Photo © Rania Moslam

Simon Mayer, Faire sonner le mouvement

Propos recueillis par François Maurisse & Wilson Le Personnic

Publié le 28 février 2018

À mi chemin entre la danse, la performance et la création musicale, le travail de Simon Mayer prend sa source dans une recherche menée sur les conditions rituelles du spectacle, de la danse et du corps. Avec le solo SunBengSitting, plus tard déployé en pièce de groupe dans Sons of Sissy, et sa prochaine création Oh Magic, le chorégraphe et danseur autrichien engage au plateau des corps collectifs, épidermiques et musicaux, aux prises avec des problématiques sociales et anthropologiques.

SunBengSitting est un solo qui a inauguré un cycle de pièces de groupes. Comment cette première pièce est-elle née ?

J’ai grandi à la campagne, dans une ferme, avant de déménager à Vienne pour rejoindre l’Ecole du Ballet de l’Opéra. Lorsque que j’ai commencé à travailler sur SunBengSitting, j’avais le désir de me sentir à nouveau au coeur de la nature, alors j’ai décidé de faire la faire entrer dans le studio de répétition, j’y ai ramené des morceaux de bois, de la sciure… À mes yeux, les studios, comme les théâtres, sont des espaces stériles où je suis obligé de passer tout mon temps quand je dois mener à bien une production.

La pièce est fondée sur l’appropriation contemporaine de danses folkloriques. Comment avez-vous choisi ces matériaux ? 

De façon très intuitive. Je me suis beaucoup penché sur les danses et les musiques folkloriques, et j’ai essayé de créer ma propre danse autobiographique et syncrétique. Une nouvelle forme est alors apparue, une forme beaucoup plus universelle que celles que je connaissais. Et la meilleure façon de tout connecter, toutes les formes folkloriques, c’était de tourner sur moi-même… Quand je voulais arrêter de ressasser ou que je voulais me défoncer un peu, je tournais. C’était aussi fondamental pour moi de construire un objet sur le plateau… J’ai ce rondin de bois, ce morceau de nature que je transforme en banc, dans une confrontation entre le corps nu et la tronçonneuse…

Ce banc en bois a-t-il une histoire particulière ?

C’est un symbole de quiétude, de calme, de réflexion et de méditation. Ma mère est toujours étonnée de me voir méditer et faire des retraites. Un jour elle m’a raconté que mon grand-père paysan faisait la même chose, il s’asseyait sur son banc en fin de journée pour contempler ses champs et le travail accompli… La méditation du fermier.

Quels étaient les enjeux de s’emparer de ces danses issues du folklore, codifiées et chargées d’histoires ?

Il était très important pour moi d’essayer de libérer les musiques et les danses folkloriques des problématiques liées au genre, à son passé et son présent associés au fascisme et à la droite, son conservatisme et leurs aspects surannés. J’avais envie d’en faire une forme universelle, qui rassemble les gens, dans un costume tout aussi universel : la nudité. En somme, je voulais contrebalancer une certaine tendance politique à laquelle on doit faire face aujourd’hui. Au-delà d’être des performances, SunBengSitting et Sons of Sissy sont également des rituels libératoires, des sortes de catharsis alpines.

Peut-ont voir Sons of Sissy comme la petite soeur de SunBengSitting ? 

Sons of Sissy explore la dynamique de groupe inhérente aux danses et musiques folkloriques, alors que SunBengSitting se concentre sur l’individu. Dans ce travail, se déploie un univers dans lequel les danses folkloriques sont libérées, dans lequel un homme peut danser une danse de couple avec un homme, dans lequel deux hommes peuvent se toucher sans être nécessairement catégorisés…

Vous y partagez le plateau avec trois hommes, quels récits communs fédèrent ce groupe ? 

Matteo et moi, nous venons de la campagne, et Sons of Sissy est assez autobiographique pour nous deux. Manuel et Patrick viennent de la ville, ils ont dû tout apprendre. Ils nous ont permis de porter un regard nouveau sur ses formes traditionnelles, de nouvelles perspectives. Manuel est anthropologue, il nous a beaucoup appris sur les coutumes et les rituels d’autres cultures. Nous n’avons donc pas seulement travaillé sur les danses alpines, mais nous nous sommes beaucoup rapproché de coutumes africaines, latino-américaines …

Quelle est la nécessité de la nudité dans Sons of Sissy ? 

Il s’agissait de proposer une libération. Le corps, c’est l’unique chose que nous partageons tous et personne n’accepte jamais son corps à 100 %. Quand ils s’agit de son physique, tout le monde éprouve des doutes, du dégout, de la peur. On peut dire que nous sommes quatre beaux garçons sur le plateau, alors qu’est ce qu’on aurait à dire sur le fait de ne pas assumer nos corps ? Pour moi, ici, la nudité nous connecte tous, à la différence des autres costumes traditionnels qui ont tendance à nous différencier.

La nudité insiste également sur votre tentative de décontraction de la masculinité…

Il s’agissait d’essayer de soigner une sorte de trauma partagé par toute la population masculine, de montrer qu’on peut véritablement être qui on veut. Sons of Sissy traite de l’identité masculine, de façon à se débarrasser des étiquettes et des points de vue arriérés. C’est très bien d’être doux, de toucher un autre homme, de pleurer, d’accepter sa part féminine. C’est aussi très bien de se saisir de son énergie masculine, d’être en colère, fâché, agressif, de crier, de mesurer sa force, de lutter – tant que c’est fondé sur le soin et l’amour. L’idée, en choisissant ces hommes comme performeurs, c’était de pouvoir proposer un spectre d’identification très large : nous avons des tailles, des corps, des pénis et des muscles très différents.

Ces deux performances ont pour point commun de vous engager autant comme danseur que comme musicien. Quels sont les enjeux de ce double statut ?

Aucuns enjeux, juste le plaisir ! Je suis aussi musicien, j’adore écrire des chansons. Je préfère d’ailleurs dire que je compose mes performances plutôt que je les chorégraphie. Le plus important pour moi dans le travail, c’est de réussir à faire « sonner » un mouvement, de créer des harmonies entre les scènes, de déployer un rythme, ou un pouls. Je fais pas vraiment la différence entre la musique et la danse, le son et le mouvement, le bruit et le chaos physique, tout n’est qu’un.

Vous avez grandi en Autriche, quels relations aviez-vous à la danse pendant votre enfance et votre adolescence ?

Beaucoup de bons souvenirs. J’ai appris le yoddel avec mon père et je faisais partie d’un groupe de danse folklorique. C’était mes premières interactions avec des filles, des grandes fêtes … mais aussi beaucoup de confrontations politiques. Dans les groupes de danses folkloriques, il y a beaucoup de membres de droite, fascistes, racistes … Parfois les gens disaient des choses racistes sans même comprendre qu’ils étaient racistes. J’essayais, par compassion, de les faire bouger doucement de leurs points de vues ancestraux, en engageant un dialogue avec eux.

Comment ce public, originaire de la Haute-Autriche, a-t-il réagi à votre spectacle ? 

Une partie des spectateurs ont été choquée à cause de la nudité et de ce qu’ils ont appelé « le viol de la culture folklorique ». Mais une autre partie a été soulagée et enthousiaste du potentiel libérateur que ces traditions portent toujours. Elles sont toujours bien vivantes !

Beaucoup de chorégraphes s’approprient aujourd’hui ces danses dites folkloriques, à vos yeux, quels sont les enjeux dans le fait de se ré-approprier aujourd’hui ces danses ? 

Cet attrait pour les danses ancestrales, ça touche aussi à la question de l’inspiration des artistes. A partir d’où créons nous ? Et dans quel but ? Pour moi, c’est dans le but de partager un point de vue, une perception, une danse, une musique, une façon de vivre, un rituel… Et en ce moment, la politique traverse une période de repli sur les valeurs de la droite. Mais c’est vraiment encourageant que les artistes se saisissent aussi de ces questions identitaires, dans l’idée de les prendre à revers de leur instrumentalisation. Que des artistes s’intéressent à ces danses permet de les libérer et de les dépouiller des images qui y ont été associées, en en interrogeant plutôt les origines spirituelles, rituelles, spontanées …

Ces deux pièces jouent également sur les notions d’endurance et de cadence. Qu’est ce qui vous intéresse dans cette dépense d’énergie ? 

Le pouvoir de transformation et de transcendance. Ce facteur d’endurance est commun à beaucoup de rituels. Il ne s’agit pas seulement d’encourager la douleur et l’épuisement, mais de surpasser cette douleur par le lâcher-prise. La douleur va et vient, les émotions vont et viennent. L’endurance créé aussi beaucoup de compassion et d’empathie de la part du public, car nos mouvements, la danse, les tours, les courses ont vraiment un effet sur lui. Le pouls joue aussi un rôle là-dedans… C’est vraiment différent de la régularité d’un métronome, c’est un rythme vivant, qui parfois ralentit ou accélère, comme notre rythme cardiaque ou notre souffle.

Avec votre dernière création Oh Magic, vous continuez cette exploration entre danse et musique. Quels en sont les enjeux ?

Il s’agissait de partir d’une définition très large de la magie : la magie de la simplicité, d’un corps qui bouge sur un plateau, un instrument qui produit une note, la magie des effets théâtraux, des lumières, des sons, des robots, de la technologie… Sur le plateau il y un piano qui se met à jouer tout seul de la musique, c’est donc une machine… Et puis il commence à faire des blagues, et le public se met à rire. Il y a aussi un pied du micro qui soudain commence à bouger, qui est un peu humain. À partir de cette idée de départ, il s’agissait de créer un concert rituel et festif pendant lequel les machines et les humains jouent ensemble.

Comment cette partition s’est elle échafaudée ? De manière empirique ?

En quelque sorte, mais les machines ont largement défini les matériaux. J’ai travaillé avec des musiciens, en les poussant à exploiter leurs capacités performatives. La pianiste Clara Frühstück et le designer sonore Tobias Leibetseder sont devenus de très bons danseurs et performeurs. Ma manière de travailler s’est également désaxé : ici, j’ai plutôt oeuvré à faciliter le travail des autres, je suis devenu un chorégraphe de l’atmosphère, j’essayais de la rendre propice à l’épanouissement des interprètes.

Au regard de vos précédentes performances, qui semblaient s’intégrer dans une veine homemade, Oh Magic semble tendre vers un univers plus technologique. Pourquoi ce virage ? 

Il y a tellement de scénarios pessimistes quand il s’agit de penser le futur… Les robots qui prennent le contrôle du monde, qui tuent ou rendent esclaves tous les humains… Cette performance tente de prendre le contrepied de ces idées, et de proposer une fiction dans laquelle nous pouvons vivre paisiblement avec les avancées technologiques. Il s’agit même, dans cette performance, de partager avec les machines une certaine spiritualité et des rituels !

Photo © Rania Moslam

Du 28 au 30 mars, Sons of Sissy, au Centre Pompidou à Paris