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Pauline Tremblay, ONE TWO, ONE TWO

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 7 mars 2022

Réflexion sur le duo, le couple, la relation à deux, la nouvelle création de Pauline Tremblay s’inscrit dans les questionnements actuels autour du féminisme, de l’hétéronormativité et de l’institution-couple. À la frontière du concert et du spectacle de danse, ONE TWO, ONE TWO interroge, non sans humour, les scénarios androcentrés et hétéronormés de la conjugalité. Avec comme outils de résilience l’amour et la colère, la danseuse et chorégraphe signe une pièce manifeste, ouvrant de nouvelles et multiples potentialités. Dans cet entretien, Pauline Tremblay revient sur les enjeux de sa recherche artistique et sur le processus de création de ONE TWO, ONE TWO.

Dans ONE TWO, ONE TWO, vous partagez le plateau avec le danseur et musicien Sylvain Ollivier. Vous avez imaginé ce duo à la frontière du spectacle et du concert. Qu’est-ce qui vous intéressait dans cette forme hybride ?

En tant que spectatrice de danse et de concerts, je suis toujours intéressée par la façon dont chacun de ces formats de représentation, a priori proches, ont pourtant des codes très spécifiques, que ce soit dans leur processus de création ou au moment de leur réception : l’occupation du plateau, l’adresse au public, le travail de lumière, le dispositif de diffusion sonore, la posture du spectateur, les rappels, le merchandising post show… Dans ma première création Après Alien, il y avait déjà un moment de concert live. Il arrivait a priori comme un cheveu sur la soupe, comme un ovni. C’était un moment de décharge physique et émotionnelle, de saturation sonore, d’explosion de la voix. Une sorte de cri au sein d’un spectacle qui privilégie plutôt une écriture très précise, soutenue et constante. J’ai souhaité continuer cette recherche autour de la rencontre entre ces deux univers. 

Comment vos disciplines respectives ont-elles déplacé vos savoirs et vos pratiques ?

Sylvain est autant musicien que danseur. Il compose et joue pour la danse, il est aussi DJ. Le punk n’était pas forcément son registre et cela lui plaisait de se déplacer. Sylvain est surtout guitariste mais le hasard a fait qu’il se soit mis à apprendre la basse à cette période, je lui ai donc proposé d’utiliser cet instrument. Pour une question de couleur et d’énergie déjà, mais aussi parce que j’aimais l’idée qu’on sorte chacun de notre zone de confort. Dans ma première création, j’ai choisi de m’imposer une contrainte physique en étant attachée à un harnais et suspendue une bonne partie du spectacle. J’aime l’idée que la création soit l’occasion d’apprendre de nouvelles techniques, de prendre des risques, d’être dans un état de performance en partageant des choses que l’on ne maîtrise pas tout à fait… De mon côté, cette création a été l’occasion de m’atteler au travail de la voix, et de redécouvrir et d’apprendre à aimer le violon, cet instrument si ingrat et tant haï, que j’ai pratiqué une dizaine d’années en conservatoire. Une fois amplifié et branché sur des pédales d’effets, une fois la partition abandonnée, une fois le fantôme de mon professeur tortionnaire évanoui ! J’ai commencé à m’autoriser à être musicienne. Nous sommes donc deux danseurs qui faisons de la musique autant que deux musiciens qui dansons. Ce sont ces deux mêmes corps qui font ces deux choses. Nous sommes aussi hybrides, comme performers, que le format du spectacle lui-même. Ce qui m’intéresse c’est la façon dont ce switch de l’un à l’autre modifie notre posture de performer. Dès lors que l’on saisit nos micros et nos instruments ou au contraire dès lors que l’on investit le mouvement chorégraphique, notre état de corps, notre adresse au spectateur, notre relation, s’en trouvent modifiés.

Comment le médium musical entre-t-il en jeu dans l’économie de cette pièce ?

Comme je le disais, la puissance du son, de la voix et des mots, provoque une forme de décharge physique. Ces capsules  sonores viennent prendre en charge une certaine colère, intime et politique, donc féministe. La voix, en partie criée, permet d’extérioriser, de se réapproprier et de sublimer cette colère. C’est pour ça que je me suis dirigé vers un registre plutôt punk, qui est plus vindicatif que les autres : cette décharge physique est présente dans les concerts punk. Les moments de musique live viennent faire irruption dans une partition chorégraphique très précise, constante, tenue, presque précieuse par moment. Ce contraste est aussi spatial : paradoxalement, les moments de concert sont plus statiques et jouent dans un espace plus restreint et délimité du plateau. Et chaque aller et retour dans cette zone de concert est codifié. Avant que chacun de ces espaces, chacun de ces états de corps, ne débordent peu à peu sur l’autre. Il me semble que tout l’intérêt de l’hybridité, une fois chaque chose identifiée et reconnue, sont ces moments de croisement, de superposition et de confusion. Le moment où quelque chose de nouveau advient. Au sens étymologique, le terme « hybris » signifie l’union contre nature, la démesure, l’excès… Peut-être faut-il ce mouvement de débordement pour faire advenir du nouveau. Et j’espère que cette hybridité sur le plateau invitera et autorisera le spectateur à changer lui aussi sa posture de réception. Le public de danse contemporaine est en général un public plutôt sage, silencieux, concentré…

ONE TWO, ONE TWO est une réflexion sur le duo, le couple, la relation à deux, etc. Pourriez-vous en retracer la genèse ?

Après ma première création qui était un solo, j’ai voulu travailler avec une seconde personne sur le plateau. Après le 1, le 2. Alors il fallait que je parle de ce 2 là. Quelles dynamiques relationnelles sont en jeu dès lors que l’on est deux ? Au plateau ? Dans la vraie vie ? Initialement ce projet était une création avec mon partenaire de l’époque. À la manière de la collaboration entre les artistes Marina Abramovitch et Ulay, je voulais porter un couple de « la vraie vie » sur le plateau. Et tant qu’à faire, le mien. Mais vu que la vraie vie est cruelle, mon partenaire m’a quittée sans crier gare pendant le premier confinement. La création a donc forcément pris une autre tournure. Dès le départ, il s’agissait d’une pièce critique vis à vis de l’hétéronormativité et de l’institution couple, mais je l’écrivais depuis un état amoureux. J’ai donc dû continuer l’écriture depuis un état de rupture, de solitude, de colère et de chagrin. Mais finalement cette rupture disait sociologiquement et politiquement quelque chose de plus prégnant que l’état amoureux, à propos de l’amour moderne, des scripts de genres, de l’indisponibilité émotionnelle des hommes comme pouvoir de domination et de ce traquenard qu’est le couple hétérosexuel. Même si cette recherche semble s’inscrire dans un ensemble de projets féministes actuels qui gravitent autour de cette thématique, cette pièce est vraiment née d’une situation personnelle. L’intime et le narratif sont toujours à la base de mon travail. J’étais arrivé à un moment d’insatisfaction de mon statut de femme hétéro et je me suis rendue compte que je n’étais pas seule à ruminer ces questions. Puis, peu à peu, la création s’est chargée de la rencontre avec Sylvain Ollivier comme partenaire au plateau, de la joie du célibat et d’une liberté retrouvée en tant que femme et autrice. Aussi mièvre que cela puisse paraître, cette création a donc eu comme moteur l’amour et la colère. Avec l’intime conviction à l’arrivée, que ces deux émotions sont à défendre et à réhabiliter. D’un point de vue individuel et subjectif comme outils de résilience et, d’un point de vue collectif et sociétal, comme outils politiques et féministes capables d’enrayer les scénarios androcentrés et hétéronormés, si mortifères.

Votre recherche chorégraphique a pris racine dans un substrat théorique, notamment dans les écrits de Preciado, Schopenhauer, Wittig, etc. Comment ces références ont-elles nourri le processus de travail ?

A l’origine de mes deux premières créations, il y a des textes. J’ai conservé une sorte de réflexe universitaire dans ma façon de créer. Je suis accompagnée par la dramaturge Elsa Ménard dans ce travail de sélection et de montage de textes. Je passe toujours par un travail à la table avant et parallèlement au travail de plateau. Dans ONE TWO, ONE TWO, des extraits de plusieurs ouvrages sont directement cités sur scène via une voix off. Certains sont des livres de chevet, des lectures que je souhaite partager et faire résonner sur un plateau. D’autres ont pour fonction de recontextualiser la pensée dans une histoire plus globale, d’autres encore me mettent en colère. Ils sont anciens ou récents. Je cite également des phrases entendues au bout d’un comptoir ou à la radio. Et, enfin, j’ai écrit certains passages. Cette profusion de sources dresse un paysage théorique et collectif dans lequel s’inscrit la pensée et l’expérience individuelle et subjective de chacun. Cette hétérogénéité des références, des registres et des époques, et le fait qu’aucun.e des auteur.e.s ne soit cité.e.s pendant le spectacle, me permet aussi de créer des confusions, de déhierarchiser et de désacraliser une parole et une pensée considérées comme dominantes. Après ce temps d’écriture à la table, s’ajoute une autre écriture encore. Chacun de ces textes représentent une ligne dramaturgique différente : ils ont une couleur particulière qui se retrouve dans le travail de l’enregistrement. Puis la compositrice Aude Rabillon imagine, par un travail de spatialisation, participe à cette déstructuration, à cette déconstruction et donc à une réécriture. Parfois ces textes ne sont plus que musique et son. Le signifiant devient alors aussi important que le signifié, et les silences m’intéressent tout autant. Les mots arrivent du fond et/ou du milieu du plateau ou encore, de derrière les spectateurs. Ils ont chacun un statut particulier, un « lieu ». C’est pour ça aussi que je parle de « paysage ». Ces textes sont donc un moteur, un pré-texte à d’autres écritures qu’elles soient chorégraphiques ou sonores. Ils sont notre terreau, le matériel commun, une partition que je partage avec mes collaborateur.ice.s qui s’en saisissent ensuite depuis leur propre médium.

Comment avez-vous transposé ces réflexions sur le plateau ? Pourriez-vous revenir sur le processus chorégraphique ?

J’avais déjà des images du plateau dès la phase de recherche de lecture et d’écriture à la table. De façon presque synesthésique, ces réflexions théoriques ont d’emblée leur espace sur le plateau, un état de corps associé, un rythme, une musicalité, une couleur… dont il reste à tester la faisabilité en studio. Et, inversement, la partition chorégraphique, ce qui a été écrit au plateau, peut nécessiter de partir à la recherche de nouveaux textes, encore. D’autant que les bibliothèques de mes collaborateurs s’invitent tout au long de la création. Je travaille aussi à partir de sources iconographiques diverses que l’on traverse chorégraphiquement. La première image que j’ai partagée avec l’équipe est une représentation de deux êtres humains envoyée dans l’espace par la NASA en 1972 à l’intention des extraterrestres. Et, puisque la Nasa a récidivé, ces différentes tentatives de communication avec les extraterrestres sont devenues un fil conducteur et une des strates dramaturgiques de la pièce. Ces projets de la Nasa, à la fois très sérieux dans leur méthodologie puisqu’ils ont nécessité des procédés de pointe scientifiquement mais néanmoins complètement has-been dans la représentation du monde et de l’humain qu’ils véhiculent, et la dimension esthétiquement retrofuturiste de ces images, on été un cadeau dramaturgique ! Puis au fur et à mesure du travail, d’autres images de couples sont venues enrichir la partition chorégraphique : couple de célébrités posant sur un red carpet, couples royaux de l’Egypte Antique, en passant par des images d’anonymes glanées sur le net, etc. A partir de cette collection d’images, nous avons cherché à reproduire, à traverser ces postures d’exposition sociale du couple qui malgré la diversité des sources et des époques reproduisent les stéréotypes de genres et une vision androcentree du couple. Que ce soit dans les points de contacts, dans les orientation des corps, les espaces entre, les sourires et les regards… Puis nous avons fini par injecter des zones de tension, des moments de décharges, de foutraque, de bugs dans la partition.

Pouvez-vous revenir sur le processus musical avec Sylvain Ollivier ? Comment danse et musique, écriture chorégraphique et écriture musicale, s’articulent-elles ?

Dans ONE TWO, ONE TWO, il existe deux processus, deux espaces musicaux parallèles, qui se croisent et vont jusqu’à se confondre : le live, dans une dynamique plutôt punk et electro avec Sylvain, diffusé frontalement depuis le plateau. Et la création de Aude contenant la voix off et des nappes sonores, dans un registre électro acoustique, diffusée en multiphonie cette fois, sur le plateau et dans la salle. À la base de mes deux premières créations il y a une volonté d’établir un lien intime entre le geste sonore et le geste chorégraphique. C’est pour cette raison que le travail avec Aude commence dès le début de la création. Pour les morceaux live composés avec Sylvain, je suis arrivée en studio avec des paroles que j’avais écrites en amont. Ses paroles portent mon cheminement subjectif et personnel au sein de toutes les autres références citées. En général on commence par choisir la structure rythmique que Sylvain crée aux machines, puis vient la ligne de basse. Enfin, la voix et, sur certains morceaux le violon, sont arrivés pendant de longues sessions d’improvisations que l’on enregistre et qu’on réécoute. Nous avons ainsi voyagé entre les studios de danse et les studios d’enregistrement. Chaque élément, le chorégraphique et le sonore, se tient donc certes tout seul, mais il s’agit d’une seule et même partition, qui a lieu dans le même espace, celui du plateau. C’est cet endroit de dialectique entre geste sonore et geste chorégraphique qui m’intéresse. La façon dont on entre dans l’espace du concert, dont on en sort, dont on saisit nos instruments, nos micros, les interactions entre nous… Tout est spatial, tout est chorégraphié. Même la façon dont Sylvain pose et reprend ses lunettes est écrite ! Il me semble que c’est cet endroit de précision, où tout est musical et tout est chorégraphique, qui est en travail dans ONE TWO, ONE TWO. C’est d’ailleurs de cette façon qu’est venue l’idée d’enregistrer les différents titres, de sortir un vinyle et de faire des concerts en parallèle. C’est à dire de se confronter à un autre rapport à la scène, au public, à une autre économie, à d’autres lieux, d’autres supports, à d’autres horaires de travail aussi…. De la même manière que le format concert arrive de façon un peu pirate dans le format du spectacle, nous avons aussi envie de nous inviter dans le monde de la musique actuelle…

ONE TWO, ONE TWO, vu au festival Danse Dense. Chorégraphie et mise en scène Pauline Tremblay. Création et interprétation (corps et musique) Sylvain Ollivier et Pauline Tremblay. Regard extérieur et dramaturgie Elsa Ménard. Son Aude Rabillon. Lumières Laurent Fallot. Scénographie Sylvie Gabin et Pauline Tremblay. Photo © Daisy Reillet.

Pauline Tremblay présente ONE TWO, ONE TWO le 29 mars au Festival Artdanthé.