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Marcela Santander Corvalán « Arrêter de penser ce qui nous éloigne et réfléchir à ce qui nous rassemble »

Propos recueillis par François Maurisse

Publié le 26 août 2017

Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est souvent l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également d’organiser celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en publiant tout l’été une série de portraits d’artistes. Figure établie ou émergente du spectacle vivant, chacune de ces personnalités s’est prêtée au jeu des questions réponses. Ici la danseuse et chorégraphe Marcela Santander Corvalán.

Née au Chili, Marcela Santander Corvalán se forme en Italie à l’Ecole d’Art Dramatique Paolo Grassi à Milan, puis en France au CNDC d’Angers. Depuis 2011, elle est interprète pour de nombreux projets, aux côtés de Dominique Brun, Faustin Linyekula, Mickaël Phelippeau ou Volmir Cordeiro. Elle a également signé ses propres projets : le duo Époque, avec Volmir Cordeiro en 2015, le solo Disparue en 2016, ou dernièrement MASH, avec Annamaria Ajmone.

Quel est votre premier souvenir de danse ?

Mon premier souvenir de danse, c’est quand j’étais très petite, je pense cinq ou six ans. Je dansais dans un ballet et j’avais fait moi-même ma coiffure, les cheveux tirés très droits vers le haut. J’avais refusé le chignon. J’ai aussi le souvenir d’être plus petite que les autres, et j’essayais de voir tout le plateau et en même temps le public, je n’y arrivais pas sauf quand je sautais. J’ai le souvenir de ce saut qui me permettait de mieux voir mes collègues et le public.

Quels sont les spectacles qui vous ont le plus marquée en tant que spectatrice ? 

Clase (2008) de Guillermo Calderón, May B (1981) de Maguy Marin, IBM1401 (a User’s Manual) (2005) de Erna Ómarsdottir, Pororoca (2009) de Lia Rodrigues, mais aussi la première pièce de Meg Stuart, Disfigure Study (1991), Love (2003) de Loïc Touzé et Latifa Laâbissi, This situation (2009) de Tino Sehgal, Sylphides (2009) de François Chaignaud et Cecila Bengolea, et plus récemment De repente tudo fica preto de gente (2012) de Marcelo Evelin et Jerk (2008) de Giselle Vienne.

Quels sont vos souvenirs les plus intenses en tant qu’interprète ?

C’est une question difficile, car à chaque travail les intensités se configurent de manières différentes. Je pourrais nommer trois expériences qui ont été et sont toujours très importantes pour moi. Elles ont, d’une certaine manière, changé mon parcours en tant qu’interprète :

Faustin Linyekula, Stronghole. Travailler avec Faustin a été très intense pour moi car les questions et les frontières où se situe le travail et où il commence sont vitales pour lui, des questions de survie, de contexte, cela pour moi a été très fort. Cela m’a permis de me poser la question de la danse dans un contexte social et politique très particulier et comment le travail artistique et professionnel de la danse et ses espaces est complètement lié à ce contexte historique et social.

Dominique Brun, Sacre # 2, pour la rigueur de l’écriture, qui demande une extrême précision gestuelle et musicale. Cette écriture est, à l’origine, très lointaine de moi. J’ai beaucoup appris dans le travail musical très complexe et précis. Une oeuvre également importante dans le répertoire de la danse, qui invite à aller aussi très loin dans l’interprétation.

Plus récemment L’œil la bouche et le reste, de Volmir Cordeiro, a été un processus fort et est une expérience sur scène très intense pour moi/nous, qui sommes au plateau. Je dirais même que cette intensité a été présente dès le tout début du travail, par le processus même et la manière de travailler très en profondeur, dans une exigence intellectuelle et poétique rare. Il y a la question de l’apparition de la danse et des gestes, comment ils se font et s’inscrivent dans les corps, la relation aux mots, à l’imaginaire, à l’autre, dans une extrême vitalité et autonomie. Ces gestes sont pour moi très liés au monde ainsi qu’au regard que nous portons sur lui.

Quelle rencontre artistique a été la plus importante dans votre parcours ? 

Je pourrais nommer deux rencontres qui ont été pour moi très significatives. À chaque fois, je n’ai pas eu la même place ni la même manière de travailler. Mon travail se situe à des endroits différents parfois au plateau, parfois hors-plateau.

Premièrement, avec Mickaël Phelippeau, rencontre très importante, nous travaillons en collaboration depuis plusieurs années. Utiliser mon savoir-faire de danseuse pour le partager, le déconstruire avec des groupes qui ont des savoir-faire différents : chanteurs, footballeuses… Accompagner Mickaël autant que collaboratrice est très riche, car le geste artistique se crée à partir de l’observation, et du questionnement de trouver un endroit commun entre le regard de Mickaël, celui des différents groupes et le mien. C’est un travail très sensible, à l’écoute, de mise en jeu de questionnements à chaque fois différents entre ces groupes et nous.

Deuxièmement, la rencontre avec Dominique Brun a été importante, car nous partageons une question fondamentale : la question des archives et de l’histoire. J’ai beaucoup appris à chercher avec elle, aller dans les sources, prendre le temps pour comprendre d’où et de quelle façon nous utilisons les archives et comment la création, l’invention mais aussi le vide et le manque viennent à occuper un endroit très important dans la lecture des sources dans la construction des danses. C’est une espace de recherche, de pensée et un regard critique qui, autant pour moi que pour mon travail, a été fondamental. 

Quelles oeuvres théâtrales / chorégraphiques composent votre panthéon personnel ?

La classe morte de Tadeusz Kantor (1975), Fin de partie de Beckett (1957), beaucoup de femmes: Valeska Gert et tous ses solos: la mort, la boxe, la canaille, le cirque, la nourrice, l’entremetteuse.. etc , The Plantation (1927) et Banana Dance (1926) de Josephine Baker, Danses du vice, de l’horreur et de l’extase (1922) d’Anita Berber, La Baignoire (1992), Wandlung (1978), Susanne Linke, les danses de Gret Palucca (1902-1993), Self portrait camouflage, Latifa Laâbissi (2006), La luz que me ciega (2010), Los Dormidos (1979) de la photographe Paz Errázuriz, Hommages (1989-1998) de Mark Tompkins, L’Insurrection de la chair (1968) de Hijikata, Singpiele (2014) de Maguy Marin, entre autres.

À vos yeux, quels sont les enjeux de la danse aujourd’hui ?

Depuis quelques années je me pose la question de trouver comment la danse peut-elle être vécue à travers la récupération des espaces « communs ». Un espace où la démocratie, la négociation et la relation à l’autre doivent être présents. Inventer des gestes, des danses, des espaces, des contextes dans lesquels nous devons apprendre, nous regarder, en finir avec les rapides automatismes de consommation. Un espace sensible, mais aussi de discussion critique. Être un lien entre notre travail et le public qui le reçoit.

À vos yeux, quel rôle a/doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?

Faire du lien, nous rassembler, peut être arrêter d’essayer de penser à ce qui nous éloigne et plutôt penser, réfléchir et sentir d’une manière aiguë ce qui nous rassemble… Imaginer des possibles, inventer des formes de dire, faire dialoguer ce qui ne dialogue pas, imaginer des espaces poétiques, avec un fort ancrage dans le réel. Ouvrir des possibles en nous…

Photo © Didier Olivré / Festival DansFabrik 2017