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Julien Prévieux, Duchamp du geste

Propos recueillis par Nicolas Garnier

Publié le 11 novembre 2014

Lauréat du prix Marcel Duchamp 2014, Julien Prévieux développe une pratique multimédia. Des logiciels de modélisation 3D jusqu’au spectacle vivant, il infiltre et interroge différents domaines qui polarisent le monde contemporain. What Shall We Do Next ?, performance dans laquelle un groupe de danseurs se confronte à des gestes brevetés, est l’occasion de croiser des problématiques numériques avec d’autres propres au médium danse.

Christophe Gallois présente votre pratique comme une exploration de multiples « mondes », celui du management, de la politique, des dispositifs de contrôle ou des technologies de pointe, dont vous réutilisez le langage et les codes pour les détourner. Comment s’est opérée la rencontre avec le « monde » de la danse et du spectacle vivant en général ?

Cela s’est fait en plusieurs étapes, à partir des performances Crash Test et Roulades. Elles proposaient quelque chose de très physique, dans un esprit proto-Jackass, qui était de l’ordre de la cascade ou d’un combat mal formulé avec le monde qui nous entoure. Il y avait quelque chose de Tati ou de Buster Keaton, mais aussi un rapport aux sports de combat, ou au skateboard, que j’ai beaucoup pratiqué. Cette période était plus inspirée par des artistes comme Chris Burden ou Vito Acconci, et des influences liées au skateboard ou aux films Slapstick. En ce qui concerne les gestes brevetés, j’ai commencé en 2006 une archive de l’ensemble des gestes déposés dans des brevets. Le projet a débuté avec le renouveau des interfaces tactiles et l’ensemble des recherches autour de ce qu’on appelle les interfaces utilisateurs naturelles. C’était la première étape du projet, la récolte et la réalisation d’un film d’animation qui montrait cette collection en devenir. Il y avait deux aspects qui m’intéressaient, d’un côté le caractère très sec de la collection, et de l’autre tout un réservoir de mouvements potentiels. Je me suis demandé comment les réutiliser et les donner à voir, la danse s’est imposée comme une évidence. La restitution s’inscrit dans une certaine histoire de la danse qui travaille avec des gestes trouvés, je pense à Yvonne Rainer par exemple. Dans la présentation du film d’animation, même si la forme était travaillée, avec l’écran transparent et la rétroprojection, les gestes défilaient sans être incarnés. J’avais envie de faire basculer ce réservoir vers des corps. J’ai donc amorcé ce projet avec des étudiants en danse de Paris 8, qui pratiquent mais qui sont aussi théoriciens, qui ont participé à un workshop qui consistait en l’appropriation de cette gestuelle. Cela a donné lieu à une première performance qui a été montrée pendant l’exposition Média Médiums à la galerie Ygrec, en avril dernier.

En comparant les deux itérations de la performance, celle présentée à Média Médiums et celle de la FIAC, on sent une évolution et un travail plus poussé sur la chorégraphie. En quoi le travail avec les différents danseurs a-t-il influencé le résultat final ?

Les danseurs sont aussi souvent chorégraphes, ou ils ont une pratique personnelle de la performance. Il y a donc eu des échanges qui ont fait évoluer le projet sur des points très précis, notamment au niveau des enchaînements, des durées et des transitions. J’ai développé la première performance pendant une résidence à Los Angeles, qui a donné la matière première du film. Pour la FIAC, je suis resté sur une idée de démonstration, même si elle est très chorégraphiée. Le spectateur assiste à une mini-conférence TED, à la fois dansée et parlée. Le projet ne bascule pas totalement dans la danse, même si c’est le cas dans le film lorsqu’on quitte la forme du constat analytique pour bifurquer vers autre chose, vers un moment de danse « pure » – si tant est que ça veuille dire quelque chose, parce qu’en danse aussi il y a beaucoup de pratiques à la frontière. Le projet est fait de ces strates successives et des influences extérieures. À Los Angeles j’ai aussi travaillé avec une chorégraphe, Rebecca Bruno, qui me donnait des conseils sur la manière d’organiser le séquençage, avec un sens de la dynamique et de la durée que je n’avais pas. À partir de quel moment la gestuelle est-elle trop rapide ? Ou trop lente ? Ce sont des questions également très intéressantes du point de vue des interfaces. Elles créent des espaces d’action assez réduits. C’était très perturbant pour les danseurs de travailler avec cette gestuelle qui n’est pas faite de mouvements amples ou de sauts, mais au contraire de simples mouvements de mains, avec le reste du corps totalement statique. Cela tenait parfois plus du Tai-chi ou du Qi gong que de la danse.

Comment vous situez-vous par rapport aux pièces de Noé Soulier, Xavier Le Roy ou Tino Sehgal, qui ont chacun proposé des performances pour des espaces d’exposition ?

Ce sont des références auxquelles j’ai pensé pendant le travail, sans que je puisse clairement les démêler. Il y a bien sûr quelque chose du même ordre que chez Tino Sehgal avec ces quatre danseurs à quelques mètres des spectateurs qui ont une forte présence physique. Comme chez Xavier Le Roy, il y a un rapport à des formes existantes reprises quasiment comme des ready-made. On en trouve aussi l’origine dans des spectacles américains plus anciens, le groupe du Judson Dance Theater, par exemple, qui travaillait à partir de gestuelles existantes pour les montrer sur le plateau. Maintenant, je ne suis pas sûr qu’il se passe la même chose, notamment à cause du séquençage avec le film. Le moment performatif intervient comme un chapitre supplémentaire, ou une note de bas de page qui s’ajouterait au film. Je voulais ouvrir le stand par ce moyen temporel. Cette forme hybride me semble très particulière.

Elie During propose la notion de « prototype » afin de repenser des quasi-objets d’art, entre l’objet et le projet, des œuvres en devenir mais qui s’actualisent ponctuellement comme autant de coupes dans le processus. Comment ce modèle peut se rapporter à l’ensemble du projet What shall we do next ? Comment abordez-vous la tension entre projet en développement et moments d’actualisation ?

Le projet peut se penser en terme d’actualisations d’une trame générale. C’est un nœud qui permet à chaque occasion d’en tirer différentes formes : une performance, qui peut devenir un film, des performances qui l’accompagnent etc. Le projet est devenu petit à petit une plateforme, dont le fil rouge reste la délimitation de territoires. Dans le système néolibéral qui est le nôtre, l’appropriation des communs s’est accélérée : de la gestuelle jusqu’au vivant. Le geste « slide to unlock », pour débloquer un iPhone, a fait l’objet de trois brevets successifs, pour faire en sorte que la concurrence ne puisse pas utiliser le même mouvement. S’approprier quelque chose qui semble appartenir à tous, c’est peut-être ça le plus perturbant. Il s’agissait donc de construire le projet par étapes successives, comme des tests, des prototypes d’œuvres. Par exemple, il semblait manquer quelque chose dans la première performance de Média Médiums. Elle montrait mal ces micro-gestes. Ce qui fait la force des interfaces, c’est qu’elles focalisent l’attention sur des zones très précises du corps. Un danseur peut frotter sa langue dans sa bouche contre sa joue, ça marche jusqu’à un certain point, mais dans un film, avec un gros plan sur le visage à la Sergio Leone, il y a soudain un effet de cinéma très fort. Ce projet est aussi une manière de tester des formes. Le film permettait aussi, par la voix-off et des effets de montage, d’amener doucement une narration sommaire, à la frontière de l’essai, de la démonstration technique et de la captation de danse.

On sent dans la proposition de la FIAC une certaine condensation des deux formes présentées à Média Médiums : d’une part le film d’animation, où des gestes abstraits s’enchaînaient à vide, et de l’autre la performance, qui commençait à réintroduire des corps. À la FIAC, les deux focalisations sont agglomérées, on passe du geste à l’incarnation dans des corps. Dans quelle mesure les corps des danseurs, avec leur personnalité, ont eux-mêmes fait dériver les gestes ?

Il y avait des moments de tension, entre le respect des gestes ready-made, et d’autres moments où ils devenaient des contraintes de danse, des exercices. Je disais aux danseurs, si vous n’aimez pas ce geste, montrez le dans votre interprétation. Ou encore, placez-vous du côté de la machine, de ce que peut être une vision d’ordinateur par exemple, essayez de disparaître du capteur. À un moment, la contrainte consistait à tenter de disparaître de la Kinect, de trouver ces moments, quand les membres sont superposés, où l’outil s’y perd et ne rend plus compte du corps. En voyant le film, on ne devine pas forcément ces contraintes, mais ça crée des strates d’appropriation. Les moments de performance live viennent réactiver autrement le film, qui est une mise à distance. Quand les danseurs arrivent il y a un petit choc, c’est nous que l’on voit en miroir. Dans le troisième module de performance, avec les brevets les plus récents, on voit des gestes qui sont liés aux smartwatch ou à des systèmes de lecture sur les Google Glass. Il y a un nouveau système de lecture qui s’appelle Spritz, où les mots défilent devant l’œil, quand Jos, un des danseurs, imagine ce phénomène, il porte physiquement le problème. En même temps on assiste à des scènes qu’on peut voir dans le métro ou qui semblent tout à fait probables d’ici un an ou deux.

Votre travail se développe aussi autour de l’idée de « surrégime », que l’on retrouve bien dans votre film Post-post-production, ce n’est pas une critique frontale qui refuse tout en bloc, mais au contraire une critique qui rentre dans la logique de l’objet pour le pousser à l’extrême jusqu’à le faire imploser par excès de perfection. De façon analogue, quelle stratégie adoptez-vous par rapport à l’emballement général qui entoure le brevetage des gestes ?

Je vais travailler à l’établissement d’une licence creative commons sur ces gestes brevetés . Ce n’est plus un brevet, on est du côté du droit d’auteur. Cela n’empêchera pas des marques de revendiquer une propriété sur cette gestuelle , mais ça laisse entendre que cette gestuelle pourrait faire l’objet d’une réappropriation par d’autres danseurs, par d’autres chorégraphes, par des artistes. Cela m’intéresse de me brancher sur cette histoire de gestes et de l’ouvrir à un plus grand nombre. L’archive de gestes elle-même ne peut pas faire l’objet d’une licence creative commons, parce que ce sont seulement des bribes de gestes, mais on peut imaginer avoir une licence sur une longue phrase qui contiendrait l’ensemble de ces gestes. C’est la prochaine étape. J’en ai parlé avec un avocat, il faut trouver des formes précises pour que cela tienne. En danse, si ce sont des séquences simples, ça ne tient pas vraiment. La performance numéro deux parle du cas exemplaire de Marta Graham qui, parce qu’elle était employée de sa propre compagnie, a perdu la propriété de ses chorégraphies. La dimension légale m’intéresse, je pense que c’est une bonne piste pour continuer et peut-être terminer le projet d’une certaine manière, en l’ouvrant.

Vous avez l’habitude de travailler en commun sur vos projets. Avec What Shall We Do Next ? vous accordez une place encore plus grande aux collaborateurs, on pense par exemple à la discussion que vous avez eu avec Jean-François Jégo, qui mène des recherches autour de la reconnaissance gestuelle. Comment abordez-vous cette pratique collaborative en général, et dans ce cas précis ?

Les collaborations ont commencé en établissant des situations qui devaient permettre de travailler à plusieurs sur un même objet, de lui donner une forme et ensuite d’exposer à la fois la forme créée et le processus à son origine. D’une certaine manière, les lettres de non-motivation suivent déjà cette logique du simple fait de l’échange, même si la situation n’était pas expliquée au DRH. Ensuite, le projet le plus réussi à ce niveau-là, ça a été l’atelier de dessin avec les policiers. L’idée était de travailler sur des outils de visualisation des délits et des crimes dont dispose la police. Ces outils ont l’air de faciliter le travail, mais en y regardant de près, ils font partie de tous les outils statistiques qui, sous couvert d’améliorer le travail de la police, mettent les agents de police sous pression, parce qu’ils introduisent une comparaison généralisée. Il s’agissait de voir avec des policiers comment fonctionne un de ces outils là, de refaire les diagrammes manuellement et d’ouvrir un temps de parole. Dans les expositions, le projet présentait ces deux temps, d’abord des formes abstraites, des sortes de cocons muets, et des documents qui racontaient l’atelier et ce qui s’y était dit. J’avais aussi travaillé avec Isabelle Bruno et Emmanuel Didier, sociologues, sur un livre intitulé Statactivisme, dont l’objet était de revenir sur la mise en chiffres et en données du monde, et de voir comment ses outils pouvaient être réutilisés comme outils de lutte. C’est une manière de faire qui me paraît intéressante. Comme avec les gestes : à un moment on se retrouve à plusieurs à réfléchir au même objet, c’est une manière de créer des ateliers de recherche qui n’en sont pas.

Quel développement envisagez-vous pour What Shall We Do Next ?

J’ai envie de développer la partie performance. L’autre étape est ce travail sur l’établissement de la licence creative commons. Le film était l’occasion de cristalliser l’ensemble des préoccupations du projet et de lui donner une forme finale, c’est ce que je m’étais dit, mais il se trouve que ça ne se termine pas tout de suite. On en a pour quelques années avant que ces histoires d’interfaces se stabilisent, pour l’instant on est dans la frénésie des sorties de gadgets en tout genre. La reconnaissance gestuelle et comportementale et la quantification des activités individuelles, sont des domaines de recherche en pleine expansion, ça donne envie de continuer à travailler sur ces sujets.

Photo Quentin Strauss pour Ma Culture