Photo EcceHomo PaulaPi©PaulineBrun

Paula Pi : « J’ai envie de croire que les œuvres qu’on produit ne nous appartiennent pas »

Propos recueillis par François Maurisse

Publié le 13 juin 2017

D’origine brésilienne, Paula Pi est d’abord engagée dans une formation de musicienne, puis elle se dirige vers le théâtre physique et la danse, qu’elle découvre grâce au butô. Après avoir créé des soli au Brésil, elle s’installe en France pour suivre le master exerce, au centre chorégraphique national de Montpellier. Ecce (H)omo, créé en mars dernier au Centre National de la Danse à Pantin, prend sa source dans les cinq affects chorégraphiés par la danseuse expressionniste allemande Dore Hoyer dans son cycle Afectos Humanos (1962). Au delà d’un simple travail de reprise, Ecce (H)omo est un spectacle riche qui convoque et apprivoise de nombreux fantômes. À l’occasion de sa programmation au festival Uzès danse, Paula Pi a accepté de répondre à nos questions.

La gestation d’ Ecce (H)omo a été relativement longue, et depuis 2015, plusieurs étapes ont été présentées dans différents contextes. Comment s’est déroulé ce temps de création ?

J’ai commencé ce projet au sein de la formation exerce, à Montpellier. J’avais déjà rencontré les danses de Dore Hoyer au Brésil, pendant un séminaire à l’université de Sao Paulo autour de la danse-théâtre, elles m’avaient marquée, puis j’avais oublié le nom de la chorégraphe et leurs titres. Quand Mathilde Monnier était encore directrice d’Exerce, le programme de la première année se concentrait sur la reprise, la copie. Un jour pendant un atelier, Latifa Laâbissi (chorégraphe française, ndlr) nous a proposé de choisir une danse, ou un autre matériau, duquel on aurait pas eu le droit d’hériter. Et à partir de ce moment, les coïncidences se sont succédées. J’ai repensé à Dore et demandé les références à ma professeur de Sao Paulo. Latifa avait déjà appris une de ses danses, Isabelle Launay (chercheuse en danse, ndlr) qui était également présente disposait de la vidéo…. J’ai commencé à apprendre Afectos Humanos à cette occasion. Ensuite, j’ai fait une résidence en Bretagne, puis j’ai présenté le projet à la ménagerie de verre dans le cadre de la Carte Blanche au chorégraphe Volmir Cordeiro, il y a eu Do Disturb au Palais de Tokyo, un colloque en Allemagne, l’invitation d’un musée de Colmar… Depuis le départ, le projet a bénéficié de plusieurs temps de présentation, ce qui nous a permis, avec Pauline Brun qui m’accompagne depuis le tout début du projet, d’expérimenter des formes très différentes et d’essayer des matériaux très divers, à la fois personnels et formels.

Pensez-vous qu’il s’agisse maintenant d’une forme aboutie ?

J’ai encore envie de faire évoluer la pièce et ces matériaux qui la composent. Je vais notamment retravailler le rapport à la musique. Étant musicienne de formation, c’était particulier pour moi de travailler avec une bande son, alors qu’habituellement dans le studio je travaille en silence. Dans la période de création d’Ecce (H)omo, il y a eu Scène du geste aussi, la proposition de Christophe Wavelet (critique et chercheur en danse, ndlr) au CND, qui a été fondamentale. Pour Scène du geste, il m’a demandé de faire deux des danses de Afectos humanos, la haine et l’amour. Au dernier moment, j’ai proposé à Christophe de jouer un morceau de Paul Hindemith, très violent, que je trouve assez proche de l’esthétique de Dore Hoyer, avant de danser. Ce morceau d’alto était justement une sorte de porte d’entrée vers moi-même, quelque chose qui m’appartenait, qui appartenait à mon histoire, mais qui me rapprochait aussi quelque part de la culture allemande. Lors de ma première rencontre avec Martin Nachbar (chorégraphe allemand, qui depuis 2000 mène une recherche sur le travail de Dore Hoyer, ndlr) qui m’a transmis ces danses, il m’a demandé  pourquoi je les avais choisies et je n’avais pas su lui répondre. Il m’a alors demandé quelle était ma pièce musicale préférée et j’ai de suite pensé à cette sonate de Paul Hindemith, pour alto solo, en cinq courtes parties, très expressives. En lui disant ceci, j’ai été frappée des ressemblances entre cette pièce musicale de 1933 et les Afectos Humanos.

Le spectacle n’est pas une simple reprise des danses de Dore Hoyer. Comment se superposent les différents matériaux, historiques et personnels qui le composent? 

Depuis le début, c’était une grande question : comment mettre en scène ces danses en questionnant les rapports de pouvoir entre sa version et ma version. Beaucoup de reprises ont déjà été faites, et je voulais éviter d’instrumentaliser la pièce pour vouloir à tout prix dire quelque chose. J’avais envie de voir où cela allait m’emmener. J’avais besoin de poser tous ces matériaux à côté des danses, car elles se trouvaient très loin de moi, et plus je les ai côtoyées, plus je sentais qu’elles pouvaient exister en elles-mêmes. J’avais envie de pouvoir dialoguer avec l’œuvre et de ne pas imposer ma présence. Je ne voulais pas faire une pièce sur moi, mais m’intéresser à l’écart entre ce que les danses proposent et comment je les incarne. Pour la partie où je parle après les deux premières danses, avec Pauline Le Boulba (qui signe la dramaturgie et les costumes) nous avons écrit le texte en brouillant les pistes de l’énonciation. Je voulais convoquer la présence de Martin Nachbar de Dore Hoyer, d’un présentateur TV, et moi même. C’était un lent processus de traverser, de pratiquer ces danses, et des choses ont émergé en moi alors que ce n’était pas vraiment le projet au départ.

On voit de plus en plus de formes chorégraphiques qui mêlent une création artistique et un travail de recherche plus historique, plus académique. Comment vous situez-vous par rapport à ce travail ?

Travailler sur l’œuvre de quelqu’un d’autre, c’est un geste pour essayer d’en sortir. C’est aussi un geste pour se dégager de l’idée de l’auteur, de l’originalité, de la surpuissance du chorégraphe. J’ai envie de croire que les œuvres qu’on produit ne nous appartiennent pas, et de défaire l’image de l’artiste qui construit une œuvre à partir de rien : il y a toujours des références, nous ne sommes jamais seuls ! Encore au Brésil, j’avais créé un solo, inspiré par le travail de John Cage. C’était une pièce in situ, les spectateurs étaient assis sur un toit, en face d’un paysage urbain et de deux enceintes et je traversais la ville en leur parlant via mon téléphone. Ce n’est qu’à la fin de la performance qu’ils pouvaient m’apercevoir au loin. J’étais dans un environnement, la rue, et les spectateurs étaient ailleurs. Quand je suis arrivée à Exerce juste après, les danses de Dore Hoyer m’ont permis de me remettre à créer sans pour autant m’exposer frontalement, en opérant une sorte de déplacement du geste de l’auteur. La reprise a cette puissance de pouvoir activer des choses qui n’ont pas forcément été imaginées par l’auteur même. Cependant, je n’ai jamais voulu devenir spécialiste de Dore Hoyer, mais c’était juste important pour moi d’aller aux archives, de voir les costumes originaux, de voir ses notes. Ce voyage m’a permis d’acquérir une certaine distance avec la chorégraphe, étrangement. Au début de mes rencontres avec Martin Nachbar j’étais très fascinée par tout ce qu’il me disait, puis petit à petit j’ai commencé à ne pas être d’accord avec lui. Tous les danseurs qui ont repris les danses de Dore Hoyer ont chacun leur version de la chorégraphe. Au départ, je ne voulais pas trop m’intéresser à sa personne, mais maintenant je me surprends à revendiquer une Dore Hoyer féministe, lesbienne et androgyne, ce qui est plutôt absent des discours habituellement.

Pour la deuxième partie du spectacle, vous portez une barbe. Comment la question du travestissement a-t-elle émergé ?

Au tout début c’était tellement étrange pour moi de faire ses danses, je ne me sentais pas danseuse, je me sentais ridicule et j’ai eu l’idée de me travestir pour répéter. Je mettais une perruque ou des chaussettes dans ma culotte pour que le mouvement vienne bien du bassin, comme dans cette tradition de la danse allemande. C’était comme un masque. Aussi, Dore Hoyer revendiquait elle-même une certaine androgynie, elle voulait cacher le genre. Dans les Afectos Humanos, elle touche une certaine universalité et elle déféminise la danse. Sa façon à elle, à cette époque là, de toucher à ces questions c’était de cacher ses cheveux avec un petit bonnet. Quand j’ai su cela, j’ai eu envie de masculiniser d’avantage ces danses. Je voulais copier Martin alors je me suis habillée comme lui, j’ai mis ma barbe, pour lui ressembler. J’essayais, en homme, de copier les gestes d’un homme qui faisait une danse de femme. Mais le fait de me présenter en homme, c’est une façon d’opérer un glissement, de se positionner dans le corps de quelqu’un d’autre, pour réfléchir à ces questions de déplacements de catégories, de genres, d’identité etc. Obligatoirement, le fait de faire une reprise provoque des questions identitaires et en traversant les danses de Dore, j’étais confrontée à ma propre physicalité mais j’avais aussi l’impression de rencontrer le corps de Dore. Je m’intéresse également à l’idée de performer une certaine masculinité, en détachant la masculinité du mâle, de la même façon que la féminité n’appartient pas qu’aux femmes. C’est à cet endroit que la barbe apparaît aujourd’hui dans Ecce (H)omo, mais je ne pense pas l’envisager comme un travestissement. Quand je mets la barbe, elle est un accent, une lumière sur quelque chose qui est déjà présent. Je ne me sens pas une autre personne, je me sens peut être même plus moi.

De quelle manière, pensez-vous que les questions liées aux représentations des identités de genre agissent dans la danse ?

La danse est un endroit où nous avons la possibilité d’ébranler les codes genrés de la société, à la fois par le discours et par le corps. Nous avons la possibilité de mettre en scène ce qu’on n’ose pas forcément vivre tous les jours. Il y a une certaine liberté sur le plateau, car c’est un espace safe à la fois pour le spectateur et pour le performer, c’est un espace de permission. Il y a une sorte de code au théâtre, et par exemple ça ne nous choque pas de voir des artistes nus sur scène, mais dans la rue oui. La salle de spectacle est aussi un lieu où on est plus conscients, où on devrait l’être en tout cas, mais je préfère ne pas traiter de ces thèmes de façon trop frontale, en tout pas dans ce projet. Monique Wittig (romancière et théoricienne féministe française, ndlr) a raison quand elle parle de cheval de Troie. Dans ses romans, elle ne revendique rien de façon militante, elle se positionne toujours de biais, ou avec humour. Dans Ecce (H)omo, je voulais amener ces questionnements là, sans revendiquer quoique ce soit avec un drapeau.

Vous travaillez actuellement sur une nouvelle création ?

Oui, je commence un nouveau projet qui est encore très intriguant. C’est de nouveau un travail à partir d’une archive, un enregistrement de la voix d’un indien d’une tribu du Brésil, les Xavántes, C’est une voix très rythmique, incompréhensible. Au début je pensais que la voix racontait l’histoire de la tribu. Par intérêt pour des propriétaires terriens, pendant la dictature, ces indiens ont été déportés à 600 km de leur région d’origine. Ils sont parvenus aujourd’hui à récupérer une partie de leurs terres mais c’est toujours très violent. Mais en réalité j’ai appris que l’enregistrement parlait d’un rituel masculin auquel les femmes n’ont pas accès, ce qui me fascine encore plus. Nous commençons un travail avec Sorour Darabi, qui est un danseur et chorégraphe trans, qui questionne les rapports entre le corps et le langage : comment le langage fait corps, détermine le corps et le genre. Pour l’instant, le titre est Alexandre, car c’est le seul mot que je comprends dans l’enregistrement et pour nous le nom Alexandre incarne tellement de figures masculines que c’est aussi un de nos points de départ. Nous allons essayer de travailler avec un langage inventé, pour se dégager de ce rapport à la langue qui nous façonne tellement d’un point de vue du genre. Mais pour moi, ça ne va pas non plus être une revendication frontale, je préfère aborder le langage dans une approche poétique. Par association je suis en train de suivre une autre piste, en travaillant sur la culture indienne d’Inde, parce que dans la tradition musicale indienne l’apprentissage des instruments et surtout les instruments rythmiques, passe par le langage. Et je prépare actuellement un voyage chez les Xavántes … c’est une façon de faire un travail de recherche plus radical que pour Dore Hoyer !

Ecce (H)omo. De et avec Paula Pi. Regard extérieur, accompagnement et scénographie Pauline Brun. Dramaturgie et costume Pauline Le Boulba. Création lumières Florian Leduc. D’après une chorégraphie originale de Dore Hoyer (© Deutsches Tanzarchiv Köln). Musique Dimitri Wiatowitsch. Transmission des danses Martin Nachbar. Photo Pauline Brun.