Photo © Patrick Berger 2bis

Liz Santoro & Pierre Godard, Mutual Information

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 14 avril 2021

Avec leur nouvelle création Mutual Information, Liz Santoro et Pierre Godard continuent d’explorer les points de contact entre les pratiques somatiques et les concepts scientifiques. À l’origine de ce duo, la ressemblance supposée entre Liz Santoro et la danseuse pour Jacquelyn Elder, interprète remarquée dans leurs précédentes créations Maps puis Noisy Channels. Ce détail a priori anecdotique est l’occasion pour les deux chorégraphes d’interroger cette gémellité à travers la notion d’information mutuelle, quantité mesurant la dépendance statistique de deux variables. Avec ce nouveau projet, le binôme imagine un dispositif où les deux danseuses – Liz Santoro et Jacquelyn Elder – expérimentent en live un procédé de composition chorégraphique à partir d’une observation respective, avec l’ambition de prédire et de reproduire les actions de « l’autre ». Dans cet entretien, Liz Santoro et Pierre Godard reviennent sur la genèse et le processus de création de Mutual Information.

Votre nouvelle création Mutual Information résulte d’un travail sur la similitude entre deux corps. Pouvez-vous revenir sur la genèse de cette pièce ? Comment cet intérêt autour de la similarité et de l’altérité est-il apparu ?

À l’origine de cette pièce, il y a une sorte d’anecdote doublée du désir de travailler de nouveau avec Jacquelyn Elder, mais sur une forme nouvelle pour nous, le duo. L’anecdote est celle de la ressemblance supposée de Liz et de Jacquelyn, l’une étant régulièrement prise pour l’autre par des gens qui ne les connaissent pas très bien. Dernier épisode : en entrant dans une pharmacie pour faire un test antigénique avant une répétition au CND, Jacquelyn a été surprise d’être accueillie par un enthousiaste « Vous êtes négative ! ». C’était en réalité le résultat du test de Liz, qui s’était rendue dans la même pharmacie une demi-heure plus tôt. Pour nous, c’est l’allégorie de diverses questions qui traversent toutes nos pièces : où est l’information ? Qu’est-ce qui est identique ? Qu’est-ce qui est variable ? Qu’est-ce qui est important dans ce que je regarde, ce que j’écoute ? Est-ce que je vois ce que je crois voir ? C’est une des raisons qui nous fait employer régulièrement la répétition et l’unisson sur le plateau, pour révéler des différences presque imperceptibles. Alors certes Jacquelyn et Liz ont toutes deux des cheveux bouclés, à peu près le même âge et la même carnation de peau, elles sont toutes deux danseuses, de nationalité américaine. Mais elles ont aussi des tailles et des traits différents, et des manières de se mouvoir enracinées pour l’une dans la technique classique et pour l’autre dans celle de Martha Graham. L’enjeu de Mutual Information c’est de donner à sentir la fragilité de nos identités, et prendre la mesure de notre porosité les un.e.s aux autres. De faire l’expérience d’une identité mobile, instable et intime, qui saute d’un corps à l’autre, et de se souvenir, comme Rimbaud, que « je est un autre ».

Dans la théorie des probabilités et la théorie de l’information, « l’information mutuelle » de deux variables aléatoires est une quantité mesurant la dépendance statistique de ces variables. Pouvez-vous vulgariser cette définition ? Comment avez-vous transposé ce concept à votre travail ?

L’information mutuelle, en effet, mesure le niveau de dépendance ou d’indépendance entre deux phénomènes aléatoires. Elle quantifie ce que l’on apprend sur un phénomène quand on en observe un autre. Si on s’amuse à voir Jacquelyn et Liz comme deux variables aléatoires, leur information mutuelle correspond à ce que l’observation de l’une nous permet de savoir sur l’autre. Par exemple, dans quelle mesure le mouvement exécuté par Jacquelyn me permet de prédire celui que va faire Liz. C’est en quelque sorte le moteur performatif de la pièce, et Liz et Jacquelyn jouent constamment à tenter de prédire ce que l’autre va décider de faire. Par exemple, le costume que l’autre va choisir lors de nombreux changements – ces costumes étant eux-mêmes porteurs d’une information mutuelle, mais nous aurons sans doute l’occasion d’y revenir. Cela peut aussi être la boucle de mouvement dans laquelle l’une et l’autre vont entrer, la vitesse qu’elles vont choisir et moduler, le point de l’espace où elles vont s’arrêter, etc. Parallèlement, nous jouons également sur l’information mutuelle avec le public, installé de manière bifrontale : chaque moitié du public est donc partiellement informée de sa propre expérience en observant l’autre moitié.

Pouvez-vous revenir sur le processus de travail ? Quels outils d’exploration et de jeu avez-vous développés spécifiquement pour ce duo ?

L’outil d’exploration central de la pièce est ce jeu de prédiction dont nous venons de parler, en particulier parce qu’il crée une boucle de rétroaction, un « feedback loop », et que c’est donc un jeu génératif, il nous emmène là où nous n’aurions sans doute pas songé à aller. Nous avons aussi joué avec le renversement du paradigme « body-centric » que nous avions employé dans For Claude Shannon, où une partition chaque soir nouvelle dictait un déploiement singulier des corps dans l’espace : ici l’approche est « space-centric » au sens où des conventions d’espace changeantes déterminent le mouvement des corps. Pour l’illustrer on pourrait faire l’analogie suivante : si ma « partition » est de me rendre à la boulangerie la plus proche, la forme de mon déplacement dépendra de la topographie de la ville ou du quartier dans lequel je me trouve. La même partition conduira donc à des mouvements différents, et c’est ce qui a lieu dans Mutual Information. Nous avons aussi travaillé sur la transmission entre Jacquelyn et Liz de leurs parcours de danseuses, du Boston Ballet à la scène expérimentale new-yorkaise en passant par la compagnie de Martha Graham et le travail de bien d’autres chorégraphes. Nous avons aussi repris une pratique somatique qui date de 2012 mais qui n’avait jusqu’à présent pas trouvé de chemin vers un spectacle ; nous appelons cette pratique « l’électron » car l’enjeu est d’accueillir des impulsions de mouvement imprévisibles liées à la réponse de notre système nerveux lorsque l’on se sait observé, comme un électron réagit aux forces environnantes et aux flux d’énergie. La liste pourrait continuer longtemps, le travail de création est assez imprévisible et beaucoup de tentatives finissent par être écartées, mais le lien entre toutes ces tentatives c’est qu’elles questionnent l’identité et l’intimité.

Au plateau, Liz Santoro et Jacquelyn Elder mettent en jeu leurs costumes et accessoires à Chifoumi. Dans un précédent entretien vous me parliez de l’usage de l’aléatoire dans votre travail. Qu’en est-il dans Mutual Information ?

Dans cette pièce l’aléatoire est la manifestation des décisions de Liz et de Jacquelyn, ainsi que leurs tentatives constantes de prédiction de ce que l’autre va faire. De ce point de vue, c’est un peu différent de l’aléatoire présent dans des pièces comme Relative Collider, For Claude Shannon ou Maps par exemple, où de véritables tirages ont lieu pendant ou avant la représentation. Dans Mutual Information, la partition aléatoire faite de prédiction constante est incroyablement difficile, sinon impossible, à effectuer, c’est pourquoi des « erreurs » ont sans cesse lieu. Mais nous ne traitons pas ces erreurs comme telles, nous les voyons plutôt comme des opportunités de construire une résolution, une synthèse. Ainsi du choix des costumes, que Jacquelyn et Liz changent régulièrement en puisant parmi huit paires de costumes, mais elles échouent souvent à choisir la même paire, et ce désaccord est résolu par le jeu enfantin de pierre-papier-ciseaux, en effet. Ceci nous ramène d’ailleurs à la question de l’identité car, parmi les mécanismes qui structurent profondément nos identités, il y a cette obsession que nous avons de tout classer selon le prisme du succès ou de l’échec. C’est d’ailleurs ce qui fait l’essentiel du discours critique sur un spectacle, alors que de notre point de vue, le seul critère de ce qu’on pourrait appeler le succès, en art, c’est de parvenir à remplacer une certitude par un doute, un réflexe par un silence, une irritation par un plaisir.

Parmi ce choix de vêtements, justement, les aficionados pourront reconnaître des costumes extraits de pièces de DD Dorvilliers, Jennifer Lacey & Nadia Lauro, Anne Teresa De Keersmaeker, Mathilde Monnier, Loïc Touzé & Latifa Laâbissi, etc. Comment ces costumes symboliques sont-ils arrivés dans le processus ?

Au départ, concernant les costumes, il y avait pour nous des questions sur les ressources que nous consommons et sur la possibilité de leur recyclage. Pas vraiment des questions nouvelles mais qui résonnaient différemment au printemps 2020, pendant le premier confinement. Nous nous sommes mis à penser à l’idée de demander à d’autres chorégraphes de nous prêter des costumes de leurs pièces, toujours autour de cette idée d’information mutuelle. C’était peut-être aussi un prétexte, dans ce moment de coupure, d’isolement douloureux, pour faire signe à des collègues, des ami.e.s, des artistes dont nous admirons le travail. Il nous a fallu néanmoins pas mal de temps pour surmonter, je ne sais pas, une timidité, une pudeur, et c’est seulement à l’automne dernier que nous avons finalement écrit à une douzaine d’artistes en imaginant que beaucoup déclineraient. Notre joie a donc été immense lorsque nous avons reçu toutes ces réponses enthousiastes et généreuses. La confiance et le temps donnés, ce sont des choses incroyablement lumineuses qui traversent cette création parfois assombrie par la pandémie. Et puis cela nous rappelle de manière sensible au plateau que nous ne faisons jamais rien dans le vide, que notre travail ne peut exister sans celui des autres.

Pour la toute première fois dans votre travail, nous pouvons voir un duo en contact. Comment ce corps à corps est-il apparu dans l’écriture de la pièce ? D’où vient cette envie ?

Dans notre travail, le contact entre les corps n’avait en effet, jusqu’à présent, jamais été résolu par le toucher. Nous tentions de faire que les peaux se touchent à distance, que l’information circule entre les corps d’une autre manière, peut-être moins explicite, plus difficile. En 2019 nous avons ainsi créé une pièce où Liz Santoro et Cynthia Koppe tentaient très précisément de se toucher l’une l’autre à 6 000 kilomètres de distance et à travers un système de visioconférence. Aujourd’hui c’est se toucher physiquement qui est difficile, ambigu, vertigineux, alors c’est vers cela que nous nous tournons. Et puis l’envie de brouiller, de mélanger, les identités de Jacquelyn et de Liz, qui est un enjeu important de la pièce, conduit aussi naturellement à une forme de fusion des corps.

Nous pouvons constater que les sols de vos pièces sont toujours incrustés de notations, comme de potentielles partitions spatiales. Dans Mutual Information, des objets géométriques quadrillent l’espace du plateau et influent sur les déplacements des danseuses. Pouvez-vous revenir sur l’espace de Mutual Information ?

Oui c’est vrai qu’il y a presque systématiquement dans nos pièces une inscription au sol, quelque chose qui structure l’espace par ailleurs essentiellement vide. C’est le résultat des conversations que nous avons depuis toujours sur l’espace, et sur le travail en général, avec Mélanie Rattier, qui dessine au fil de la création de nombreuses itérations de ces inscriptions. Elles sont pour nous des supports de jeu pour composer, ou bien au contraire parfois les reflets de partitions déjà existantes. En plus d’être scénographe, Mélanie est aussi architecte et je crois que ce que nous cherchons à faire ce n’est ni plus ni moins que de construire des architectures performatives qui puissent abriter, inviter, provoquer, des conversations et des perceptions imprévues. Ces inscriptions sont aussi des énigmes, des lignes de fuite pour ne pas rendre captive l’attention des spectatrices et des spectateurs, ne pas fermer le sens, ne pas le localiser de manière définitive. Cela induit le plus souvent une forme d’abstraction sur laquelle chacune et chacun peut ensuite projeter son désir. Dans le cas particulier de Mutual Information, c’est la première fois que nous travaillons sur une épaisseur, avec un matériau là encore recyclé puisqu’il s’agit d’un isolant fabriqué à partir de denim. Le motif au sol, fait de triangles coupés dans cet isolant, représente, en creux, la trace de la partition « space-centric » dont nous parlions plus tôt. Il matérialise les lignes de passage des danseuses, mais semble être la source de la contrainte dans le mouvement, par un procédé de renversement que nous affectionnons parce qu’il met en danger nos hiérarchies perceptives. Toujours ces questions : qu’est-ce que je vois ? D’où est-ce que cela vient ? Où est l’information ? etc. Et puis dans Mutual Information Mélanie a aussi conçu un principe de transformation de l’espace, mis en œuvre par Liz et Jacquelyn. À mesure que leurs deux corps se rapprochent, les lignes du sol s’intensifient, se concentrent, puis disparaissent.

Vous auriez dû présenter la première de Mutual Information en décembre dernier à l’Atelier de Paris CDCN avant l’annulation de l’événement à cause de la situation sanitaire. Comment cette « non confrontation » à un public affecte-t-elle la création ? Comment se conclut un processus sans l’étape finale de la première face à un public ?

Il ne se conclut pas justement ! Chaque pièce que nous faisons pourrait en principe continuer à être travaillée indéfiniment. Giacometti parle d’ailleurs très bien de cela, ce qu’il appelle un « malentendu » entre l’œuvre qui est vue, achevée, et celle qu’il a faite lui, toujours inachevée. C’est vraiment le temps, lorsqu’il vient à manquer, qui fixe la forme, la partition, autrement dit une somme d’invariants à un moment donné. Si on rajoute du temps, la forme continue à évoluer et à se transformer, ce qui se passe d’ailleurs actuellement pour Mutual Information. Mais il y a autre chose, car dans une performance non seulement « c’est le regardeur qui fait l’œuvre » au sens où Duchamp le dit d’un tableau, par exemple, mais celle ou celui qui regarde a aussi une influence en temps réel sur les corps regardés en scène. C’est-à-dire que c’est encore plus littéral que ce que dit Duchamp : le public, par sa présence et son attention, fabrique l’œuvre autant que nous. En son absence, tout reste suspendu.

Mutual Information, conception Liz Santoro et Pierre Godard. Interprètes Liz Santoro et Jacquelyn Elder. Espace et collaboration artistique Mélanie Rattier. Musique Chris Peck. Lumière Pierre Godard et Virginie Galas. Régie générale Virginie Galas. Costumière Catherine Garnier. Costumes, prêts généreux de Loïc Touzé et Latifa Laâbissi, Marco D’Agostin, DD Dorvillier, Vincent Dupont, Myriam Gourfink, Anne Teresa De Keersmaeker, Jennifer Lacey et Nadia Lauro, Maud Le Pladec, Mathilde Monnier, Alban Richard, Mié Coquempot/K622. Photo © Patrick Berger / Costumes de Love de Loïc Touzé et Latifa Laâbissi.

Sous réserve de la réouverture des salles de spectacle d’ici les prochaines semaines, Liz Santoro et Pierre Godard présenteront Mutual Information au festival June Events, temps fort de l’Atelier de Paris / CDCN.