Photo Pierre Nydegger

Claire de Ribaupierre & Massimo Furlan, Dans la forêt

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 11 novembre 2020

Depuis toujours, la forêt nourrit les imaginaires, perçue tour à tour comme un lieu de mystère, de peur, de refuge ou d’aventure initiatique. Le grand écrivain naturaliste américain Henry David Thoreau n’a cessé d’exprimer, dans ses écrits, son aspiration profonde à la nature et sa fascination quasi spirituelle pour la forêt. Dans son essai De la marche, il écrit : « Quand je veux me recréer, je cherche le bois le plus sombre, le plus épais et le plus interminable, et, pour les citadins, le plus lugubre marécage. J’entre dans un marais comme en un lieu sacré, un sanctum sanctorum, Il y a la force, la moelle de la Nature. » Avec Dans la forêt, Claire de Ribaupierre et Massimo Furlan proposent une expérience physique et sensorielle hors du commun : celle de parcourir les sentiers d’un bois au clair de lune. En silence dans une forêt épaisse et noire, aux aguets des moindres bruits environnants, un paysage fantastique se dessine dans l’obscurité et l’imaginaire exacerbé de chaque spectacteur·rice·s-randonneur·se·s. Rencontre.

Vous travaillez en duo depuis près de 20 ans.  Comment s’est développée cette écriture commune au fil des années et des créations ?

Claire de Ribaupierre : Nous vivons ensemble, et nous travaillons ensemble. Ces deux sphères sont intimement mêlées, à tel point que parfois il devient difficile de discerner où la vie privée s’arrête et où le travail commence, quand un projet prend naissance, qui initie quoi, comment les idées se transforment en geste artistique. Nos projets émergent souvent d’un état de rêverie, de discussions continues, d’observations partagées. La plupart du temps, nous cosignons les pièces, car nous passons constamment d’un rôle à l’autre, d’un point de vue à un autre, pris dans le courant mouvant de la création. Mais si l’on devait distinguer nos fonctions respectives, Massimo imagine les images, les dispositifs, les situations scéniques, tandis que moi, j’assume plutôt le rôle de dramaturge, en construisant la narration, la structure, en apportant des références et des articulations théoriques. Il arrive aussi que Massimo signe seul certains projets, notamment des performances plus personnelles comme International Airport (2004), Tunnel (2015), ou encore celles qui explorent son rapport à la mémoire, au football, au re-enactment. Ces projets sont souvent très liés à sa propre biographie et à un geste physique ou rituel.

Avec du recul, voyez-vous des leitmotivs dans vos collaborations ?

Massimo Furlan : On ne se pose jamais la question de la forme au départ. On peut passer d’un univers esthétique à un autre, d’un sujet très intime à un enjeu collectif. Mais ce qui reste constant, c’est notre manière de reposer à chaque fois la question du théâtre. Qu’est-ce que le théâtre aujourd’hui ? Que peut-il raconter, faire ressentir, provoquer ?À mes débuts, aux Beaux-Arts, je dessinais et peignais autour de la mémoire. Claire, à l’époque, écrivait une thèse sur les archives. Ses lectures, notamment celles de William Faulkner ou Claude Simon, ont profondément influencé ma manière de penser mon travail. Quand j’ai commencé la performance, j’ai prolongé cette recherche sur la mémoire, sur mon histoire personnelle. Cet intérêt est toujours très actif dans nos projets. Il se prolonge par une attention au récit, au témoignage. Je pense à Hospitalités (2017) ou Les Italiens (2019), où nous avons travaillé avec des retraité·e·s italien·ne·s qui jouaient aux cartes sur la terrasse du théâtre Vidy. Ces formes documentaires nous ont amené à collaborer régulièrement avec des « non professionnel·le·s » de la scène. On a aussi invité des penseur·se·s, comme dans Concours Européen de la chanson philosophique (2019) ou Les Héros de la pensée (2012), où philosophes, théoricien·ne·s, anthropologues participent à la construction scénique.

Claire de Ribaupierre : Donc oui, on peut dire qu’il y a des motifs récurrents : la mémoire, à la fois intime et collective, la communauté, le vivre-ensemble, la pensée et ses formes de transmission. Ce sont des questions qui reviennent sans cesse, mais toujours dans des formes renouvelées.

Votre nouvelle création Dans la forêt semble être une réponse urgente au contexte actuel, trouve énormément d’échos à la fois dans la crise sanitaire et écologique. Pouvez-vous revenir sur la genèse de cette création ?

Massimo Furlan : Même si ce projet paraît être une réponse directe à notre époque, son origine est bien antérieure à la pandémie. C’est le premier volet d’une trilogie que nous avons imaginée il y a plus d’un an. Depuis longtemps, la marche et la course font partie de mon quotidien. En 2006, pour la performance Numéro 10, où je rejouais les gestes de Michel Platini au Parc des Princes, j’ai dû m’entraîner physiquement. C’est là que j’ai commencé à courir dans les bois au-dessus de Lausanne, et ces forêts sont devenues un lieu familier. Plus tard, avec Claire, nous avons continué à marcher ensemble, de jour comme de nuit. En parallèle, nous avons lancé la série Travelling, qui nous permet de faire sortir les spectateur·rice·s du théâtre, en train, en bus, en bateau. Petit à petit, l’idée d’une marche nocturne, sensorielle, s’est imposée.

Claire de Ribaupierre : Ce qui nous a vraiment marqué, c’est l’intensité de l’expérience nocturne. Marcher dans le silence, dans l’obscurité, sans lumière artificielle, c’est se laisser surprendre par des sensations oubliées. Ce projet nous permet d’explorer des sens peu sollicités au théâtre : l’odorat, le toucher, la proprioception, la vision nocturne… L’imagination joue un rôle central. C’est une expérience collective, mais profondément intérieure. Nous l’avons conçue comme un acte artistique à vivre, ensemble.

Ce n’est pas la première fois que vous créez une pièce « in situ » ou pour un site spécifique. Pour vous, quels sont les enjeux de ce déplacement, en dehors de la boîte noire ?

Massimo Furlan : Je viens des arts plastiques, pas du théâtre traditionnel. Donc, très tôt, je me suis demandé : qui peut être sur scène ? Qu’est-ce qui « fait théâtre » ? Par extension, le lieu scénique est une question que j’ai voulu bousculer.Nous avons présenté des pièces dans un aéroport, un tunnel routier, un stade, une caravane… Ces lieux ne sont pas des décors, mais des partenaires. À Athènes en 2018, dans Travelling, nous sortions du bus pour pénétrer un stade de beach volley abandonné, vestige des JO de 2004. Ce genre d’expérience crée un rapport plus aigu au monde, une attention accrue aux détails, un éveil des sens que le théâtre frontal ne permet pas toujours.

Dans la forêt prend place dans les entrailles d’une forêt loin de la ville, la nuit. Comment la question de la « Nature » a-t-elle pris racine dans votre recherche ?

Claire de Ribaupierre : La question environnementale s’infiltre depuis longtemps dans notre travail. Déjà dans Les Héros de la pensée ou Après la fin, le Congrès (2015), nous convoquions des figures savantes pour parler du monde vivant disparu. Chaque intervenant improvisait à partir de mots liés au vivant : la truite, la fourmi, le vent… C’était bouleversant de voir comment ces spécialistes évoquaient avec tendresse et précision les formes de vie non humaines. Aujourd’hui, la question écologique est trop urgente pour ne pas s’inviter dans les projets artistiques. Et l’artiste travaille aussi avec le réel, avec ce qui arrive.

Massimo Furlan : Pour moi, ce projet est aussi né d’une ignorance. Je me suis rendu compte que je connaissais très peu les forêts où je cours depuis des années. Je ne sais même pas nommer les arbres. Les échanges avec des garde-forestier·ère·s nous ont appris que les forêts souffrent. La forêt est en crise, mais elle le cache bien. Ce n’est qu’en s’y plongeant vraiment qu’on commence à percevoir les signes de cette dégradation. C’est cette prise de conscience que nous voulions aussi provoquer.

Comment as-tu structuré la dramaturgie de cette expérience immersive ?

Claire de Ribaupierre : Nous avons beaucoup lu, dialogué avec des penseur·se·s de l’écologie : Vinciane Despret, Philippe Artières, David Abram, Baptiste Morizot, Robert Harrison, Peter Wohlleben… Leurs écrits ont nourri notre regard, ouvert notre attention à ce qui souvent échappe. C’est dans ces textes que notre comédien-guide puise certaines de ses interventions, des moments rares et mesurés où la parole surgit dans le silence. Et bien sûr, nous avons aussi puisé dans nos propres sensations. La peur du noir, l’enfance, les histoires de loups… La forêt active un imaginaire archaïque, puissant, presque universel.

Massimo Furlan : On propose une expérience simple, mais très difficile à revivre seul·e. Le fait d’être en groupe, guidé, génère un sentiment de sécurité. Le silence est fondamental, il nous met à l’écoute de tout, mais il crée aussi un sentiment fort de communauté. La solitude et le collectif se rencontrent. Et cela pose une question très forte : qui regarde, qui est regardé ? Dans la forêt, nous sommes autant spectateurs qu’objets d’attention pour les arbres, les animaux, les autres.

Dans la forêt est le premier opus d’une trilogie. Pourriez-vous nous en dire plus sur la suite de ce projet au long cours ?

Massimo Furlan : Les deux autres volets sont en cours de conception. Le prochain portera sur la figure du·de la chasseur·se et du·de la pêcheur·se. Il s’agira d’explorer le rapport à la proie, au paysage, à l’attente, à la trace. On envisage de partir de témoignages. Ce deuxième opus se déroulera sans doute dans un théâtre. Rien n’est encore arrêté.Le dernier volet portera sur la terre cultivée, le travail paysan, la relation à l’agriculture.

Claire de Ribaupierre : Nous aimerions travailler avec des professionnel·le·s de la terre, mais aussi avec des acteur·rice·s ayant un lien concret au monde agricole, des gens qui vivent entre la scène et le champ. Cela prendra du temps, beaucoup de rencontres, de lectures, d’explorations. Mais c’est essentiel pour interroger, à travers l’art, comment nous habitons la terre.

Vu au Théâtre Vidy-Lausanne / Hors les murs. Photo Pierre Nydegger.