Photo © Mireille Huguet scaled

Nina Vallon, The World Was On Fire

Propos recueillis par Claire Astier

Publié le 18 janvier 2021

Nina Vallon sortait d’une réunion avec le Conseil National du Syndeac lorsque nous nous sommes entretenues. Au cours de cette réunion, les membres du Conseil (dont elle fait partie) venaient de voter le soutien aux référés introduits auprès du Conseil d’Etat afin de contester la décision de fermeture des salles de spectacle. Églises et théâtres même combat. Nous connaissons désormais l’issue de ces référés qui ont été rejetés en raison du variant britannique. Consolons-nous, contrairement aux chœurs d’église, sur scène au moins, les femmes peuvent devenir de grandes prêtresses. C’est le cas de Nina Vallon et de ses acolytes, qui elles, accusaient le coup d’un ultime report de la première de The World Was On Fire. La pièce qui a pour sujet l’émancipation féminine, a aussi pour singularité d’avoir réuni des artistes qui, au plateau ou dans les coulisses, ont toutes participé à son écriture depuis leurs savoir-faire. Nina Vallon revient sur la création de The World Was On Fire et sur les modalités d’accueil des voix et gestes de ses complices.

The World Was On Fire a vu sa première à nouveau retardée. Quel est selon toi le principal préjudice causé aux compagnies émergentes telles qu’As Soon As Possible – la toute jeune compagnie que tu as créée – par ces nombreux reports ?

Pour une compagnie émergente et dont la crédibilité artistique est encore à construire, rien ne remplacera une date perdue. Notre survie est fragile et même si la compagnie est soutenue par des partenaires fidèles, qui ne nous ont pas laissé tomber – ce n’est pas toujours le cas ! -, nous avons peur de disparaître dans le silence actuel des plateaux. Financièrement, nous avons eu une compensation pour les dates reportées, certains lieux ont même payé la cession complète. Sur d’autres dates, nous avons pu bénéficier du chômage partiel, ce qui a passablement allégé nos difficultés d’un point de vue budgétaire. Néanmoins, ce qui est lourd c’est l’effet yoyo : travailler sans perspective est déstabilisant. Heureusement, malgré l’annulation des dates prévues fin janvier à l’Atelier de Paris / CDCN, nous allons pouvoir jouer devant des professionnel·les et une reprogrammation est en cours. Nous avions déjà joué devant quelques professionnel·les au Manège scène nationale Reims, en novembre dernier, alors que la première venait d’être reportée à la saison prochaine. Ça a été très positif pour toute l’équipe d’un point de vue psychologique, après tout le travail qui avait été accompli ! La pièce était prête, nous voulions la montrer ! Sans cela, nous aurions été totalement invisibles. 

The World Was On Fire est une œuvre chorégraphique, plastique, sonore, que tu mènes en compagnie d’autres femmes, chacune ayant une spécialité ou un savoir-faire auquel tu t’es associée. Ces multiples reports ont généré un temps de travail supplémentaire, un bonus en quelque sorte ! Ont-ils permis un rebond inattendu de la pièce ?

Oui, c’est assez fou parce que c’est une pièce à laquelle j’avais énormément travaillé en amont de sa création au plateau : je disposais donc d’un scénario et d’une dramaturgie, tous deux écrits, et d’une idée assez précise de ce que je voulais. J’ai besoin de tout écrire sur tout un tas de papiers pour ne pas oublier toutes ces choses qui me traversent la tête. Pourtant le processus à été très compliqué et différent de ce que j’ai l’habitude de faire, bien que les outils aient été les mêmes. Je me suis assez rapidement demandé comment j’allais pouvoir parvenir à ce dont j’avais envie. Le processus de création a été complètement perturbé par des tensions, des moments de doute au cours desquels je ne savais pas si j’allais réussir à faire cette pièce. Miraculeusement et à ma grande surprise, la pièce, que nous avons vu naître à Reims lorsque nous l’avons montrée à ce petit groupe de professionnels, était telle que je l’avais rêvée. Ce moment a été très émouvant pour moi mais aussi pour les danseuses et pour ceux et celles qui ont travaillé en coulisses.

The Was World On Fire résulte d’un travail collectif : la scénographie, les costumes, la lumière, la musique sont des créations en elles-mêmes et la pièce consacre ces interventions comme des éléments dramaturgiques forts. Où se situe la chorégraphe Nina Vallon entre créatrice omnisciente et membre d’un ensemble plural ?

J’ai eu une chance inouïe de travailler avec cette équipe ! Lorsque je dis que je savais ce que je voulais, il ne s’agit pas ici de la forme mais de passages du récit par certains points : par exemple le solo de la conteuse sur un texte racontant l’histoire d’une femme, elle-même inspirée par le tableau d’Amélie Beaury-Saurel. Ces points que je voulais saillants ressortent de l’œuvre et ont parfois surgi par hasard grâce aux collaborations et aux échanges avec chacune des participantes. Nous avons réellement réussi à construire cet objet ensemble. Mais je vois aussi cette pièce comme une entité vivante qui prend ses décisions elle-même, grâce à ce que toutes ces femmes sont venues y apporter. Elle donne donc ses propres réponses, celles que je n’aurais sans doute pas trouvées moi-même. 

Quelle est la nature du collectif de travail selon toi ? 

Auparavant j’habitais en Allemagne où j’ai travaillé à un grand nombre de pièces co-signées ou collectives, d’œuvres sur lesquelles les auteurs sont multiples. En France, lorsque j’ai créé ma compagnie, je me suis retrouvée face à une structuration professionnelle qui ne dissocie pas le statut de chorégraphe de celui de directeur ou directrice artistique. Cela a eu un effet sur ma manière de travailler. Je t’avoue que cette structuration en compagnie « à la française » et son impact sur ma façon d’aborder la création  me travaillent beaucoup. Je serais heureuse de retrouver, d’une manière ou d’une autre, cette fluidité dans la co-écriture des œuvres qui caractérisait mon travail lorsque je vivais encore en Allemagne où l’œuvre devient centrale, non pas l’auteure… Pour The World Was On Fire, bien avant de commencer le travail en studio avec les danseuses, j’ai beaucoup échangé avec Aude Désigaux (costumes) Margaux Hocquard (scénographie), Françoise Michel (création lumière) et Marine Colard (création sonore). J’avais hâte qu’on s’y mette, enfin, toutes ensemble et, bien que l’écriture initiale me soit personnelle – nous ne sommes pas parties d’une idée collective et cela faisait déjà deux ans que je travaillais seule dessus – les danseuses ont ensuite apporté des textes qu’elles ont écrits, composé leurs personnages et leurs partitions individuelles. Finalement, c’est comme si j’avais décidé du menu et que nous l’avions cuisiné ensemble. Elles ont toutes mis leurs compétences et leur imagination au service de la création. Il y avait une belle synergie de travail !

Venons-en enfin à l’origine de cette pièce. Peux-tu partager l’inspiration qui a vu naître l’image de départ de la pièce : cinq femmes dont les robes ont été cousues dans le tissu des pendrillons qui habillent, d’ordinaire, les théâtres ?

J’avais envie de parler d’un truc que j’ai remarqué en faisant des repas avec des amies, cette capacité qu’ont les femmes à surmonter des choses extrêmement difficiles en passant par l’échange mais aussi par l’humour. Lorsque nous faisions des réunions à la maison, nous parlions de choses assez difficiles, pourtant les filles riaient beaucoup, mangeaient. Il y a cette chose paradoxale qui oscille entre la gravité des sujets abordés et puis la force extraordinaire qu’elles vivent de manière somme toute assez banale, parce que cette force fait partie de leur quotidien. Puis à Toulouse, j’ai trouvé ce livre sur les velours par hasard dans une librairie. Lorsque je l’ai ouvert je suis tombée sur ces femmes habillées avec des robes hyper lourdes assises sur des fauteuils recouverts de velours en guise de tissu d’ameublement. Voilà le déclic ! Je me suis dit : « Oui, bon, c’est vrai qu’on nous prenait pour des objets de décoration et ça n’a pas changé dans certains cas ». Le début de la pièce était né : des femmes qui font partie du décor, utilisent les pendrillons du théâtre comme des costumes. Chacune, à travers ses singularités, se tire à sa manière de cette situation-là. 

Ton féminisme d’affiliation est un féminisme contemporain qui, ancré dans la pop culture, substitue au modèle d’émancipation féminin, bourgeois, hétéro, blanc, une diversité de féminismes et de façon de le revendiquer. Tu m’as d’ailleurs parlé de Beyoncé,  Buffy (contre les vampires), Pipilotti Rist, Alice Walker, Sexy Sushi mais aussi de Wittig, Atwood ou Starhawk, Toni Morrison, Mona Chollet et les peintres Amélie Beaury-Saurel ou Helene Schjerfbeck…

Oui, il n’y a pas de manière de faire qui convienne à tout le monde. J’aime l’idée de soutenir les démarches des autres même si ce ne sont pas celles que j’aurais choisies. Au cours de The World Was On Fire, les personnages de la pièce décident d’agir de manières différentes face à une même contrainte, en l’occurrence cet emprisonnement dans le décor du théâtre. Chacune réussit à s’en libérer mais aucune ne se voit dicter de conduite par les autres. S’émanciper de cette même robe, qui symboliquement les enferme chacune d’une manière différente, rend au contraire très beau le soutien qu’elles s’apportent les unes aux autres.

Nous sommes aujourd’hui dans une multiplicité de féminismes situés, qui par conséquent se spécialisent, et sont parfois diamétralement opposés et bien loin de se soutenir les uns les autres. Quels sont tes points d’accroche dans ce contexte ? Ou si tu préfères : dans quel cortège manifestes-tu ?!

Justement ! Je me balade un peu tout au long de la manif pour suivre ta métaphore du cortège ! Ces différentes positions sont conciliables, tout comme sont conciliables ces divers visages du féminisme, ouf ! Sur des supports qui peuvent ne pas sembler très sérieux (au sens de « pas vraiment intello »), du type du magazine Grazia, il y a aussi des idées féministes et pro-LGBT. Elles y deviennent même très présentes et ainsi se répandent dans des sphères où on ne les y attendrait pas. Des sphères parfois très conservatrices. Quant à moi, j’y trouve des prises de positions qui me parlent et je suis réconfortée de n’être pas la seule à penser qu’avoir un tee-shirt « We should all be feminists » n’est pas 100% négatif. Dans la musique – et plus généralement, dans tous les domaines – c’est la même chose : je suis heureuse de travailler avec Marine Colard, qui est capable de proposer un dj-set mêlant de l’électro, de la pop, de la musique classique et même de la variété, à des choses plus minimalistes et expérimentales ! Je trouve que toutes ces références se valent et je m’attache à leur égalité sur scène, y compris en ce qui concerne le mouvement et la danse.

A ce sujet, la pièce paraît multi-référencée : il semble y avoir un grand nombre de planches dans cette histoire : planche de références, de tendances, d’inspirations, de croquis, d’images. Quel statut donnes-tu à ces objets qui entourent la création ? Survivent-ils à ta pièce ou bien son existence les condamne-t-ils ?) ?

Ça dépend. J’avais envie que toutes ces références puissent surgir dans la pièce et apparaître, même d’une manière infime : une phrase, un air, le côté épique, l’aspect « Que le spectacle commence » – comme dans Buffy ! -, ce que je ressentais dans les soirées électro, etc. À la fin de la pièce, il y a une référence à Starhawk. Margaux Amoros conclut : « Et puis elle les appellera les corbeaux, les serpents, les dragons, les grâces et les araignées ». C’est un hommage à Truth or Dare, dont j’avais envie qu’il reste cette petite étincelle-là. C’est le cas aussi pour certaines des musiques. Donc oui, ces éléments survivent à la pièce et n’ont pas pour seul but d’y être engloutis. J’aurais vraiment voulu faire par exemple une exposition avec les dessins de Pauline Zenk, tout comme avec le travail de Aude Desigaux sur les costumes – visible dans le making of de la pièce réalisé par Mireille Huguet. Avec Marine Colard nous aimerions faire un enregistrement, voire une BO du spectacle. Je l’ai tellement utilisée cette BO, y compris au cours des ateliers que je donne : ce sont des musiques qui donnent vraiment envie de danser ! J’ai aussi créé de gros rouleaux, de dix mètres de long, sur lesquels j’ai fait un collage avec toutes les références et la construction dramaturgique de la pièce. Cela m’a permis de parler de la pièce en m’appuyant sur des supports. En tous cas, ces choses ont une existence propre et j’aimerais bien qu’elles ne disparaissent pas.

Cela signifie-t-il que la chorégraphie a été écrite non pas au plateau mais à partir d’images ?

Pas entièrement car nous avons quand même beaucoup travaillé en studio. Mais lors du processus, ça n’a pas été évident de retrouver le sensible à l’intérieur de la référence : nous avons été bloquées par la sur-représentation et les textes que j’avais amenés et qui ôtaient, parfois, toute capacité d’interprétation. Alors nous sommes reparties sur les sensations physiques initiales, notamment celles créées par les costumes. Chacune a ainsi trouvé sa gestuelle et son personnage de cette manière. Ces gestuelles qui donnent à chacune des interprètes leur identité sont primordiales. Elles se construisent dès le premier tableau, lorsque les danseuses «s’extraient»  du décor. C’est pourquoi nous avons créé des modalités de compositions entre nous, mais aussi propres à chacune. La plupart sont basées sur l’écoute, sur les bruits que produisent leurs mouvements. Les filles ont écrit leurs partitions à partir des images que je leur ai soumises et ont tenté de les mettre en corps, de les activer. Chacune a choisi celles qui faisaient sens pour elle, puis elles ont commencé à composer pour leur personnage. Il y a eu beaucoup d’aller-retour comme ça. Finalement ce n’est qu’à la veille de la première, que chacune a trouvé sa propre manière de bouger dans ce premier tableau ! De même, beaucoup d’éléments ont fait physiquement sens assez tardivement. C’était, je pense, inhérent à ces multiples couches qui nous ont submergées et au contexte sanitaire qui était perturbant pour nous toutes car il ôtait la possibilité de rendre nos corps sensibles, de se toucher. Finalement, rien de ce qui s’écrit physiquement ne s’efface, tout s’accumule et peut être réutilisé tout au long de la pièce, comme une sorte de  palimpseste chorégraphique. Mais si tu veux tout contrôler, ça foire. Donc il faut trouver le moyen d’oublier. Oublier pour que ça resurgisse, presque par surprise, au bon endroit.

Conception, chorégraphie Nina Vallon. Avec Margaux Amoros, Arielle Chauvel-Lévy, Yasminee Lepe, Marine Colard, Adeline Fontaine. Lumières Françoise Michel. Costumes Aude Désigaux. Scénographie Margaux Hocquard. Création sonore Marine Colard. Montage sonore Mireille Huguet. Photo © Mireille Huguet.