Photo © Hervé Goluza

Tatiana Julien, AFTER

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 16 novembre 2021

Comment la danse peut-elle répondre à la crise climatique ? Après avoir travaillé l’histoire des luttes et des révolutions dans Soulèvement en 2018, Tatiana Julien engage maintenant, avec sa nouvelle création AFTER, une projection vers un futur en crise. Dans un décor post-apocalyptique, la chorégraphe réunit au sein de l’espace symbolique du théâtre un groupe de danseuses et danseurs pour raconter le besoin de faire table rase face à la crise démocratique et environnementale. Dans cet entretien, Tatiana Julien croise ses axes de recherche et fait le récit de la création d’AFTER.

La crise sanitaire a coïncidé avec le processus de création d’AFTER. Aujourd’hui, la pièce semble répondre à cette actualité. En quoi cette période a-t-elle affecté sa création ?

Les enjeux de départ étaient liés à l’écologie et aux perspectives d’effondrement, la pandémie a donc simplement appuyé la notion de crise et « d’après ». Lorsque j’ai commencé à imaginer cette pièce en 2019, je souhaitais simplement poser la question de l’effondrement à travers la crise climatique et comment la danse pouvait y répondre, ou pas. Et puis la crise sanitaire est arrivée, les premières résidences ont été annulées et reportées à une période pas très stimulante, en plein mois de juillet, après une période de latence et de doutes. Il a fallu en quelque sorte se réadapter. Beaucoup d’entre nous avait traversé des périodes de doutes, de questionnement profond sur notre métier. Revenir au travail, en résidence, recréer du sens dans un studio, ça n’a pas été évident pour tout le monde. Nous en avons beaucoup parlé, on ne pouvait pas reprendre le travail comme si rien ne s’était passé, sans parler de ce qu’on vivait, de ce qu’on avait vécu ces derniers mois, surtout avec une pièce qui traite d’un sujet comme celui-ci. Je pense que cette circonstance a forcément impacté l’humeur de la pièce, on ne pouvait pas être hermétique à ce qui se passait en dehors du théâtre. Et puis bien sûr, comme beaucoup d’autres projets collectifs à ce moment-là, nous avons dû faire face à de multiples adaptations de plannings, à cause des cas contacts mais aussi avec les calendriers des autres compagnies avec qui travaillent les danseuses et danseurs. Ça a été une production réalisée dans des conditions complexes !

En lisant votre note d’intention, j’imagine que les restrictions sanitaires ont également perturbé vos plans et la forme de la pièce.

En effet, un des enjeux importants pour moi avec cette pièce était de retravailler la sensation d’in situ, d’immersion avec le spectateur depuis le dispositif frontal des gradins et de faire en sorte que tout le théâtre soit un terrain de jeu. Evidemment, je n’ai pas pu aller au bout de mes envies car j’ai dû prendre en compte la question de la distanciation sociale et des gestes barrières. Je souhaitais aussi travailler la notion du charnel, d’un retour à des corps à corps qui se pétrissent, à des échanges de sueur, entre danseurs et avec le public ; l’amener dans un objet qui respire à 360 degrés. Une proposition qu’on rêverait pour un monde futur. Ça a été une grande frustration de ne pas pouvoir intégrer cette envie dans la pièce. J’avais imaginé énormément de scénarios que j’ai dû à contre-cœur écarter d’emblée. Cette question de « l’après » était pour moi tout sauf de la distanciation sociale. C’est quelque part comme si la pièce qui souhaitait proposer un « après » généreux, empathique, englobant, caressant, ne pouvait parvenir à cet idéal, et c’est à un « après » âpre de la réalité qu’elle doit se confronter. D’ailleurs je peux constater autour de moi que plusieurs chorégraphes s’intéressent depuis quelques années aux formes immersives et inclusives et j’ai peur que ce type de projets soit devenu problématique et qu’on se retrouve à (re)faire des formes traditionnelles en réponse aux contraintes imposées par les règles sanitaires.

Vos dernières pièces trouvent leur terreau de réflexions dans une pensée politique et engagée. Comment AFTER s’inscrit dans ce cheminement ? 

Ces dernières années j’ai eu besoin de poser ma recherche dans un contexte réel et penser des pièces qui répondent au présent et à un contexte politique. Mon solo Soulèvement en 2018 était une manière de questionner ce qui restait de l’histoire des luttes et de la volonté des peuples à se soulever tandis qu’AFTER se projette vers demain à travers la question de la crise écologique. Avec ces deux pièces, je mets en perspective ces questions contemporaines et brûlantes à travers l’endroit de la danse, du corps, et par extension, le lieu du théâtre. C’est pour moi toujours une manière d’interroger pourquoi on fait de la danse, pourquoi on fait des spectacles, pourquoi on va au théâtre, pourquoi tout ça existe encore. AFTER c’était vraiment un désir de parler de l’effondrement et comment la danse pouvait répondre à cet enjeux là. J’avais envie de collaborer avec un groupe de danseuses et danseurs avec qui partager cette recherche entreprise avec les deux dernières pièces et de créer un monde qui s’effondre au plateau. Je sais aujourd’hui qu’AFTER est la conclusion de ce cycle de pièces. Je crois que j’ai désormais besoin d’aller vers quelque chose de plus ouvert, qui s’extrait un peu plus du réel. Les questions de politique et de résistance seront sans doute toujours là mais placées à des endroits qui ne seront sans doute pas explicités.

Dans la continuité de Turbulence et Soulèvement, le processus dAFTER a commencé par un travail de recherche avec une documentaliste, ici sur les archives liées à la crise écologique depuis les années 70. Pouvez-vous revenir sur les matériaux que vous avez collectés et à partir desquels vous avez travaillé ?

Parmis les matériaux que nous avons sélectionné, il y a des textes issus de certaines COP (réunion annuelle des États pour fixer les objectifs climatiques mondiaux, ndlr.), des discours d’Extinction Rebellion (mouvement social écologiste qui revendique l’usage de la désobéissance civile non violente afin d’inciter les gouvernements à agir dans le but d’éviter les points de basculement dans le système climatique, la perte de la biodiversité et le risque d’effondrement social et écologique, ndlr), des entretiens d’enfants parlant de l’an 2000, etc. Nous retrouvons également une archive de René Dumont (agronome français, connu pour son combat pour le développement rural des pays pauvres et son engagement écologiste, ndlr) ou encore une archive du Club de Rome (groupe de réflexion qui acquiert une notoriété mondiale à l’occasion de la publication du rapport Meadows en 1972 qui constitue la première étude importante mettant en exergue les dangers, pour l’environnement et donc l’humanité, de la croissance économique et démographique que connaît alors le monde, ndlr) qui était en quelque sorte les premiers lanceurs d’alerte. L’idée était d’avoir un premier bain théorique et historique à partir duquel on allait travailler. C’était impressionnant de voir des scientifiques, des activistes, parler d’écologie, de mettre en perspective leurs paroles à l’échelle du temps et de constater que c’est toujours les mêmes mots alarmistes qui sont utilisés aujourd’hui. Pouvoir mettre en relation ces archives qui s’étalent sur plus de quarante ans permet de révéler une dimension que je considère comme importante : le déni de l’Homme face à une situation presque apocalyptique.

Comment avez-vous imaginé ce « monde qui s’effondre » au plateau ?

Je savais dès le départ que ça allait être un spectacle construit comme une épopée, que la pièce allait prendre de la place, aussi bien dans le temps que dans l’espace. J’ai tout de suite imaginé une scénographie assez hostile pour les interprètes, une sorte de grande montagne, un terrain complexe à arpenter mais aussi un terrain de jeu qui les met à l’épreuve. Je savais que je voulais travailler avec des volumes, sur lesquels les interprètes peuvent grimper, glisser, tomber, mettre en jeu des actions assez brutes. Assez rapidement on a eu envie de faire – avec le scénographe Julien Peissel – un décor post-apocalyptique avec des déchets, avec une sorte d’habitation faite de bric et de broc, d’objets de récupération, etc. Je souhaitais aussi que cet espace soit destructible afin qu’on puisse avoir une scène complètement vide où tout est envisageable, comme faire table rase du passé, revenir à zéro afin d’essayer de penser à quelque chose d’autre. L’univers sonore imaginé par Gaspard Guilbert accompagne cette évolution. Il y a d’abord l’idée d’une « fête d’hier » qu’on entendrait de l’autre côté d’un mur, puis de tricoter avec des archives audio, de les faire exister comme des acouphènes ou des hallucinations qui sortent de la tête des interprètes, une bande son qui s’effrite, qu’on écoute sous état d’ébriété, sous produits hallucinogènes. Puis dans un second temps, imaginer un paysage sonore avec des sons bruts, de nature qui essaie de se réinventer sur des débris. L’ambiance sonore de la dernière partie du spectacle est quant à elle plus rétro futuriste avec des références cinématographiques, notamment à 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, à de la science-fiction vintage, etc.

D’un point de vue de l’écriture chorégraphique, AFTER est très différent de tes précédentes pièces. Les corps y sont débridés, décomplexés, semblent avoir de larges marges de manœuvre, etc. Avez-vous développé des outils spécifiques de composition ou d’écriture ?

Même si le groupe semble être en roue libre pendant presque tout le spectacle, la trame reste précise avec des systèmes d’improvisation qui sont assez exigeants. J’ai voulu développer le travail de recherche que j’avais initié dans la dernière partie de Soulèvement. Il s’agit d’être le plus poreux à toutes les informations extérieures, d’être dans une sorte de naïveté profonde, de lâcher prise et d’avoir en même temps la capacité de se renouveler sans cesse. J’ai essayé de transmettre cette pratique même si c’est impossible d’être au degré zéro de décision, surtout avec des corps qui réfléchissent tout le temps. L’idée est de se laisser traverser par les informations qui nous entourent et de se jeter constamment dans le présent, sans anticipation. Les stimuli sonores, visuels, l’espace qui se présente devant nous spontanément viennent influencer la danse au fur et à mesure que le corps compose et réagit aux éléments extérieurs.

Comment s’est traduit ce travail avec les interprètes ?

Dès les premiers laboratoires de travail, j’ai proposé des improvisations fleuves de 2h qui posaient des situations. À l’intérieur de celles-ci, des conditions d’improvisations devaient être mises en jeu. Par exemple, pour la première partie, que j’imaginais comme une « fête engloutie », nous n’avons pas à proprement travailler des « gestes de danse » mais plutôt des systèmes d’incarnation et d’états de corps hallucinés, en ébriété, au bord du gouffre, comme « avoir la nausé », « avoir le vertige », « se sentir phoque », « trinquer cyniquement 2020 », « ramper dans la boue », « avoir le corps gelé », « être un zombie », tout en s’appropriant l’espace du théâtre devenu un terrain de jeu à arpenter, qu’il s’agisse de la scénographie au plateau, ou des gradins. Puis dans la seconde partie, que je vois comme une fantasmagorie de l’après, nous avons davantage travaillé sur une forme de dilatation des corps, poreux et à l’écoute, mené par la respiration, comme un retour aux sources. L’écriture est une cascade construite de réponses à des stimuli exogènes, chacun des gestes se déroulent en échos aux autres. Cette porosité peut être celle de l’amour ou de l’empathie. Il n’y a plus de cerveau, on ne cherche aucune anticipation. Dans ce sens, nous avons aussi travaillé « l’animal » dans l’humain, comme si cette quête était finalement un retour à la nature, en ré-incarnant des réflexes animaux ou les mobilités d’un animal tout en cherchant des endroits de jeu et d’écart souvent loufoque entre cet animal et nous. Nous avons par exemple regardé des tutoriels vidéos de Terry Notary qui est un coach qui encadre des acteurs devant incarner des monstres ou des animaux. Son travail autour de la gestuelle des primates l’a d’ailleurs amené à jouer dans plusieurs films de La planète des singes ou dans The Square de Ruben Östlund (il y incarne l’artiste performeur « homme-singe », ndlr). En tant que danseur contemporain nous n’avons pas forcément l’habitude d’être dans un « jeu figuratif » et ce type de situation peut être rapidement ridicule, en termes de pudeur ce n’était pas si simple à jouer.

La première d’AFTER aurait-dû initialement avoir lieu en novembre 2020 à la Maison de la Culture d’Amiens et la conjoncture actuelle n’a pas permis que la pièce puisse avoir la tournée initialement prévue. Comment vivez-vous ces multiples reports et l’absence de confrontation (à de réels publics) ?

Ça a été surtout dur l’automne dernier de se dire qu’on ne jouera pas la première. Je suis artiste associée à La Maison de la Culture d’Amiens depuis plusieurs années et j’avais hâte de pouvoir revoir ce public, spécialement avec cette pièce. Pour les avoir souvent rencontré, lors d’ateliers et des précédents spectacles, je sais qu’ils sont très friands de ce type de forme débridée. Je me souviendrais longtemps d’une présentation de Soulèvement à Amiens où le public était tellement surchauffé que les spectateurs tapaient et criaient d’excitation, je n’avais jamais vu ça ! D’habitude, dans cette pièce, c’est moi qui explose et le public qui regarde en silence. Aujourd’hui j’ai vraiment hâte de retrouver certains publics, je fantasme de voir comment les spectateurs peuvent réagir face à cette proposition. J’ai hâte de le vivre car pour moi le spectacle n’a pas encore eu lieu dans sa nature profonde. Nous avons pu jouer cette pièce devant des professionnels mais ce n’est pas pareil, l’énergie n’est pas la même, ce n’est pas les mêmes sensations. Et ce « manque » joue beaucoup sur le regard et le choix de certains programmateurs, qui je pense ont du mal à imaginer la réaction de « leur public » face à ce type de pièce ovni. Ne pas pouvoir jouer devant un vrai public de spectateurs n’a pas permis, je pense, à certains programmateurs de se projeter. Avec le contexte de la crise sanitaire et de la fermeture prolongée des salles, je pense que les programmateurs ne vont pas prendre de risques à programmer un projet hors norme comme celui-ci, qui nécessite un grand plateau donc par extension avec de grandes jauges, surtout si c’est une chorégraphe qui n’a pas l’habitude de remplir de grandes salles. Du moins j’ai cette sensation là, que la saison à venir sera sans risque, avec des valeurs sûres, sans grandes surprises.

AFTER, conception et chorégraphie Tatiana Julien, scénographie Julien Peissel, création musicale et sonore Gaspard Guilbert, création lumière Kevin Briard, documentation (archives sonores) Catherine Jivora, costumes Catherine Garnier, avec Mathieu Burner, Sidonie Duret, Anna Gaïotti, Julien Gallée Ferré, Clémence Galliard, Florent Hamon, Gurshad Shaheman et Simon Tanguy. Photo © Hervé Goluza.

Le 11 mars 2022, à la Maison de la Culture d’Amiens
Le 29 mars 2022, au Phénix à Valenciennes, festival Le Grand Bain
Le 17 mai 2022, à l’Espace des Arts, scène nationale Chalon-sur-Saône