Photo 20181216

Liz Santoro & Pierre Godard « Nos recherches explorent depuis toujours des questions de porosité »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 7 août 2020

Liz Santoro et Pierre Godard développent depuis 2009 une recherche dont les principes d’écriture se frottent à différentes disciplines dont les deux artistes sont issus, : de la danse et des pratiques somatiques pour la première, de la recherche en informatique théorique et linguistique ainsi que du théâtre pour le second. Ensemble, ils imaginent des processus de création où les outils de chacun se conjuguent au profit de dispositifs et performances où le corps et l’esprit du danseur est toujours mis à l’épreuve. Cet entretien avec le duo franco-américain est l’occasion d’aborder les réflexions qui circulent à l’intérieur de leur recherche chorégraphique et de voir dans quelle mesure la crise sanitaire que nous traversons depuis plusieurs mois a questionné ou déplacé leur travail.

Pierre, Liz, vous collaborez étroitement depuis 2009. Je suis curieux de savoir comment depuis dix ans vos recherches respectives se frottent et se nourrissent l’une l’autre. En danse, mais aussi en informatique théorique et linguistique.

Cela fonctionne comme une conversation autour de sujets ou de questions qui nous fascinent tous les deux, et chacun y contribue en fonction de son histoire, de ses connaissances, de sa subjectivité. Une question, par exemple, pourrait être : « comment rendre visible l’information qui circule entre des corps soumis au regard d’un public ? ». Nous pouvons aborder cette question sous l’angle de la théorie de l’information et construire la partition d’une pièce comme For Claude Shannon autour des concepts d’entropie, de variabilité, de codage de l’information, de redondance, etc., mais en effet ces principes d’écriture se frottent immédiatement à des questions d’anatomie, de pratiques somatiques, de performativité. Toutes nos pièces explorent de diverses manières des points de contact possibles entre les médiums que sont le texte et le mouvement, et cherchent à donner forme à la tension créée par une analogie ou un transfert entre ces médiums. La danse, si on l’approche de manière très générale comme un art du mouvement, subsume beaucoup de questions apparemment spécifiques au théâtre, et en particulier celles relatives à l’acte de parler, qui est une danse de l’appareil phonatoire (poumons, plis vocaux, langue, lèvres, fosses nasales, etc.) et du système nerveux central. 

De Relative Collider à votre dernière création Stereo, vos processus de création intègrent des outils technologiques. Qu’est-ce qui anime votre intérêt pour ces outils en particulier ? Quels potentiels chorégraphiques offrent-ils « de nouveau » ?

Ce sont d’abord des outils d’exploration et de jeu qui, sous la forme d’algorithmes ou de principes structurels dans l’écriture, nous forcent à sortir de nos zones de confort et mettent en question nos préférences esthétiques. Dans ce sens nous héritons d’un certain nombre d’idées de la modernité américaine, et par exemple de l’usage de l’aléatoire – à l’instar de celui qu’en fait John Cage – comme moyen de se déprendre de notre égo, de nos réflexes, de manière à explorer des formes nouvelles. Mais la différence dans notre démarche, comme le fait remarquer le chercheur américain Douglas Eacho, c’est que nous cherchons aussi à rendre visible la tension créée par cette contrainte algorithmique sur les corps des danseuses et des danseurs, et que cette contrainte n’est pas seulement compositionnelle, elle est aussi performative. Il nous semble qu’au lieu d’affirmer sur le plateau, et de manière souvent naïve, le postulat d’une liberté expressive, il est plus important – et émancipateur – de chercher à créer de l’espace à l’intérieur d’une contrainte donnée. Autrement dit, partir de la contrainte et tenter de la subvertir ou de la faire exploser. C’est ce processus, cet effort, cette insistance parfois désespérée, que nous cherchons à donner à voir. 

Vos pièces développent des protocoles et des systèmes d’écriture complexes souvent pilotés par des logiciels et/ou des technologies. Quelles places donnez-vous aux pratiques somatiques, à l’expérience « sensible », dans vos processus ?

C’est une très bonne question car nous sommes conscients que notre travail peut parfois sembler dry à certains spectateurs. Pourtant l’expérience sensible, la perception, le somatique, sont toujours au centre de nos préoccupations, c’est de là que tout part et que tout revient. S’il y a une certaine rigueur formelle dans nos pièces, et qu’elles abritent des structures ou des protocoles plus ou moins rigides, c’est précisément parce que l’enjeu du travail est de déformer ces structures, d’explorer un espace nouveau à l’intérieur de ces contraintes. Les questions scientifiques que nous intégrons dans le processus d’écriture jouent un rôle d’amorce ou d’énigme pour mettre en tension nos pratiques somatiques, mais elles ne sont pas du tout traitées en tant que questions scientifiques. Le malentendu qui existe parfois vient sans doute du fait qu’il est plus facile (pour nous, pour le public, pour les théâtres, pour les journalistes) de parler des concepts, des protocoles, ou des technologies, que de parler de ce qui émerge des corps sur le plateau et qui, si nous avons un tout petit peu réussi, va d’abord résister au discours, et ouvrir plutôt sur un espace de questions et de sensations. Nos recherches explorent depuis toujours des questions de porosité, d’échange entre les corps et de circulation de l’information. Or l’épidémie actuelle a rendu les gens plus conscients de la porosité de leurs corps, et nous pensons que ce travail a plus de sens que jamais aujourd’hui. Mais paradoxalement, il a aussi été rendu impossible par les mesures sanitaires qu’il était nécessaire de prendre.

En parlant des mesures sanitaires et des consignes de distanciation qui en résulte, je pense à votre dernière pièce, Stereo, qui faisait intervenir en live et à distance une interprète depuis New York via un flux vidéo.

Oui, une des questions centrales de Stereo était de comprendre si l’on peut sentir le corps de quelqu’un d’autre à distance, et d’essayer de mesurer la distance qui nous sépare de nous-mêmes. Bien sûr la pièce résonne un peu différemment aujourd’hui, et on peut se demander ce que les gens éprouvent en faisant des rendez-vous en visioconférence, quelle compensation l’image donne-t-elle à la distance, ou bien comment nous parvenons à lire le corps des autres à l’écran ? On pourrait imaginer une version de Stereo où le public lui-même est à distance. Mais si l’on vient physiquement dans une salle de spectacle, c’est que l’autorisation qu’on y trouve de lire des corps est augmentée par la proximité, la profondeur du champ, quelque chose de la nuit sexuelle dont parle Pascal Quignard. Certains collaborateurs ont observé avec humour que nos pièces étaient « corona-compatibles » car les danseuses et danseurs ne se touchent jamais. Mais ça n’a jamais été une règle, seulement le produit de processus particuliers, avec leurs nécessités. Et peut-être que le déficit de peau que nous avons tous actuellement va susciter au contraire un appétit pour des pièces où les danseurs se touchent beaucoup !

La crise sanitaire que nous traversons a-t-elle modifié votre réflexion sur votre propre pratique ?

Notre pratique a surtout d’abord été interrompue, les spectacles et les répétitions étant annulés. Et puis nous avons eu l’expérience étrange de voir interdit, car rendu toxique par l’épidémie, tout ce qui fait habituellement le sens de notre action au quotidien : le travail du plateau et la fabrication de formes pour la scène, l’échange avec le public, le partage de l’espace-temps de la représentation. Dans ce contexte, et malgré diverses sollicitations, il nous semblait difficile, voire contre nature, de chercher à nous exprimer ou produire quelque chose qui attire l’attention sur nous-mêmes. Il nous semblait au contraire qu’il fallait profiter de cette suspension imposée pour écouter, respirer, tenter de prendre soin les uns des autres, et donner aux autres notre attention. Bien sûr nous espérons que cet événement majeur pourra changer les lignes, rompre certaines inerties et créer de l’espace là où il n’y en avait pas. On a pu lire que la crise sanitaire avait réussi à faire en trois mois ce que des années d’activisme écologique n’avaient pas rendu possible. Est-ce que pour le spectacle vivant ça va reprendre comme avant, ou bien les artistes vont-ils trouver l’énergie pour de nouvelles utopies sensibles et politiques ? Pour l’instant il semblerait que le monde du spectacle vivant soit occupé par la reprise, et la précarité économique de beaucoup de compagnies indépendantes ne laisse pas forcément beaucoup d’espace à l’utopie. Pour ce qui est des compagnies de danse, nous n’avons pas l’impression qu’il existe beaucoup d’endroits ou de plateformes pour échanger sur ces sujets. Il y a des initiatives ponctuelles mais dans notre expérience elles ont rarement une durée de vie qui permette une transformation ou de réels changements de paradigmes. C’est très angoissant pour nous d’imaginer un retour à la normale qui ne tirerait pas de leçons de cette crise.

Ce sentiment d’impuissance ne révèle-t-il pas déjà un problème présent depuis déjà très longtemps : l’insularité des artistes ?

Le système de production produit cette insularité. Beaucoup de gens pointent depuis longtemps le fait que le milieu du spectacle porte souvent des idées humanistes, ou dites de gauche, mais qu’il est structuré de manière très libérale dans son fonctionnement, dans les rapports de pouvoir qui s’y jouent. Il y a très peu de temps disponible pour des échanges et des rencontres « non productives », et la capacité qu’ont les artistes à faire leur travail dépend peu des échanges qu’ils ont avec leurs pairs, mais du soutien institutionnel qu’ils sont capables d’obtenir. Tout le monde est occupé à faire des dossiers, des demandes de subvention, à montrer ses propres productions. Comment dans ce contexte échapper à l’insularité ? Nous nous posons en permanence, certainement comme beaucoup d’autres, la question de notre utilité à l’échelle de la société. Une partie de la réponse c’est que l’art est utile justement parce qu’il n’obéit pas à un critère d’utilité facile à définir. Mais, au-delà, si nous parvenons à créer de l’échange et du commun entre artistes, peut être que nous pourrons avoir une masse critique transformative. Nos enjeux ne sont pas nécessairement toujours ceux des autres, mais si nous trouvons le moyen de nous organiser collectivement sur des combats qui dépassent nos subjectivités, peut-être que nous échapperons à ce sentiment d’impuissance.

Vous allez présenter à la rentrée Tempéraments à l’Atelier de Paris en collaboration avec le musicien Maxime Echardour. Est-il possible de revenir sur cette rencontre et l’histoire de ce projet ? Comment cette nouvelle collaboration déplace-t-elle votre recherche ?

Cette performance résulte d’une invitation de l’Instant Donné et de Maxime Echardour en juin 2019 pour le « Dernier dimanche du mois » à La Marbrerie à Montreuil. Cette rencontre avec Maxime Echardour nous a permis d’expérimenter différentes manières de repenser le lien entre la danse et la musique, le son et le mouvement. De manière analogue à ces points de contact entre le texte et le mouvement que nous évoquions plus tôt, nous nous intéressions à l’idée d’un échange de nos médiums, avec l’envie de voir ce qu’il se passe quand une danseuse interprète une partition musicale et quand un percussionniste s’approprie le mouvement d’une pièce de danse. En expérimentant cela au cours de brefs laboratoires, nous avons découvert de nouvelles possibilités d’écriture chorégraphique, ainsi qu’un désir d’examiner certains aspects performatifs de l’interprétation musicale. En définitive, cette rencontre et cette invitation ont ouvert une toute nouvelle conversation dans notre travail.

Comment cette recherche a-t-elle pris forme au plateau ?

Tempéraments renoue avec une forme – celle du « concert » – et se compose de trois pièces courtes, que l’on peut voir comme trois mouvements. La pièce Weiss Weisslich du compositeur autrichien Peter Ablinger, d’abord, est une installation sonore manipulée par une ou plusieurs personnes, et que Maxime a transmise à Liz. Une courte pièce écrite à partir de matériaux d’une pièce de danse, Relative Collider, créée en 2014, lui succède, mais cette fois-ci c’est Liz qui a transmis le mouvement à Maxime, et ce mouvement a été agencé en écho à la pièce d’Ablinger, en travaillant sur un principe polyrythmique. Enfin, le dernier mouvement procède du collage et de la superposition de deux pièces indépendantes et jouées simultanément: d’un côté, Side by Side, solo de percussion du compositeur Michio Kitazume, de l’autre une compression de Stereo, le solo pour Liz dont nous parlions plus tôt. Nous avons aujourd’hui l’envie de développer cette collaboration avec l’Instant Donné en nous donnant plus de temps et de moyens au cours des deux prochaines années.

Liz Santoro et Pierre Godard auraient dû participer au festival June Events 2020. Suite au report des spectacles la saison prochaine, l’Atelier de Paris / CDCN a souhaité donner la parole aux artistes initialement programmé·e·s du 2 au 27 juin. Photo © Consulat général de France à Shanghai.

Liz Santoro et Pierre Godard présenteront Tempéraments le 12 septembre 2020 à l’Atelier de Paris et Stereo les 2 et 3 octobre au festival Actoral.