Photo © Kurt Van der Elst scaled

Kabinet K, promise me

Propos recueillis par Marika Rizzi

Publié le 9 mai 2022

promise me, la dernière création des chorégraphes Joke Laureyns et Kwint Manshoven est un appel à la vie, un retour à l’insouciance, une invitation à écarter peur et limites pour investir pleinement une expression totale, impétueuse. Des interprètes de jeune âge incarnent cette pulsion vitale et le sens de liberté qui est cher au travail des deux artistes. C’est en effet la qualité d’énergie de l’enfance, régulièrement protagoniste de leur créations, qui permet aux chorégraphes de toucher au plus près l’essence de leur vision du monde, à travers la danse et la force qu’elle véhicule. Complicité et confiance sont les clés que partagent adultes et enfants pour s’approcher et exprimer les paradoxes des multiples états qui animent l’humain, la beauté comme la brutalité. Dans cet entretien, Joke Laureyns revient sur les motivations et le processus de création de promise me.

Un sens d’espoir ou une sorte de pacte émerge du titre de la pièce. Quelle est la promesse qui s’y niche? 

C’est peut-être plus une question qu’une promesse. C’est le désir d’être entouré de personnes qui ne sont pas gouvernées par la peur, mais qui nourrissent la curiosité, qui osent prendre des risques et ne cherchent pas la sécurité à tout prix. Le spectacle est né en réponse à la crainte que les enfants occidentaux grandissent de façon surprotégée, qui deviennent adultes sans avoir connu aucune petite blessure physique, causée par le jeu évidemment ! Mais aussi que le monde entier soit progressivement régi par des « contrôles de sécurité » et des règles, de façon à ce que nous ne puissions plus apprendre du danger. C’est un appel à la société : nous devons repousser les limites et remettre en question les normes afin d’apporter des changements. Allons-y donc, pour devenir qui nous devrions être. Il faut un certain orgueil, de l’insouciance aussi, pour ne pas se résigner au statu quo, pour choisir le risque plutôt que la stabilité. C’est aussi une tentative de sortir de notre zone de confort et de montrer notre solidarité avec les circonstances dans lesquelles les enfants grandissent aujourd’hui, qui ont tendance à véhiculer un climat d’oppression et de peur. C’est un hommage à la résilience des enfants palestiniens, des enfants réfugiés et, par extension, de toutes les personnes qui osent mettre de côté leurs peurs pour poursuivre des nouvelles aventures, par nécessité ou par engagement. promise me reflète aussi notre fascination pour le dualisme qui régit notre humanité : la pulsion envers une tendance et son contraire, une sorte de superpositions de pulsions. Reconnaître qu’il n’y a pas de vérité absolue mais plutôt la coexistence des oppositions, comme le mépris de la vie et de la mort, une intimité brutale qui frôle la violence, la résistance et la colère contre la paix. Dans la performance tout pourrait avoir une double lecture, on pourrait trouver la force et la fragilité dans le même geste. Dans ce sens, je crois que notre travail veut offrir un contrepoids à l’individualisme, admettre l’existence d’une connexion qui nous unit collectivement et qui nous empêche de nous croire séparés les uns des autres. Ce tiraillement entre des oppositions nous amène à accepter l’idée de vivre en constant déséquilibre, de devoir être mobile pour trouver de la stabilité. 

Vous collaborez depuis plusieurs années avec des danseur.ses de jeune âge, ou de générations différentes. À ce propos vous dites  « souhaiter traiter la danse d’une manière adulte, tout en respectant l’enfance de l’enfant ».

En tant que chorégraphes, nous voyons chez l’enfant le moyen de réduire chaque mouvement à son essence, nous trouvons la fusion d’une énergie avec l’expressivité du corps, du souffle, des muscles et des articulations. C’est une façon de travailler, comme le choix d’un sculpteur pour un certain matériau, nous choisissons de travailler avec des corps jeunes et immatures. Ce qui nous inspire est la tension entre la force et la vulnérabilité, entre l’imaginaire et la réalité qui émane d’eux. Mais aussi le contraste et l’interchangeabilité avec les danseurs « adultes » formés : comment les deux se défient et se complètent, comment on arrive à créer un univers dans lequel les deux sont égaux, en tant que personne et en tant qu’interprète. C’est une invitation à regarder notre humanité, nos corps débarrassés de tout discours ou rhétorique. Nous ne donnons aucune responsabilité aux enfants quant au contenu du spectacle : ils donnent, jouent, expérimentent ; ils cherchent un état d’être, qu’ils trouvent dans la danse, mais qu’ils n’ont jamais à justifier ni à articuler.

Que représente pour vous l’inclusion de la jeunesse dans vos spectacles ? Est-ce un appel à une énergie de vie, un désir d’innocence, un besoin de raviver une mémoire collective… ?

Si les enfants sont au centre de notre travail, c’est parce qu’ils peuvent intégrer la matière du mouvement sans la manipuler. Nous partons de concepts physiques très pratiques : inclinaison, balancement, rebond, transformations, directions opposées, torsions extrêmes dans le torse. Dans le processus de création, nous évitons que les improvisations aient des points de départ émotionnels. Nous aimons donner à notre public la liberté de projeter sur la danse ses propres interprétations et émotions, et de lire l’œuvre à partir de ses propres expériences et connaissances. La présence d’enfants offre aussi une certaine « aliénation » au regard, une distorsion entre le regard adulte et le corps jeune. C’est un peu perturbateur mais j’ai le sentiment qu’en tant que créateurs, nous obtenons une traduction plus nette de notre thème. Il est important que cette communication se produise sans mots, par un langage purement physique, et que chaque spectateur puisse l’interpréter et le traduire à sa manière. Pas dans le sens de décoder, mais dans le sens d’expérimenter.

Comment travaillez-vous habituellement avec les enfants ? Pourriez-vous revenir sur le processus de création de promise me ?

Pour promise me, nous avons pu repartir sur des bases très solides : les enfants de ce spectacle étaient déjà passés par tout un processus de création et ont même pu acquérir une expérience scénique pendant quelques mois, juste avant le premier confinement. En ce sens, ils ont une base quasi « professionnelle », Kwint et moi n’avions pas d’abord à « investir » dans la dynamique de groupe, ni dans une attitude naturelle dans l’interprétation (que nous considérons comme essentielle pour pouvoir travailler et créer). Les improvisations avaient une profondeur énorme dès le premier jour des répétitions et partaient d’une grande entente, presque d’un pacte. En tout cas, il y a eu un abandon et une désinvolture sans précédent, alimentés encore plus par les contraintes imposées par la crise sanitaire et le manque de contact qu’elle avait engendré. Dans notre processus, l’improvisation est un moyen pour nous de laisser les interprètes co-créer, d’alimenter le thème avec une implication très physique, de renforcer les idées sans avoir des conversations interminables. C’est une manière de véhiculer un langage, d’installer notre signature spécifique. Les danseurs et les enfants s’influencent constamment et établissent une grande confiance physique entre eux, en toute liberté. Ce sont deux mots-clés qui reviennent dans tout notre travail : liberté et confiance. C’est précisément parce qu’elles sont inhérentes à chaque processus que ces deux qualités sont finalement si présentes dans nos créations. Nous n’expliquons pas nos intentions mais nous préférons les rendre tangibles dans l’atmosphère du studio. Le rôle de Thomas en tant que musicien est donc très déterminant lors du processus : il peut influencer énormément l’ambiance des répétitions avec le timbre de sa musique, qui est un dialogue non parlé. En tant que danseur, Kwint dirige également de l’intérieur, aidant à déterminer la direction dans laquelle les improvisations se développent. Les enfants prennent des notes dans leurs propres cahiers et recherchent eux-mêmes des noms pour certaines matières de mouvement qui ont émergé des improvisations. De cette façon, nous appréhendons le matériau avec eux et ils vivent la création comme une histoire qui leur est propre. Jusqu’au bout, les enfants s’abandonnent dans nos mains et à nos choix : ils bougent et nous dirigeons. C’est aussi un pacte, et il n’est possible que dans un climat de confiance et d’ouverture. De cette façon, nous repoussons aussi leurs limites petit à petit, ils peuvent faire bien plus que ce qu’ils soupçonnent au début d’un processus. Une performance ne peut réussir que s’il n’y a pas de limite à la relation entre créateurs et interprètes

Comment se préparent les enfants aux moments de représentation ? Vivent-ils le plateau comme un terrain de jeu, un monde à part ?

Ils se préparent de la même façon que les adultes : s’assurer qu’ils sont reposés, se concentrer, manger suffisamment et sainement … Nous avons nos rituels collectifs : disposer des accessoires, jouer pour se retrouver, s’étirer, répéter des phrases, lire les notes. Chaque performance commence par une discussion détaillée de la performance précédente. Il est important que tous ces moments se passent en groupe : que le pacte soit déjà installé avant que le public n’arrive. Dès le début de la représentation, le public est un effet secondaire pour les acteurs qui jouent la représentation dans leur propre univers, dans leur propre connexité. Ils savent qu’ils sont observés, mais d’une autre manière que pendant le processus, c’est accessoire. Ils sont dans l’instant, les uns  avec les autres. Ils « sont » la performance.

Dans promise me, il est question d’audace, d’insoumission, de bravoure : comment accompagnez-vous les jeunes protagonistes dans des scènes où se jouent certains dépassements, comme avec l’usage du faux sang ou des secousses physiques ?

Nous n’avons jamais eu à les convaincre : ils trouvent eux-mêmes le matériel lors des improvisations. En tant qu’humains nous sommes ambigus : nous avons des côtés destructeurs, une dose de violence, un penchant pour la débauche et l’évasion… Puisque les enfants ont vite compris que nous recherchons une certaine insouciance dans le matériel chorégraphique, ils investissent l’espace de répétition comme un sanctuaire où ils peuvent repousser leurs limites et laisser libre cours à des côtés plus libres d’eux même, en contraste avec des comportements plus standardisés qui leur sont demandés dans le monde en dehors du studio. Ils savaient que ces directions incluaient le risque de blessure ou de douleur. Personne n’a jamais voulu s’arrêter, les scènes les plus dangereuses sont celles qu’ils préfèrent. Ils ont embrassé cette dualité.

Vous citez Kahlil Gibran : « Vos enfants ne sont pas vos enfants. Ils sont les fils et les filles de l’appel de la vie à elle-même. » Ces vers, qui recèlent une profondeur presque énigmatique, représentent-ils une inspiration ou un support au sein de votre démarche ? Que signifient-ils pour vous ?

Ma mère avait l’habitude de chanter ce poème lorsque nous étions sur la route. Enfant, je ne comprenais pas vraiment le sens des mots, mais il y avait quelque chose qui me chatouillait. Maintenant, je suis tombé à nouveau sur cette citation, et je pense que c’est très approprié : l’idée de laisser partir ses proches, de leur laisser toute la liberté pour qu’ils puissent vivre pleinement. Ce désir de la vie pour sa propre plénitude est à la fois concret et abstrait. Je pense que c’est aussi ce qui se passe dans la danse. Dans ce sens, ces mots sont plus qu’une simple référence pour cette création, ils représentent un mantra que nous portons avec nous tout au long de notre œuvre. Et ils parlent aussi d’une image de l’enfant dans laquelle l’enfant est reconnu comme un être souverain dans sa pleine dignité.

Chorégraphie Joke Laureyns et Kwint Manshoven. Composition et encadrement musical Thomas Devos. Avec Ido Batash, Ilena Deboeverie, Téa Mahaux, Zélie Mahaux, Kwint Manshoven, Juliette Spildooren et Lili Van Den Bruel. Scénographie Kwint Manshoven et Dirk De Hooghe. Dramaturgie Mieke Versyp et Koen Haagdorens. Design éclairage Dirk De Hooghe. Son Karel Marynissen. Costumes Valerie Le Roy. Photo © Kurt Van der Elst.

Promise me est présenté en ouverture des Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis les 13 et 14 mai au Nouveau Théâtre de Montreuil.