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Tatiana Julien « Faire des spectacles n’est pas un acte de bravoure, mais c’est sûrement contribuer à un geste de résistance »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 11 juillet 2020

Pause estivale pour certain·e·s, tournée des festivals pour d’autres, l’été est habituellement l’occasion de faire le bilan de la saison passée. Cette année, ce temps initialement festif portera les stigmates de la crise sanitaire liée au Covid-19 qui a entraîné la fermeture des théâtres et la mise en suspens des activités liées à la production, à la création et à la diffusion du spectacle vivant. Pour cette quatrième édition des « Entretiens de l’été », nous avons pensé qu’il était essentiel de faire un état des lieux auprès des artistes mêmes, en prenant des nouvelles de celles et ceux qui ont subi de plein fouet cette brutale mise à l’arrêt. Alors que la situation se décante progressivement, de nombreuses idées ont pris racine dans les réflexions des acteur·rice·s du secteur artistique et culturel. Cette période de pause imposée est ici l’occasion de poser des mots sur des enjeux cruciaux des politiques publiques, ou de manière souterraine dans les pratiques personnelles des artistes, et de voir dans quelles mesures, pour certain·e·s, cette crise a questionné ou déplacé leur travail. Rencontre avec la danseuse et chorégraphe Tatiana Julien.

Le secteur du spectacle vivant a traversé de nombreux phénomènes sociaux et environnementaux ces dernières années : les gilets jaunes, nuit debout, #meetoo, la crise écologique, etc. Ces différents mouvements ont-ils impacté votre pratique, fait émerger de nouvelles réflexions dans votre recherche, votre manière de concevoir le travail ?

Ce qui m’a interpellé ces dernières années, c’est surtout la dimension planétaire des soulèvements. Aux quatre coins du globe, nous avons été traversés par des révoltes populaires qui se sont alliées : le mouvement #metoo certes, mais aussi la performance féministe chilienne qui a été reprise à travers le monde entier, le mouvement #blacklivematters qui a dernièrement trouvé des échos dans plusieurs pays, les #FridaysForFuture… L’urgence climatique à laquelle nous faisons face est un sujet qui n’a a priori pas de frontière et qui concerne tous les secteurs. Elle ne révèle pas uniquement des questionnements écologiques mais une urgence de solidarité entre des peuples qui se sentent au bord d’un précipice dont ils n’ont pas les ficelles pour l’éviter. Manifester aujourd’hui dans la rue n’est plus un acte citoyen que l’on peut transmettre à nos enfants sans risquer une mutilation, c’est devenu un geste de bravoure. Faire des spectacles n’est pas un acte de bravoure, mais c’est sûrement contribuer à un geste de résistance. Face à cette avalanche de violence et à cette chape écocide et liberticide, je ne me sens que dans la capacité de proposer un bouleversement par l’inverse : une politique de l’amour, du partage et du soin. Ce sont des enjeux qui sont devenus moteurs dans mes dernières créations ; Turbulence, Soulèvement, Sit-In sont des formes spectaculaires à vivre comme des traversées empathiques.

La saison dernière, en plus du mouvement #meetoo, plusieurs lettres ouvertes et articles de presse ont révélé au grand jour de multiples situations d’abus de pouvoir et de hiérarchie écrasante dans le milieu de la danse. Comment ces “révélations” ont-elles circulé dans le milieu de la danse ? Avez-vous constaté des prises de conscience ou des changements autour de vous ?

Il me semble indispensable que le secteur chorégraphique continue dans cette veine militante, notamment avec le relai de plusieurs journaux et de collectifs comme La Permanence. Le système institutionnel dans lequel nous évoluons doit rebattre ses cartes et c’est seulement par ces prises de paroles que les choses changeront. Ce n’est pourtant guère suffisant, et je ne constate pour l’instant rien dans les chiffres qui nous permette de prétendre à une parité dans les CCN par exemple. La dernière synthèse de l’Onda révèle une inégalité glaçante entre les chorégraphes hommes qui accèdent au conventionnement et les chorégraphes femmes qui restent au stade d’aide au projet ou de structuration. Si elles ne sont pas aidées dès les premières marches pour déployer leur travail rien ne les mènera à accéder à des places de pouvoir et rien ne nous invitera à troquer ce système inégalitaire contre un système plus riche. Cela révèle un problème profond commun à tous les milieux qui est celui de la « légitimité à » que l’on accorde plus facilement aux hommes. Si les programmations tentent aujourd’hui de « réinsérer » les minorités à titre égalitaire ou paritaire en réponse aux injonctions actuelles, elles ne se font souvent qu’au travers de focus thématiques. Il y a selon moi encore du chemin pour que les pensées changent certes, mais aussi pour que les politiques culturelles s’engagent en synergie avec un milieu encore trop indifférent aux situations d’abus dans son écosystème même. Si nous devons diffuser et programmer des idées progressistes, balayons devant notre porte.

En tant que chorégraphe, envisagez-vous la création comme un outil de contre-pouvoir ?

Je ne pense pas que l’on puisse prétendre à l’incarnation d’un contre-pouvoir dès lors qu’on décide d’évoluer au sein d’un système institutionnel. Il revient cependant à l’artiste de trouver des brèches dans ces forteresses pour déployer des enjeux qui tendent à renouveler notre regard sur le monde, à renverser les choses établies, à résister en somme. J’éprouve une grande admiration envers les artistes qui décident de tracer un parcours « hors circuit », marginal, ils sont indispensables. Je pense cependant qu’il ne faut pas non plus abandonner les institutions, souvent perçues comme des zones sclérosées, au risque de perdre les nombreux outils et moyens qui ont été déployés à une époque où la culture était encore pensée au cœur de la politique. Seuls les artistes peuvent contribuer à leur régénération et c’est indispensable. Voilà des décennies que les théâtres sont acculés d’injonctions à démocratiser plus et à gagner plus de public quand les moyens alloués à l’éducation sont toujours en baisse. Ce n’est donc pas un souci de démocratisation qui est lancé, mais un souci de rentabilité. Nous savons pourtant aujourd’hui que les plus belles actions culturelles et de territoire effectuées ne font pas gagner plus d’abonnés. Les moyens déployés en actions culturelles ne servent pas à remplir les théâtres, mais à changer des vies, elles doivent être altruistes. Voilà l’endroit qui me tient personnellement à cœur aujourd’hui. Intégrer des enjeux de démocratisation, de partage, d’immersion, d’expérience, d’in-situ, d’interaction avec les publics au sein même de mes créations et des projets de temps fort que je mène en ce moment avec La Maison de la Culture d’Amiens où je suis artiste associée. La dichotomie des enveloppes création / action culturelle n’est plus au goût du jour. Il faut penser la création dans sa globalité et envisager une esthétique du partage. Les sensibilités ont changé et aller voir un spectacle au théâtre, assis dans un fauteuil suivi d’un bord plateau et d’un atelier sont des formules qui méritent d’être repensées. Les jeunes évoluent aujourd’hui dans un monde menacé d’effondrement, il faut que les artistes avec les équipes des relations publiques, techniques, et de production des théâtres puissent faire émerger des formes qui viennent à eux, qui les concernent, qui prennent soin d’eux, qui leur donnent une voix et réinstaller un climat de confiance entre ces lieux vus comme des forteresses, ou élitistes, et les tissus associatifs, alternatifs, les initiatives citoyennes locales qui militent à leur endroit.

Comment le confinement a-t-il bouleversé votre pratique, votre travail ? Cette crise sanitaire a-t-elle entraîné de nouvelles questions, réflexions chez vous, amené à reconsidérer votre pratique ou votre recherche ?

Le confinement m’a d’abord révélé un grand besoin de retrait quant à une frénésie de demandes de la part des théâtres d’investir l’espace numérique par du contenu qui me semblait vain ou polluant. Il m’a amené à réfléchir davantage au rôle de l’artiste dans la société qui ne doit pas selon moi s’inscrire comme un héros de la planète ou comme un sachant qui serait en mesure de guider les non-sachant mais peut-être à cultiver davantage son lien horizontal aux autres, à accepter de disparaître. Il m’a amené aussi à penser ma vie sans mon métier, à le considérer non pas comme une vocation mais comme un choix. La danse ne m’a pas manquée. Cela m’a plu de ne pas apparaître, de ne pas être « en scène », de ne plus m’exposer. Ça a sûrement révélé en moi le désir profond de mettre en œuvre des projets sur du long terme, à Amiens par exemple où je suis implantée. Cela a confirmé certaines de mes utopies, comme celles développées dans La Cité (éphémère) de la danse que nous avons reporté au 12 juin 2021 à la Maison de la Culture d’Amiens. Un temps fort où j’invite plusieurs artistes, philosophes, amateur.rices et publics à se rassembler autour du Care comme enjeu que j’estime intrinsèque à la danse et indispensable pour la société.

Avez-vous constaté des prises de conscience de la part de certains artistes, des théâtres, des changements structurels ou une remise en question des paradigmes du milieu du spectacle vivant, autour de vous pendant/après le confinement ?

J’observe un désir de la part des lieux de mettre en commun des réflexions pour repenser notre rapport aux enjeux climatiques, sociétaux et économiques. On peut dire que cette urgence à penser, renouveler, collaborer est visiblement déjà un changement de paradigme. Durant et après ce confinement, les artistes et théâtres ont beaucoup échangé dans des conversations vastes, déliées, dilatées ; les hiérarchies ont été pour un temps mises à plat et un esprit de solidarité, de collaboration s’est installé. Je pense que c’est une synergie nécessaire pour que cette horizontalité s’opère dans nos propres pratiques. L’écologie dans la culture ne pourra s’opérer sans ce climat de coopération, d’implantation plus longue des artistes avec les lieux, pour déployer des projets de territoire et de sensibilisation profonds. Avec la Maison de la Culture d’Amiens, nous allons mettre en place sur la saison entière un programme de réflexions et de pratiques autour du monde d’après, et du rôle de la danse dans la cité. Ce programme proposera un calendrier d’ateliers réguliers, des conférences et rencontres citoyennes, relayés sur une plateforme de ressources numérique intitulée « La Cité (virtuelle) de la danse » : une base de données active et vivante où se croisent des artistes, des philosophes, des spectateurs, des habitants, sous formes de débats, de pastilles sonores, de témoignages, d’images et d’entretiens avec plusieurs tissus associatifs du territoire. Un travail d’une année qui pourra s’achever avec notre temps fort, La Cité (éphémère) de la danse.

Le confinement a automatiquement mis en stand-by votre tournée et les résidences de votre prochaine création. Ces annulations et reports ont-ils ou vont-ils engendrer sur le long terme des conséquences sur votre compagnie ou vos prochaines productions ?

Durant le confinement, nous devions principalement démarrer notre prochaine création, AFTER, dont la première est prévue les 3 et 4 novembre 2020 à la Maison de la Culture d’Amiens. Nous avons dû reporter la résidence à cet été. Au démarrage de cette mise en stand-by, nous avons envisagé avec l’équipe des 8 interprètes d’effectuer un laboratoire de réflexions à distance autour de l’après avant de décider qu’il serait surement plus profond d’accepter de ne rien produire, afin que la pensée puisse émerger d’un vécu. En effet, le projet AFTER n’a rien de prémonitoire mais est un projet qui s’interroge sur l’après, sur ce que la danse peut proposer comme alternative face à la perspective d’un effondrement. C’est un projet ambitieux, qui durera 2h30, avec une scénographie en destruction, surement peu « corono-compatible », puisque j’y envisage une grande part d’immersion et d’in-situ dans la salle même de représentation et que l’alternative à l’effondrement ne peut être celle d’un monde sans chair, sans toucher, et en distanciation sociale selon moi. La compagnie n’a donc encore guère vécu de trop grandes incidences pour 2020/2021 mais je m’interroge sur la vie possible en diffusion de ce spectacle grand format en 2021/2022 dans un contexte économique qui risque d’être extrêmement restrictif et d’inciter la diffusion des spectacles de petite taille comme des solos ou des duos…

Comment envisagez-vous la rentrée, la saison à venir ?

La saison à venir pour la compagnie est assez réjouissante et pose une certaine cohérence à commencer par la première d’AFTER, d’un long parcours à Amiens de conférences, rencontres et liens avec les habitants autour de l’après qui aboutiront avec notre temps fort autour du care, La Cité (éphémère) de la danse en juin 2021. Ce sera également une troisième saison pour Soulèvement avec une dizaine de représentations prévues. Un temps particulier prévu à Chaillot, intitulé l’Artiste et son monde, qui aura lieu en plus des sept représentations d’AFTER en février 2021. Ce sera aussi le démarrage de notre association avec l’Espace des Arts de Chalon-sur-Saône où nous espérons construire un projet à long terme et déployer nos formes in-situ, ainsi que le démarrage du programme feminism future prévu par le réseau APAP dont je ferai partie pour trois ans.

Photo © Hervé Goluza