Photo © Brian Ca scaled

Neighbours, Brigel Gjoka, Rauf « RubberLegz » Yasit & Ruşan Filiztek

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 28 février 2022

Née dans le sillage de A Quiet Evening of Dance de William Forsythe, la pièce Neighbours prolonge la complicité scénique entre Rauf « RubberLegz » Yasit, ancien breaker, et Brigel Gjoka, danseur formé au classique et à l’improvisation. Poussés par Forsythe à poursuivre leur collaboration, les deux artistes croisent leurs langages, leurs cultures et leurs gestes pour faire émerger une écriture hybride et organique, nourrie de contrastes et de porosités. Le musicien Ruşan Filiztek, avec son univers mêlant tradition et modernité, complète ce trio singulier. Dans cet entretien, ils reviennent sur leurs premières rencontres, les défis de la création à trois, et la tension féconde entre structure, mémoire et improvisation qui anime Neighbours.

La pièce Neighbours trouve son origine dans votre rencontre sur A Quiet Evening of Dance de William Forsythe. Pouvez-vous nous raconter ce moment fondateur et ce qui, artistiquement, vous a rapprochés ?

Brigel Gjoka & Rauf « Rubberlegz » Yasit : Nous nous sommes rencontrés en 2018, lors de la création de A Quiet Evening of Dance de William Forsythe. Le travail s’est déroulé dans son studio du Vermont, où nous avons passé cinq semaines ensemble. L’un des premiers défis a été de créer les conditions d’une vraie connexion, car nous venions d’univers aussi éloignés que complémentaires. Brigel avait déjà collaboré plusieurs années avec Bill au sein de sa compagnie, tandis que pour Rauf, c’était la première fois qu’il dansait avec lui, bien qu’ils aient travaillé ensemble sur un projet filmé pour la 3e Scène de l’Opéra de Paris. Dès les premiers jours, Bill nous a proposé d’improviser un duo. Nous avons produit énormément de matière chorégraphique, mais sans trop de retours dans un premier temps. C’est seulement à Londres, la veille de la première, qu’il nous a demandé de reprendre ce duo. Le public l’a accueilli avec beaucoup d’enthousiasme et il a fini par devenir une séquence clé de la pièce. Ce fut le point de départ de Neighbours, un projet que Bill a soutenu dès ses prémices, avec l’implication de Sadler’s Wells pour le produire de manière indépendante.

Vos parcours et formations sont très différents. Comment vos langages chorégraphiques se sont-ils rencontrés ? 

Rauf « Rubberlegz » Yasit : Je viens des danses urbaines, et j’ai développé au fil des années mon propre style. J’ai commencé à m’intéresser à la danse contemporaine et à l’intégrer peu à peu à ma pratique au début des années 2000. En rejoignant le projet A Quiet Evening of Dance, j’ai été profondément bousculé dans mes repères. L’équipe de la pièce travaillait ensemble depuis plusieurs années, elle possédait un langage corporel commun, une méthode que je ne connaissais pas. J’ai donc dû m’adapter, observer, apprendre de nouvelles manières d’aborder le mouvement. Dans Neighbours, le cadre était différent, nous étions à la fois danseurs et chorégraphes. Il a fallu beaucoup d’écoute, de dialogue, de partages, et surtout des compromis, pour élaborer ensemble un langage chorégraphique inédit. Je me souviens que la première journée en studio a été très difficile. Nous n’arrivions pas à avancer, le processus était bloqué.On a fait une pause, et on s’est demandé ce dont chacun avait besoin. Brigel avait besoin de liberté, de spontanéité, tandis que moi, j’avais besoin d’une structure claire, car je travaille peu avec l’improvisation. À partir de là, nous avons trouvé des points d’équilibre, et cela nous a permis d’avancer.

Brigel Gjoka : J’ai suivi une formation classique, en passant par des écoles russes puis françaises, avant de m’immerger dans le répertoire de la danse contemporaine au sein de différentes compagnies. Ma collaboration avec William Forsythe, qui a duré onze ans, m’a permis d’évoluer en tant qu’artiste, et de me redécouvrir constamment, en explorant toujours plus loin mes possibilités. Dans cette rencontre avec Rauf, nous avons chacun apporté nos qualités, nos outils, notre propre langage. Même si les débuts ont été fragiles, nous avons su créer un espace de dialogue, où chacun pouvait exister pleinement, tout en apprenant de l’autre. Cette pièce a été l’occasion de se confronter à la différence, mais aussi de se transformer grâce à elle. Travailler ensemble nous a poussés à nous réinventer, chacun à sa manière.

Comment avez-vous initié le processus en studio ? Est-ce que vous aviez des envies communes avant de commencer le processus ?

Brigel Gjoka & Rauf « Rubberlegz » Yasit : Les premiers jours de création en studio ont été éprouvants. Nous avions déjà l’habitude de danser ensemble, mais il a fallu apprendre à lâcher prise dans un tout autre contexte. Créer à deux, c’est une autre histoire.Nos parcours sont différents, tout comme nos héritages culturels. Alors nous avons pris le temps de parler, d’échanger en profondeur. Nous avons évoqué nos souvenirs d’enfance, nos familles, les traditions qui ont façonné nos corps et nos regards. Et en creusant ces récits personnels, nous avons réalisé qu’au-delà des différences, il y avait une matière commune. Ces points de convergence, souvent inattendus, sont devenus des images fondatrices pour notre travail. Nous les avons laissées infuser le processus, sans idée préétablie, en nous concentrant sur la notion même de rencontre, sur la possibilité de découvrir l’univers de l’autre sans le réduire ni le contraindre. À partir de là, nous avons construit un duo d’environ trente minutes, entièrement en silence. Nous voulions que la danse parle seule, que le corps soit porteur de rythme, de mémoire, de dialogue. Ce silence a créé un espace d’écoute nouvelle, presque intime, où la musicalité venait uniquement du mouvement.

À quel moment Ruşan Filiztek est-il arrivé dans le processus ? ? Qu’est-ce qui vous a séduit dans son univers musical ? Quel potentiel chorégraphique avez-vous deviné dans sa musique ?

Brigel Gjoka & Rauf « Rubberlegz » Yasit : Nous avions déjà créé la première partie de la pièce, un duo d’une trentaine de minutes dans un silence complet, car nous voulions d’abord nous concentrer sur le mouvement, sur la qualité de la chorégraphie en elle-même. Cette première séquence était pensée comme un dialogue corporel, une conversation dansée entre deux amis, deux voisins. Une fois cette étape posée, nous avons vite eu envie d’élargir le propos, de prolonger cette base vers une forme plus longue. Et très tôt, l’idée s’est imposée : cette suite devait être accompagnée d’une musique vivante, organique, puisant dans des traditions folkloriques, mais capable aussi de dialoguer avec notre langage chorégraphique. C’est notre producteur à Sadler’s Wells, Florent Trioux, qui nous a proposé de découvrir le travail de Ruşan Filiztek. Il nous a fait écouter quelques extraits, et nous avons été immédiatement touchés par la richesse de ses compositions,par la manière dont elles traversent les cultures tout en conservant une identité forte. Cette musique nous a à la fois séduits et inspirés. Quand Ruşan est arrivé en studio pour la première fois, nous avons écouté ses morceaux en direct avec lui, puis nous avons commencé à explorer de nouvelles images, de nouveaux chemins de création. Sa musique ouvrait des portes inattendues, elle portait en elle un potentiel narratif et émotionnel fort, et c’est ce qui a permis de nourrir la suite du processus.

Ruşan, en tant que compositeur, comment as-tu vécu cette expérience ? Comment cette rencontre avec Brigel et Rauf a-t-elle déplacé ta manière de composer ou de penser le son ?

Ruşan Filiztek : Pour commencer, je dois dire que c’était ma toute première collaboration avec des danseurs issus d’univers aussi éloignés du mien. Lors des premières rencontres, j’ai cherché à établir un dialogue, à comprendre quels étaient leurs centres d’intérêt artistiques et musicaux. Brigel était davantage tourné vers les musiques traditionnelles, alors que Rauf est très connecté à l’univers électronique et expérimental, qui fait aussi partie de mon propre parcours. J’ai passé du temps à m’imprégner de leurs gestes, de leurs intentions, à observer leurs mouvements en studio avant même de commencer à composer. Ce temps d’écoute était essentiel pour moi. Leur univers, leur projet, leurs échanges corporels ont véritablement nourri ma composition. La musique que j’ai écrite pour Neighbours est construite en séquences très contrastées : certaines sont rythmées, d’autres non, certaines empruntent à des airs traditionnels, d’autres explorent des textures plus abstraites ou électroniques. Il s’agit avant tout d’une musique expérimentale, malléable, où chaque thème peut être allongé ou resserré selon l’interprétation des danseurs. Cette flexibilité était cruciale pour nous. Lors de notre résidence à Paris, Rauf et Brigel m’ont orienté par leurs retours précis, afin que ma musique puisse véritablement entrer en résonance avec leurs gestes, leurs dynamiques, leurs respirations. Cela a profondément influencé ma façon de composer, en m’ouvrant à d’autres logiques de temps et de rythme.

Pourriez-vous donner un aperçu du processus chorégraphique et musical ? 

Brigel Gjoka & Rauf « Rubberlegz » Yasit : Nous avons d’abord regroupé nos idées, puis nous avons commencé à construire un storyboard, séquence après séquence, sous forme d’images et d’intentions scéniques. Nous avions ce que nous appelions des « brouillons chorégraphiques », ainsi que certaines figures ou motifs clés que nous voulions structurer en mouvement. L’univers musical de Ruşan a tout de suite ouvert des perspectives. Il a résonné avec ce que nous avions commencé à poser dans la première partie, jouée en silence, et nous a permis de projeter notre langage chorégraphique dans une autre dimension. Les couleurs traditionnelles, les textures sonores, les rythmes, tout cela faisait écho à nos cultures respectives. C’était comme si la musique révélait des sous-couches invisibles dans nos gestes. Nous avons d’abord travaillé avec des enregistrements fournis par Ruşan, ce qui nous a permis de poser des repères, d’explorer des correspondances. Ensuite, il est venu en studio et a commencé à jouer en live, ce qui a totalement changé notre rapport au mouvement. La présence du musicien dans l’espace a modifié notre écoute, notre manière d’improviser, notre ancrage dans le temps.

Ruşan Filiztek : La musique que j’ai composée pour Neighbours est volontairement complexe. Elle combine des éléments issus de la tradition, comme le saz ou d’autres instruments anciens, et des textures électroniques, parfois très abstraites. Après plusieurs résidences avec Rauf et Brigel, j’ai dû enregistrer des bandes-son, pour qu’ils puissent continuer à structurer et répéter leur chorégraphie en mon absence. C’est un vrai défi, car la pièce est construite sur un équilibre délicat entre musique enregistrée et jeu en direct. Chaque représentation devient ainsi unique : elle demande une réadaptation permanente, aussi bien de leur part que de la mienne. Cela demande une écoute extrême, une disponibilité à ce qui se joue dans l’instant même. Ce processus est exigeant, mais extrêmement stimulant. 

Vous avez invité William Forsythe à vous accompagner en studio. Comment sa présence a-t-elle nourri vos recherches ? 

Brigel Gjoka & Rauf « Rubberlegz » Yasit : C’est Bill qui a véritablement initié notre collaboration, à travers A Quiet Evening of Dance. C’est aussi lui qui a soutenu et poussé ce nouveau projet auprès du Sadler’s Wells, qui nous a accompagnés dès le départ. Il était le premier à être curieux de voir comment nos deux univers pouvaient dialoguer, et il y a vu un potentiel de création très fort. En 2019, il est venu en studio durant le développement de la première partie, cette fois en tant que regard extérieur. Il a amené avec lui sa lucidité, son exigence, et surtout sa capacité à voir ce que nous ne voyions pas encore. Il a observé notre manière de travailler, assisté à plusieurs répétitions puis aux premières représentations, et nous a fait part de ses retours, toujours très précis. Ses commentaires, parfois très simples, ont permis de clarifier des intentions, d’épurer certains enchaînements ou au contraire de renforcer certains contrastes. Il a accompagné la pièce jusqu’à sa présentation sur scène, non seulement juste avant la première, mais tout au long du processus, à travers de nombreuses discussions. C’est un privilège rare que d’avoir un regard extérieur aussi aiguisé, et d’autant plus quand il s’agit de celui de William Forsythe. Sa présence a renforcé la cohérence dramaturgique de la pièce, sans jamais imposer une forme. Il nous a permis de mieux nous écouter et de pousser le projet là où il n’aurait peut-être pas été sans lui.

Photo Brian Ca