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Marcus Lindeen, La trilogie des identités

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 20 septembre 2022

Marcus Lindeen développe depuis une dizaine années une pratique à la croisée du documentaire et du théâtre. Basé sur des enquêtes et des entretiens, son travail met en scène des témoignages de personnes qui traversent différentes formes de transformations identitaires. Ses trois pièces Orlando et Mikael, Wild Minds et L’Aventure invisible forment La Trilogie des identités, un projet pour lequel le metteur en scène suédois à rencontré, entre autres, le premier homme au monde à avoir reçu deux greffes totales du visage, des personnes atteinte du trouble de la rêverie compulsive et deux hommes qui « regrettent » leur opération de réassignation de genre. Dans cet entretien, Marcus Lindeen partage les rouages de sa recherche artistique et revient sur chacun des volets de sa Trilogie des identités.

Vos recherches prennent toujours racine dans la réalité, dans des matériaux documentaires. Comment décririez-vous votre recherche/travail artistique ?

J’ai travaillé pendant plusieurs années en tant que journaliste radio avant de devenir metteur en scène et il me semble naturel aujourd’hui de me servir de certaines méthodes journalistiques dans les processus de mes pièces. Par exemple, ma pratique d’écriture se base toujours sur des recherches et des interviews. J’épluche régulièrement les journaux et l’actualité à la recherche d’histoires a priori banales qui peuvent contenir en elles une dimension poétique ou même mythologique. Il faut du temps pour trouver des histoires qui ont ce potentiel, mais quand on y arrive, c’est merveilleux ! Souvent, les histoires qui m’intéressent parlent de personnes qui traversent différentes formes de transformations identitaires, qui essaient de comprendre qui elles sont. D’une certaine manière, je pense que j’essaie toujours de trouver ma propre histoire dans les histoires des autres. Faire ce genre de théâtre documentaire et choisir un certain type de sujets est une façon de raconter ma propre histoire en choisissant d’autres personnes pour l’incarner. Pour la plupart de mes pièces, je crée une sorte de scénario sonore : j’enregistre des entretiens avec des personnes réelles, je les réécris légèrement et je les monte, un peu comme lorsque je travaillais à la radio. En général, je ne trouve pas nécessaire de creuser davantage la fiction car la réalité est presque toujours plus étrange et surprenante que ce que mon imagination peut inventer. J’utilise principalement la fiction pour créer la situation sur scène où je laisse les différents personnages que j’ai interviewés se rencontrer dans un dialogue qui est motivé par la curiosité plutôt que par le conflit. La curiosité et l’écoute sont des éléments qui pour moi manquent dans le débat public actuel. Les personnages de mes pièces ne se battent jamais et n’essaie pas de se dresser les uns contre les autres. Au contraire, ils s’engagent dans des conversations intimes où ils se posent simplement des questions pour essayer de comprendre la complexité de leurs expériences respectives.

Vos trois pièces Orlando et Mikael, Wild Minds et L’Aventure invisible forment La Trilogie des identités. Quelles sont les grandes questions que vous abordez dans ce grand projet ?

Ce travail s’étend sur une période de création de près de quinze ans et je ne l’imaginais pas au départ comme une trilogie. C’est en 2020, lorsqu’avec Marianne Ségol-Samoy, traductrice du suédois et ma collaboratrice artistique sur toute la trilogie, nous avons créé L’Aventure invisible, que je me suis rendu compte que ces trois pièces gravitent toutes autour du thème de l’identité et de la transformation. Je pense vraiment que la question de l’identité est la plus profonde de toutes les questions. Elle possède une dimension à la fois existentielle et politique : elle permet de comprendre qui nous sommes à l’intérieur de nous-mêmes et qui nous sommes autorisés à être à l’extérieur lorsque nous nous présentons aux autres. Avec ce travail, j’essaie de questionner différentes idées et récits sur l’identité. Par exemple, remettre en question l’idée du genre qui serait un concept binaire. Ou l’idée que nous avons un véritable moi intérieur, caché au plus profond de nous-mêmes, que nous sommes censés passer notre vie à le chercher et finalement à le devenir. Mais s’il n’y a pas de « vrai moi » qui advienne ? Et si tout n’était qu’une mise en scène, où nous jouons de nombreux rôles différents, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur ?

Orlando et Mikael (2022) est une nouvelle version du premier volet de votre trilogie, Regretters (2006). Pourriez-vous revenir sur l’histoire de ce projet ?

J’ai toujours été intéressé par le sentiment de regret. J’ai l’impression qu’il s’agit encore d’un tabou et que les gens ne veulent jamais admettre en avoir eu dans la vie. Pourtant, nous avons tous des regrets et c’est aussi à travers eux qu’on se construit. Lorsque j’animais une émission culturelle hebdomadaire sur la radio nationale suédoise, j’avais dédié toute une émission au regret. Parmi les personnes que j’avais interviewé pour l’émission, il y avait Mikael qui m’avait raconté qu’il regrettait son opération de réassignation de genre d’homme à femme. Lorsque son témoignage a été diffusé, un autre homme m’a appelé en se présentant comme Orlando et en expliquant qu’il avait entendu l’émission et que, pour la première fois de sa vie, il s’était reconnu dans l’histoire d’une autre personne. Il avait également fait une transition d’homme à femme et l’avait regretté. Je me souviens que ce soir-là, nous avons longuement parlé au téléphone et il m’a raconté sa vie. Après ça, j’ai réalisé que j’avais entre les mains un témoignage très fort et qu’il fallait que Mikael et Orlando se rencontrent. Puis finalement, cette rencontre est devenue une pièce de théâtre en 2006. Au départ, leurs témoignages étaient incarnés sur scène par des acteurs, puis en 2010 nous avons réalisé un film où Orlando et Mikael sont apparus pour la première fois. Depuis 2006, la pièce a été traduite dans de nombreuses langues et jouée dans le monde entier. Ces dernières années, elle a été jouée en Argentine et en Corée du Sud. Lorsque nous avons eu la possibilité de présenter l’intégralité de La Trilogie des identités en France, j’ai décidé d’écrire une nouvelle version de Regretters, qui s’intitule aujourd’hui Orlando et Mikael, à partir des matériaux de la pièce et du film. 

Depuis la création de Regretters en 2006, la question de la transidentité occupe une place différente dans la culture et le débat social. Comment ce nouveau contexte a-t-il participé à la relecture et la reprise de votre travail ?

Les matériaux à partir desquels Marianne et moi avons travaillé datent de 2006. Orlando et Mikael avaient déjà plus de soixante ans à l’époque. Je vois cette pièce comme une capsule temporelle, une fenêtre sur le passé qui nous offre un aperçu de comment leur génération parlait du genre à cette époque et comment ils ont vécu cette expérience de transition. Le mouvement transgenre a beaucoup évolué en Europe depuis la création de la pièce en 2006. Dans ce contexte, parler des regrets était et reste toujours une position sensible sur le plan politique, car ce discours peut être utilisé comme un argument contre le soutien aux opérations de réassignation. Il est très important de préciser que la pièce n’est pas contre cela. Aujourd’hui, elle n’a plus pour sujet central le regret, il s’agit simplement de ces deux individus et de leurs histoires de vie qui montrent les limites du système binaire des genres. C’est aussi pourquoi nous avons décidé de donner un nouveau titre à la pièce : Orlando et Mikael. Contrairement à la pièce originale qui mettait en scène deux acteurs professionnels, cette nouvelle version fait appel à des acteurs non professionnels qui s’identifient comme trans ou queer. Ce qui est important aujourd’hui, en termes de représentation, c’est que les personnes qui incarnent la parole d’Orlando et Mikael partagent une expérience de vie et de corps qui remet en question les normes de genre.

Wild Minds (2017) est le deuxième opus de cette trilogie. Pourriez-vous revenir sur l’histoire de cette pièce ?

J’ai été invité à réaliser une performance pour le Moderna Museet de Stockholm dans le cadre d’un festival de littérature. Je voulais en quelque sorte aborder l’idée de la fiction et de la création de fiction, mais d’un point de vue non artistique. À cette même période, j’étais tombé sur un article dans un magazine de psychologie parlant de ce nouveau diagnostic psychologique appelé trouble de la rêverie compulsive. Les personnes qui souffrent de ce trouble ont pour habitude de se réfugier dans un monde imaginaire en créant des histoires et univers fictifs. J’ai trouvé ce phénomène fascinant : ils sont comme des auteurs et des artistes mais sans public. Et en plus de cela, ils souffrent d’une dépendance à ces mondes de rêve intérieurs, que la plupart d’entre eux trouvaient plus intéressants que leur vie réelle. J’ai donc commencé à contacter des gens sur des forums de discussion et j’ai pu trouver quelques personnes qui voulaient bien être interviewées de manière anonyme. J’ai réalisé tous les entretiens par Skype sauf avec une personne, que j’ai rencontrée à New-York. Nous nous sommes donné rendez-vous dans un café vide et je me souviens qu’elle avait toujours peur que quelqu’un puisse l’entendre parler. Mais en même temps, elle semblait fière de me raconter son « activité de rêverie » car cette pratique impliquait beaucoup de travail. Elle passait plusieurs heures chaque jour à faire des recherches et à préparer les scènes de ses histoires imaginaires. Elle me décrivait cette pratique sur le même principe qu’un metteur en scène de théâtre qui répète les scènes dans son esprit avant de rentrer en profondeur dans les détails et les émotions de ses personnages. Elle était à la fois la créatrice et l’unique spectatrice de son œuvre. 

Comment avez-vous travaillé et mis en scène ces témoignages ?

Dès le départ, je souhaitais créer une expérience intime avec un dispositif inclusif. J’ai donc retranscrit ces entretiens et j’ai tricoté une conversation entre toutes ces personnes, comme si elles faisaient partie d’une thérapie de groupe pour rêveurs inadaptés. Le dispositif est très simple : il s’agit d’un cercle de chaises où les interprètes et le public sont assis ensemble, comme si tout le monde participait à la même conversation. Cette mise en scène se réfère à la tradition des contes, notamment au cercle autour du feu avec des gens qui se racontent des histoires et s’écoutent, mais en même temps, cet espace pourrait aussi être celui d’une thérapie de groupe.

Le troisième volet, L’Aventure invisible (2020), questionne le processus de (re)construction identitaire à l’épreuve de la dépossession de soi. Pourriez-vous retracer la genèse de ce projet ? 

Ce projet combine deux sujets qui me fascinent : l’artiste surréaliste Claude Cahun et la greffe de visage. Je suis fasciné par Claude Cahun et ses photographies très étranges et mystérieuses. J’ai d’ailleurs emprunté le titre L’aventure invisible à l’un de ses poèmes. Ensuite, je suis fasciné depuis très longtemps par l’idée de la greffe de visage. J’ai fait des recherches sur le Français Jérôme Hamon, le premier homme au monde à avoir reçu deux greffes totales du visage. Le point de départ de L’Aventure Invisible était donc une sorte de défi que je me lançais à moi-même : créer une œuvre qui interroge la notion d’identité en combinant ces deux histoires. J’ai ensuite mené des recherches pendant deux ans, et le projet s’est étendu à l’histoire de Jill Bolte Taylor, une scientifique américaine spécialiste du cerveau qui a subi une attaque cérébrale qui a effacé ses souvenirs et qui a ensuite passé huit ans à se reconstruire en tant que personne. Ces trois histoires remettent en question l’idée d’une identité stable et constante et proposent des interprétations plus complexes de ce que c’est que « d’être ». Claude Cahun disait que nous ne sommes jamais un, mais multiples : « Sous ce masque, un autre masque ; je ne cesserai jamais de soulever tous ces visages. » Elle citait d’ailleurs souvent le Je est un autre d’Arthur Rimbaud, auquel elle ajoutait « et multiple, toujours ». Quant à Jérôme Hamon, il se surnomme « l’homme aux trois visages » : son visage d’origine, celui qu’il a reçu pour sa première greffe, et le troisième qu’il a reçu pour la deuxième greffe.

Comme pour vos précédents projets, L’Aventure invisible se base sur une série d’entretiens que vous avez réalisés, notamment avec Jérôme Hamon. Pourriez-vous revenir sur cette rencontre ?

J’ai interviewé le chirurgien plasticien Laurent Lantieri à Paris au sujet de son travail de transplantation faciale et c’est lui qui m’a présenté Jérôme Hamon, le premier patient au monde à avoir reçu une greffe totale du visage. C’est d’ailleurs le Dr Lantieri qui avait réalisé cette opération expérimentale. Avec Marianne, nous avons interviewé Jérôme Hamon à plusieurs reprises à Paris. Il nous a raconté comment il avait reçu le visage d’un donneur puis d’un autre après avoir fait un premier rejet de greffe et comment cela avait affecté sa perception de lui-même. Son histoire était hallucinante. C’est le genre de réflexion que j’aime trouver dans mon travail, qui touche presque à quelque chose de métaphysique, qui passe du domaine scientifique au spirituel. Nous avons également interviewé Sarah Pucill, une artiste londonienne qui a consacré sa carrière à l’interprétation des photos de Cahun et Jill Bolte Taylor. Comme pour Wild Minds, les entretiens ont ensuite été transformés en une conversation fictive entre Sarah, Jill et Jérôme.

L’Aventure invisible et Wild Minds sont performés dans un dispositif circulaire. Comment cet espace s’est-il formalisé ?

J’ai décidé de mettre en scène cette conversation à nouveau dans un dispositif circulaire mais cette fois-ci dans une scénographique en bois sur trois niveaux. Pour moi, l’expérience du dispositif de Wild Minds donne beaucoup de force aux témoignages. Faire asseoir des gens en cercle pour écouter des histoires est le concept théâtral le plus simple qu’on puisse proposer en tant que metteur en scène. En tant que public, nous sommes tellement habitués à nous asseoir dans l’obscurité du théâtre et à attendre confortablement que quelqu’un nous serve du drame, de la virtuosité et des spectacles visuels sur une scène devant nous. Mais ici, dans ce dispositif, on est visible et on fait partie d’un groupe qui est impliqué dans la dramaturgie. Non pas en tant qu’orateur, mais en tant qu’auditeur. Et lorsque la scène disparaît, le public est obligé de faire appel à son imagination et d’inventer, espérons-le, son propre spectacle, à l’intérieur de lui-même. 

La Trilogie des identités, texte et mise en scène, Marcus Lindeen. Collaboration artistique, dramaturgie et traduction, Marianne Ségol-Samoy. Photo Hannah Cohen.

Du 9 au 29 septembre au Mucem et à La Criée / Festival Actoral
Du 6 au 17 octobre au T2G Théâtre de Gennevilliers / Festival d’Automne
Du 20 au 22 octobre à la Comédie de Caen / Festival Les Boréales