’émotion ou le dégoût.

Le langage occupe une place importante dans vos pièces. Comment envisagez-vous ce médium dans votre recherche ?

Je cherche à analyser les thèmes qui m’intéressent sous plusieurs angles, tout en sachant que nulle chose ne peut être abordée et appréhendée dans une seule perspective. Dans ce contexte, je vois le corps et le texte comme deux médiums qui me donnent la possibilité de m’exprimer différemment. Il y a quelque chose que l’on peut faire en se servant du langage et qu’on ne peut pas faire par l’intermède du corps et vice-versa. Je prends aussi en considération l’universalité de ces deux outils : nous disposons tous du langage et du corps, ce sont les approches envers les deux qui nous séparent. Il y a toujours des spectateurs qui répondent mieux soit au discours corporel, soit au discours textuel, même si en fin de compte nous sommes tous un mélange de ces deux types de réponses. On ne peut jamais satisfaire tout le monde, pour certains il y aura toujours trop d’« épices » dans un certain plat, mais je tente de « cuisiner » ce que j’aimerais moi-même consommer. 

Pourriez-vous revenir sur votre processus de travail ?

Rien n’est préparé d’avance, je commence toujours le travail sans attente particulière. La musique, le texte, la chorégraphie se développent au fur et à mesure que j’avance dans le travail pendant les répétitions. Je désigne ce processus par la phrase grossesse queer (queer pregnancy). Après le moment d’illumination, où je vis la révélation d’une nouvelle création, c’est une période de gestation qui suit. L’idée devient de plus en plus puissante et occupe de plus en plus d’espace en moi. Cette présence commence à faire mal à un moment donné : toutes mes ressources sont dévorées par cette idée, jusqu’au moment des contractions. Je pense toujours à un processus de travail en termes d’accouchement. Ensuite, ce que j’expulse de mon corps ne m’appartient pas forcément. Je regarde l’objet de l’extérieur et ce que je vois me fait parfois peur. Néanmoins, même si je n’aime pas le produit final, j’éprouve le besoin de le protéger et de le soigner. Avec le temps, la création grandit et développe sa propre vie.

Le terme queer est récurrent dans le discours que vous formulez autour de votre démarche artistique. Quelle différence saisissez-vous entre la philosophie queer et le féminisme ?

Pour moi, regarder le monde dans une perspective queer, c’est être en quête de la complexité, ne pas accepter une seule réponse et avoir la conscience de la fluidité et de la profondeur des phénomènes qui nous entourent. Pour moi, la différence fondamentale entre le féminisme et l’univers queer réside dans le fait que le féminisme traditionnel exclue souvent certaines catégories d’individus, faisant parfois preuve de transphobie et d’homophobie et affichant une attitude impérialiste. La hiérarchie des structures qui traverse nos sociétés se reflète souvent aussi dans le mode de fonctionnement du féminisme. Je pense que le féminisme queer intersectionnel est beaucoup plus inclusif, accueillant les plus marginalisés et les plus opprimés pour faire en sorte qu’il n’y ait même plus de « marges » et que tous peuvent occuper le centre. C’est un enjeu important pour moi, puisque les récits des figures féminines qui surgissent dans mon travail – Ève, Pandore, la Vierge Marie – sont mis en avant par le patriarcat pour renforcer et légitimer son système de pouvoir. D’où mon désir de montrer comment et par qui ces histoires ont été écrites et mon projet de réinterprétation. Dans ma manière de comprendre le phénomène queer, j’ai aussi beaucoup de considération pour l’idée de fluidité. Pour moi, cette notion de fluidité veut dire qu’il n’y a jamais une seule façon de définir un être ou une chose, qu’on est toujours en mouvement et toujours en train de se questionner.

Au regard de vos précédentes pièces, nous pouvons constater que la nudité est un outil usuel dans votre travail. Pourquoi ?

Performer nue ou couverte implique une différence immense. Même si le corps nu peut créer l’impression d’être très fragile, il s’agit en effet d’une position très puissante que l’on occupe dans l’espace. Plus je me rends vulnérable, plus je dois trouver des moyens pour être forte. La nudité est précisément un outil qui me donne la possibilité de parler de la vulnérabilité. Ainsi mes organes génitaux deviennent-ils autre chose que de simples organes sexuels : ils se transforment en costume. En effet, je ne me sens pas exposée, même si je le suis, car c’est moi qui décide quand et comment porter ce costume. En même temps, la nudité a aussi une explication étroitement liée à l’histoire que je raconte : dans Doom, j’incarne Ève et ça aurait été ridicule de me présenter autrement que nue. C’est pour cette raison que j’ai souhaité que Colin ne soit pas nu sur scène. Je voulais éviter de tomber dans une binarité de genres et j’ai cherché à construire une certaine ambiguïté autour de sa figure.

Dans quelle mesure votre recherche se positionne-t-elle contre la culture patriarcale ?

Me mettre en colère, résister à la culture patriarcale, résister à la manière dont ces histoires sont traditionnellement racontées et décider de les transmettre autrement sont des gestes qui me donnent l’énergie nécessaire pour continuer. Il est important de savoir que nous avons le droit d’être en colère sans en avoir peur, surtout en tant que femmes. Pour répondre à cette question, je pense que la colère est bien intégrée dans Doom mais elle n’est pas tout. S’il n’y a que la colère, s’il n’y a que le « contre », l’instinct est de résister à la proposition scénique. Dès qu’il y a un côté plus humain et plus approchable par le biais de l’humour, le spectateur est prêt à se raccorder à ce qui se passe sur scène. C’est pour cette raison qu’il est important de créer un équilibre entre le « pour » et le « contre ». Performer Doom peut être très lourd pour moi, mais il y a aussi le côté lumineux, surtout grâce à la connexion que je partage au plateau avec Colin (Self, le partenaire de scène de Teresa Vittucci, ndlr).

L’humour se glisse parfois dans vos pièces, pour désamorcer certaines situations. Comment abordez-vous ce levier dans votre travail ?

Je crois beaucoup en l’idée de détente comique. L’humour aide à enlever les tensions pour permettre ensuite d’aller plus loin et questionner en profondeur le sujet proposé. L’humour m’aide à aborder les interrogations les plus profondes. Ce qui m’intéresse également dans les stratégies comiques est constitué par la manière dont on peut dévier de ce que les spectateurs attendent à un moment donné. Doom représente une évolution importante dans la construction de l’humour dans mes spectacles si l’on regarde dans cette perspective de déconstruction des attentes.

Le titre Doom fait à la fois référence à la théologie et à une série de jeux vidéo mainstream. Comment ce choix s’est-il imposé ?

J’avais beaucoup d’autres options avant de choisir ce titre mais j’ai su que c’était le bon lorsqu’il m’a traversé l’esprit. Pour moi, Doom renvoie tout d’abord à l’idée de fin et c’est ainsi que je pourrais résumer l’histoire d’Adam et Ève : une histoire de punition, d’exil, d’abandon de l’espoir. Et l’univers plus commercial auquel renvoie Doom ne peut que m’amuser : des magazines aux jeux vidéo en passant par des bandes dessinées et des boissons énergisantes, je trouve que cette ambivalence renforce la dimension comique de la pièce.

Chorégraphie et interprétation Teresa Vittucci. Composition et performance Colin Self. Scénographie Anna Wohlgemuth. Lumières Thomas Giger. Direction technique Marek Lamprecht. Dramaturgie Benjamin Egger. Regard extérieur Marc Streit. Photo © Ramon Königshausen.

Le 27 et 28 janvier à l’Atelier de Paris CDCN, dans le cadre du Festival Faits d’hiver