Photo © Mathieu Doyon

Mélanie Demers, Danse Mutante

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 13 octobre 2020

Depuis la création de la compagnie en 2007, la chorégraphe québécoise Mélanie Demers développe une oeuvre hybride et expérimentale qui sinue entre le poétique et le politique. Sa dernière création Danse Mutante résulte d’une recherche sur l’auctorialité et la notion d’auteur en danse. Pour ce projet spécifique, elle a invité à ses côtés les chorégraphes Ann Liv Young à New York, Kettly Noël à Bamako et Ann Van den Broek à Rotterdam à participer à un “relais chorégraphique”. Après avoir traversé trois continents à leur rencontre, les deux interprètes – Francis Ducharme et Riley Sims – rendent compte du regard et de la signature chorégraphique de chacune d’elles dans un projet-marathon de quatre spectacles. Dans cet entretien, Mélanie Demers revient sur les enjeux et le processus singulier de cette ambitieuse aventure collective.

Depuis la création de votre compagnie MAYDAY en 2007, vos recherches chorégraphiques semblent se matérialiser différemment selon chaque projet. Retrouvez-vous des fils rouges de pièces en pièces ? Comment la création de Danse Mutante s’inscrit-elle dans cette recherche artistique ?

En presque 15 ans de parcours artistique, je décèle en effet des grands mouvements ou des cycles de création. Les Angles Morts (2006), Sauver sa Peau (2007) forment le cycle des petits écrins. Ce sont deux duos, deux collaborations intimes avec des sujets politiques, explosifs et avec de grandes ambitions. Junkyard/Paradis (2010), Goodbye (2012), MAYDAY remix (2014) est un cycle plus expansif. Ce sont des pièces de groupes, avec des distributions bigarrés, des esthétiques baroques et une théâtralité marquée. Would (2015), Animal Triste (2016) et Icône Pop (2016) est un cycle plus introspectif et réflexif. Le projet Danse Mutante occupe quant à lui une place particulière, il est autonome et résulte d’une recherche poussée sur la signature chorégraphique, sur le travail collaboratif, sur la question de l’auteur et de l’interprète.

Danse Mutante creuse et questionne l’idée d’auctorialité. Quelle place occupe cette notion d’auteur dans votre recherche, dans votre travail de chorégraphe ?

Depuis toujours je suis fascinée par l’idée de la maternité des idées. D’où viennent-elles ? Comment nous sculptent-elles et comment auscultons-nous le monde ? Et ces préoccupations se traduisent dans mon œuvre. Je tends à beaucoup offrir d’espace aux interprètes et aux collaborateurs qui croisent le fer avec moi. J’aime à croire que l’étincelle existe dans la rencontre, lorsque les choses nous dépassent. Je pense aussi que la création est une façon de structurer le chaos en nous et le chaos qui est le nôtre est totalement unique. A contrario, nous partageons les contextes, les influences, la culture populaire, les grandes mythologies, les discours oppressifs. Et ce qui crée le parfum d’originalité, c’est la convergence du chaos intérieur et du chaos extérieur. Alors, à mon sens, tout est à portée de main mais rien ne nous appartient réellement.

Ce projet itinérant répond-t-il à un besoin en particulier ?

À l’ère où les frontières se referment sur elles-mêmes mais où les migrations se multiplient, j’ai voulu, avec Danse Mutante, observer le voyage des idées. Il a fallu deux ans à mettre sur pied ce projet hors-piste, il a fallu fédérer une multitude de personnes autour de la question de la porosité, de la solidarité et de la belle et cruelle quête de l’unicité. En élaborant la théorie, nous n’avions pas imaginé la profondeur des bouleversements que les mutations allaient opérer en nous. De la maternité des idées, à l’effritement des pouvoirs, jusqu’à la perte des repères, ce sont les concepts même de la transformation et de l’évolution qui se sont immiscés au cœur de chacune des pièces qui composent ce projet.

Pour ce projet vous avez réunit 3 artistes femmes de part et d’autre du globe : Ann Liv Young à New York, Kettly Noël à Bamako et Ann Van den Broek à Rotterdam. Comment votre intérêt s’est-il arrêté sur ces 3 femmes en particulier ?

J’ai simplement choisi trois artistes que j’admire. Le regard qu’elles portent sur les choses est lucide, pertinent, sans compromis, dérangeant, sans appel. J’ai aussi choisi trois chorégraphes que je connaissais peu pour éviter toute trace de complaisance. Elles se sont emparées du projet parfois sans même le considérer dans son ensemble. Si j’avais au départ imaginé un projet collaboratif, cette expérience a plutôt révélé des jeux de pouvoir. En tant que créatrice, initiatrice, j’avais le choix des armes, du champ de bataille et de l’heure de la rencontre. J’avais l’avantage. Ensuite, les choses m’ont échappé. Et c’est tant mieux. Pourtant, à une époque où on interroge les tribunes et remet en question ceux qui ont le privilège de les occuper, je me dois d’assumer mes intuitions, endosser les démarches et défendre mes choix et défendre les leurs. Il me semblait que Ann Liv Young, Kettly Noël et Ann Van den Broek avaient quelque chose à dire qui allait ébranler nos fondements. Et elles le font.

Pouvez-vous revenir sur les différents processus de création de Danse Mutante ? Y-avait-il des « consignes » ou un cahier des charges à respecter ?

Nous avons beaucoup travaillé à élaborer les règles du jeu. Et elles ont éclaté aussitôt que nous avons lâché la bête. Il existait une valise chorégraphique, un cahier des charges et un accompagnement financier, logistique et de production. Cependant, dès que les chorégraphes se sont emparées de l’objet, la radicalité des démarches et des visions ont pris le pas sur les règles. Et c’est peut-être tant mieux. Chaque chorégraphe avait seulement accès à la version précédente, créant ainsi un réel relai entre nous toutes, plutôt qu’une réinterprétation de mon œuvre initiale. Nous avons découvert que le seul et réel référent était les performeurs eux-mêmes, transportant dans leurs corps et leurs êtres les expériences, les processus, les préoccupations, les désirs et les ambitions de chacune d’entre nous.

Comment se sont-elles approprié ce projet ? Comment votre ADN a-t-il « muté » de pièce en pièce ?

Chacune a su interpréter le jeu des mutations à sa façon. Ann Liv Young a choisi une mutation sur les thèmes de Cantique en surlignant à gros traits ce qui était plus timidement abordé dans ma proposition. Kettly a choisi de s’attaquer à une mutation du contexte sociopolitique en transposant les jeux de pouvoir américains à un paradigme de domination de l’occident sur l’Afrique. Et Ann Van den Broek s’est penché sur une mutation plus esthétique en distillant son style sur quelques mouvements choisi de la mutation de Kettly. Chaque déclinaison possède à la fois une saveur très originale, unique, radicale tout en étalant les clichés de son contexte personnel et social.

J’imagine que ce projet était ambitieux d’un point de vue physique pour les deux interprètes. Se confronter à 4 univers différents, à des écritures, énergies et corporéités parfois radicalement opposés.

En effet, d’un point de vue physique, le défi est évident. Mais c’est plutôt d’une perspective psychologique que leur force s’est réellement révélée. Il aura fallu une capacité d’adaptation aux contextes géographique, culturel, esthétique et personnel. Chaque mutation possède sa propre déclinaison énergétique en lien direct avec la personnalité des artistes qui l’a créé. 

Comment ont-ils vécu ces voyages, ces rencontres ?

Je ne sais pas. Je pense que c’est un projet magnifique et magnifiquement difficile. Il faudrait leur demander ce que le projet a laissé comme trace et comme cicatrice. Ce que j’ai pu observer c’est leur profonde résilience et versatilité, leur désir de plaire, leur besoin de comprendre et la nécessité de s’emparer de l’œuvre et de la faire leur.

Le confinement a automatiquement mis en stand-by vos projets en cours, notamment vos tournées et la création de votre nouvelle pièce Post Coïtum. Comment cet « arrêt brutal » a-t-il perturbé la création ? Ces reports et annulation vont-ils engendrer sur le long terme des conséquences sur votre compagnie ou vos prochaines productions ? Comment envisagez-vous la rentrée, la saison à venir ?

Nous vivons une ère particulièrement difficile pour les arts. Je ne m’inquiète pas pour la danse, pratique millénaire qui survivra à toutes les pandémies. Je m’inquiète seulement pour les artistes, pour nous. Rarement pour moi. Post Coïtum prend des airs de prémonitions à la lumière de ce que nous vivons. Je suis en train de mesurer sa pertinence lorsque sa lecture est faite à travers la lentille de la pandémie. Je ne sais pas ce qu’adviendra de cette œuvre. Pour Danse Mutante, les reports nous permettent d’espérer pour cette œuvre encore une longue vie. C’est un privilège.

La crise sanitaire a-t-elle provoqué de nouvelles questions, réflexions, amené à reconsidérer votre pratique, votre recherche, etc ?

Le confinement a provoqué un ralentissement permettant aux gens de s’écouter. Le bruit constant et le rythme insoutenable de nos vies nous empêchent trop souvent de simplement nous écouter. Plusieurs personnes autour de moi ont changé le cours de leur vie, ont pris cet arrêt comme un tremplin pour se propulser vers autre chose, dans une quête d’harmonie. En ce qui me concerne j’ai eu la chance de réaliser que j’étais assez en phase avec mes désirs, avec mes besoins et ceux des miens. Artistiquement, il faut évidemment un réajustement. Des projets se sont écroulés et d’autres ont vu le jour. Et cela nous fait réaliser à quel point nous sommes tributaires du monde dans lequel nous vivons. Le confinement nous empêche évidemment de nous réunir, de communier, de communiquer même. Mais les tensions raciales, les oppressions, le patriarcat, les injustices et la tension politique que nous sommes en train de vivre nous forment et nous transforment tout autant.

Danse mutante, direction artistique Mélanie Demers. Avec Francis Ducharme, Riley Sims. Chorégraphie Mélanie Demers, Ann Liv Young, Kettly Noël, Ann Van den Broek en collaboration avec les danseurs. Photo © Mathieu Doyon.

Du 26 au 30 janvier 2021 au Théâtre National de Chaillot