Photo © Diego Astarita scaled

Marina Otero, Fuck Me

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 5 juillet 2023

Révélée en Europe avec l’explosif Fuck me, Marina Otero est l’une des figures théâtrales de la scène alternative argentine. Elle développe depuis maintenant plusieurs années une recherche basée sur sa propre vie, mêlant autobiographie et fiction, dans des créations hors normes où son corps est toujours mis à l’épreuve. Écrit depuis son lit d’hôpital où elle était dans l’attente d’une opération de la colonne vertébrale, Fuck Me est une réponse vitale à cette l’immobilité douloureuse. N’ayant plus les capacités de danser, elle substitue son corps avec celui de cinq hommes dénudés qu’elle dirige comme des extensions corporelles d’elle-même sur scène. Entre documentaire et fiction, elle expose à cœur ouvert son histoire familiale, son rapport aux hommes et fait de son corps blessé l’objet d’une performance furieuse et exaltante. Dans cet entretien, Marina Otero revient sur les enjeux de son travail et sur le processus de Fuck Me.

Vos pièces prennent toujours racine dans la réalité, dans votre vie personnelle. Comment décririez-vous votre travail ?

Bien que mes pièces soient basées sur ma propre biographie, il n’y a jamais de pacte de vérité avec le public. Ce qui m’intéresse, c’est le pacte de vérité entre moi et l’œuvre, et ce que le processus de création va me révéler. La mémoire est la source d’où émerge le matériel de travail, et j’ai conscience que mes souvenirs, érodés par le temps, poétisent et déforment « le réel ». Mon travail se situe dans cet espace trouble, entre le corps et la parole, entre ce qui est là et ce qui manque, entre ce que nous percevons consciemment et ce qui est incompréhensible, entre la fiction et la réalité. Une œuvre, lors de son processus de création, traverse de nombreux traitements : même si le point de départ est ma vie personnelle, je suis obligée d’altérer cette matière pour produire de la dramaturgie, de l’image, du mouvement, etc. Je pars toujours d’un événement ou d’un élément qui me touche personnellement mais je ne sais jamais comment va se formaliser ni vers où ma recherche va me mener. Et finalement, qu’est-ce que la réalité, comment et par qui est-elle construite ? J’utilise la réalité pour construire l’œuvre, et en même temps j’utilise cette même œuvre pour transformer la réalité. La véracité d’une parole n’est pas l’enjeu de ce travail. Je préfère transformer cette réalité asphyxiante, forcer ses limites, car c’est dans cet espace diffus que le poétique peut apparaître.

Votre création Fuck me est le troisième volet de votre projet Recordar para vivir (Se souvenir pour vivre). Quels sont les enjeux de ce projet au long-cours ?

J’ai commencé mon projet Recordar para vivir en 2008 et cette recherche au long-cours basée sur ma propre vie se terminera à ma mort. Je suis fascinée par le fait de suivre la vie des artistes sur de longues périodes, observer comment leurs œuvres évoluent en même temps que leurs vies. J’ai choisi de travailler sur et avec moi-même principalement parce que j’ai cette matière première sous la main, tout le temps. Aussi pour des raisons éthiques, car je peux faire ce que je veux : je décide moi-même des limites. Vers 1800, Ludwig Börne a écrit : « Depuis de nombreuses années, je suis moi-même l’objet de mes pensées, je n’étudie et n’examine que moi-même, et si j’étudie autre chose, c’est pour l’appliquer à ma propre perspective ». À cette époque, le contexte était très différent d’aujourd’hui où le « moi moi moi » a été intensifié par les réseaux sociaux. Néanmoins, travailler sur sa propre histoire et sa vie personnelle reste un sujet inexhaustible qui m’intéresse éminemment. 

Vous avez créé Fuck Me en partie alitée, à la suite d’une opération. Pourriez-vous retracer l’histoire de cette pièce ?

Fuck me est un projet plus ambitieux que mes précédentes pièces : nous sommes six au plateau et nous sommes une équipe de neuf à voyager en tournée. Cette énergie qui émane de notre collectif n’est pas du tout représentative du processus de création et de l’état dans lequel je me trouvais durant les répétitions. Pendant cette période, j’ai eu plusieurs problèmes de santé qui m’ont rendu incapable de marcher. J’ai été alitée pendant un an jusqu’à ce que je sois opérée de la colonne vertébrale, quelques jours avant la première. Le processus a été très chaotique et éprouvant, pour tout le monde. Des ami·e·s et/ou des membres de ma famille me conduisaient aux répétitions et je revenais en taxi, m’asseyais et coordonnais la répétition du mieux que je pouvais. Ensuite, je retournais dans mon lit et j’écrivais ou j’enregistrais des vocaux, qui constituaient le texte de la pièce. Durant ce processus, je me suis donc rapprochée d’une réalité que je n’avais jamais vue ou touchée auparavant, une réalité très différente de celle que nous voyons dans le territoire privilégié de l’art : la précarité des hôpitaux publics de la province de Buenos Aires. À chaque hospitalisation, j’ai pu constater le manque de ressources de ces établissements : des personnes assises sur des bancs ou sur le sol qui attendent indéfiniment que des lits se libèrent, qui attendent un matelas ou une perfusion pour soulager la douleur, des infirmières qui font un travail de titan pour un salaire dérisoire… J’ai eu besoin de diriger mon travail loin de cette réalité, je voulais chercher de l’espoir dans cette attente sans fin, imaginer une pièce avec une lumière différente de celle des tubes et des murs blancs de l’hôpital. C’est dans ce contexte que j’ai imaginé Fuck Me : dans le sentiment d’impuissance à transformer l’absence, dans l’approche de la mort et de la douleur, et dans l’approche de la foi qui apparaît lorsqu’il n’y a plus rien à faire que de s’abandonner. Pendant cette période difficile, travailler sur cette pièce a été comme un fil de lumière sur lequel j’ai pu m’accrocher. Fuck Me a été créé dans l’immobilité et la douleur, durant une période où je n’avais presque plus aucun désir, et aujourd’hui, c’est la pièce qui donne le plus de mouvement à ma vie.

Vous avez déclaré considérer « la fiction comme un champ de bataille, pour rendre justice à ce qui n’a pas été fait dans la vie réelle. » Envisagez-vous la création comme un rituel de guérison / contre le regret ?

Je ne crois pas que le travail nous guérit, mais en écrivant, nous nommons, et en cherchant à poétiser la douleur, nous nous distancions ; par conséquent, cette douleur devient plus supportable. J’aime penser que la création est un processus alchimique, même s’il s’agit d’un jeu. Les alchimistes avaient la prétention de fabriquer l’or au moyen d’autres métaux. En transposant cette idée d’alchimie à celle de l’œuvre d’art, j’aime à penser que le processus de création peut consister à transformer une vie ordinaire en une vie extraordinaire. Je crois en cette idée et en même temps j’ai conscience qu’elle peut être naïve : une œuvre peut être le résultat d’une quête spirituelle comme elle peut devenir un produit capitaliste qui nourrit l’ego narcissique de l’artiste. Je sais que les pièces que nous fabriquons finissent par devenir des objets marchands qu’on vend à des théâtres ou des festivals. Ce qui m’intéresse, c’est d’essayer de transformer l’ego en un acte d’abandon. Et bien sûr que j’ai peur de transformer une vie ordinaire en un produit commercial plus ordinaire que la vie elle-même. Chaque jour, j’essaie d’être attentive à cette limite que nous rencontrons lorsque notre travail commence à être connu. Plus nous obtenons de reconnaissance, plus nous devons être attentif·ve·s à ne pas perdre le sens profond de notre travail. J’ai commencé à faire de l’art très jeune, parce qu’il était impossible pour moi de vivre dans la réalité qui m’était proposée. J’ai créé des fictions à partir de la douleur, de l’injustice, de la vengeance, du manque de quelque chose ou du manque de foi. Chaque projet est devenu une sorte de quête spirituelle, j’ai conscience que ça peut sonner un peu new-age pour mon âge, mais j’aimerais toujours garder cette foi naïve en l’invisible.

Comment abordez-vous vos processus créatifs ?

Lorsque je suis dans un processus créatif, je suis toujours extrêmement sensible et ma vie commence à être aspirée dans l’œuvre. Je deviens une sorte d’éponge : tout ce qui arrive peut devenir une matière de travail. Maria Negroni, une autrice argentine, dit que « la poésie est l’émotion de la pensée ». Je pense que la composition se rapproche de cette idée. Une œuvre est en quelque sorte le résultat d’un processus dans lequel l’action de penser et de sentir se rejoignent. Ce qui m’intéresse, c’est lorsque l’œuvre traverse le corps et le modifie. Lorsque je parle du corps, j’entends par là un corps en tant que matière physique, émotionnelle et spirituelle. Je m’intéresse au territoire de la fiction en tant qu’espace où nous rencontrons tout ce que nous voulons nier dans la vie réelle, où l’idée d’identité est également remise en question : qu’est-ce qu’un corps sans son contexte ? Je m’intéresse aux limites qui sont troubles. Les certitudes rassurent, en revanche le doute ouvre des possibilités vers l’inconnu. Ce que nous ne pouvons pas encore voir. C’est le travail qui nous aide à dévoiler les zones d’ombre. Durant mes processus de création, j’essaie d’être plus fidèle à l’œuvre que je suis en train de créer qu’avec moi-même, j’essaie de l’écouter et de comprendre ce qu’elle me demande. Ce qui m’intéresse dans mes processus, c’est de pouvoir entrer et sortir des différents « je » et ainsi faire une pause dans le « je » qui me dévore au quotidien. Et en même temps, il n’y a rien que j’apprécie plus que de terminer un spectacle et de me reposer de ces « moi » fictifs.

Fuck me, dramaturgie et mise en scène Marina Otero. Avec Augusto Chiappe, Cristian Vega, Fred Raposo, Juan Francisco Lopez Bubica, Miguel Valdivieso, Marina Otero. Assistante à la mise en scène Lucrecia Pierpaoli. Lumière et régie générale en tournée David Seldes et Facundo David. Création lumière et scénographie Adrián Grimozzi. Production Mariano de Mendonça. Photo © Diego Astarita.

Fuck me est présenté du 19 au 22 juillet au Festival Paris l’été.