Photo If Only Bart Grietens

If Only, Thomas Hauert

Propos recueillis par Marika Rizzi

Publié le 8 septembre 2020

L’univers chorégraphique de Thomas Hauert a souvent surpris par son éclectisme. La complexité de la composition, l’énergie débordante et des costumes particulièrement originaux caractérisent la signature du chorégraphe depuis la création de sa compagnie ZOO. Avec If Only, Thomas Hauert fait un pas de côté pour offrir une pièce intimiste, un espace de contemplation où la lenteur et l’activité réduite invitent à partager une réflexion sur la situation globale actuelle. Dans cet entretien, Thomas Hauert revient sur l’histoire singulière et le processus de cette nouvelle création.

Si on commençait par le titre pour en imaginer la suite : que rajouteriez-vous à « si seulement » ?

En principe, je préfère laisser au spectateur la liberté d’interpréter notre travail selon sa propre sensibilité. Ce qu’on voit sur scène n’est pas un point de vue explicite, bien que nous plongeons dans une forme d’état de résignation, de dépression, de démoralisation. Pendant la création nous avons puisé dans nos expériences personnelles pour nourrir ce degré d’épuisement. Puis, ajouté à cela il y a l’état du monde avec tous les grands problèmes : les conflits, la crise migratoire et celle écologique, l’extrême pauvreté à côté d’une extrême richesse qui est obscène. Tous ces facteurs me touchent énormément et me mettent dans une certaine vulnérabilité émotionnelle. Face à la situation actuelle cela devient claire que l’humanité a pris des chemins irréfléchis qui risquent de nous amener à un point de non-retour. If Only vient exprimer une sorte de regret, si seulement on avait réalisé, analysé, agit plus tôt, on n’en serait pas là.

If Only se détache de vos précédentes créations et de votre caractéristique “écriture chorégraphique”. Sa création est-elle le résultat d’une longue réflexion ou bien répond-elle à une urgence spécifique ?

Notre avant dernière pièce How to proceed parlait déjà du même constat, de la même frustration, par contre elle l’exprimait par une forme de colère, de volonté d’action et de lutte. Il y a donc en effet une interruption assez radicale par rapport à la manière dont je chorégraphie qui est habituellement très physique. Néanmoins la mémoire de cette énergie qui a guidé l’écriture du geste reste sous-jacente dans If Only, elle est présente sous forme de vestige, dans une certaine opacité. Comme si nos esprits avaient résigné toute volonté et la vie qui reste dans nos corps en ressortait par fragments, par des gestes qui sont avortés ; le mouvement ne se projette plus dans l’espace et n’aboutit plus. Nous revenons toujours à un état proche du zéro. Finalement les deux pièces peuvent se regarder comme un diptyque, ce n’était pas prévu au départ mais rétrospectivement je peux constater aujourd’hui une forme de complémentarité entre ces deux pièces, cela malgré leurs esthétiques contrastées, opposées même.

De quelle façon avez-vous sollicité l’état que vous recherchiez pour If Only ?

On a nommé cet état « oyster score », à l’image d’une huître fermée sur elle-même. Le regard participe beaucoup puisque il reste tourné vers l’intérieur. Cela est très travaillé et créé une présence particulière, paradoxalement très habitée. Nous sommes six personnages, parfois des objets parce que les mouvements sont assez abstraits et ne viennent pas représenter cet état, cela donne une sensation d’isolement, de solitude. Parfois il y a des touchers qui arrivent presque par hasard ou des embrassades qui se désintègrent tout de suite après, tout cela prend beaucoup d’importance, d’autant plus maintenant après la période de confinement. Ça renforce l’idée qu’on ne se touche pas, qu’on ne se connecte pas. Nous sommes très occupé.e.s à l’écoute de l’intérieur tout en essayant de créer des liens entre nous pour laisser émerger les vestiges des chorégraphies passées. Tout cela n’est pas rendu évident, le public ne réalise pas forcément ces liens.

Ces amorces de geste sont donc nourries par la mémoire des danses du passé ?

Oui. L’histoire de ZOO est bien là mais à faible intensité, avec très peu d’énergie, elle est juste percevable. Ce sont des traces.

Comment avez-vous alimenté l’imaginaire gestuel et sensoriel qui anime ce tonus à bas régime lors du processus de création ?

Nous avons beaucoup parlé de ce qui se passe dans le monde ainsi que de nos vécus respectifs. C’est plutôt la dimension physique de certains états émotionnels qui nous a guidé, la mémoire du corps dans des situations de détresse. Durant le processus de travail l’oyster score et d’autres partitions sont d’ailleurs devenus assez technique. Ces vestiges de mouvement d’apparence chaotiques et non coordonnés sont pourtant très précis et maîtrisés : nous essayons d’être extrêmement sensibles à notre environnement,percevoir le contact avec l’autre ou le frôlement de l’air sur la peau devient presque douloureux, comme si les nerfs étaient à découvert. Ainsi chaque geste, même infime, représente réellement un macro événement. Cette attention nous amène aussi à ne jamais être en déséquilibre, à ne jamais laisser tomber notre poids au sol, il y a une hyper-conscience dans cette forme d’abandon.

La particularité de cette nouvelle écriture a-t-elle modifié votre méthode habituelle de travail ?

Le changement le plus frappant a été de réaliser des filages presque du début du processus. On ne pouvait pas répéter cet état seulement pendant cinq minutes. C’est presque une forme de méditation qui nécessite une temporalité longue pour pouvoir la comprendre, s’y adapter et se l’approprier. Assez rapidement nous avons fait des filages d’une heure. La confiance et la complicité réciproque que j’entretiens avec les collaborateurs.trices – certain.e.s sont présent.e.s depuis le début de la compagnie ZOO, d’autres depuis dix ans – nous a permit d’avancer dans le travail sans une structure pré-définie. Même si j’impulse des projets et que j’apporte des thématiques de recherche, dans le studio nous travaillons depuis toujours de façon collective. Ces derniers années j’ai traversé une période difficile et je ne me sentais pas la force de prendre la responsabilité de diriger un nouveau projet. Plus que jamais, l’apport des co-créateurs.trices était très importants pour If Only.

L’écriture d’If Only s’est développé autour de Thirteen Harmonies de John Cage. En quoi cette oeuvre musicale en particulier a-t-elle cristallisé votre intérêt ? A quel moment du processus est-elle arrivée ?

La musique était presque un des points de départ. Je l’avais trouvé il y a trois ans et j’avais été tout de suite fasciné à son écoute. Son histoire a beaucoup de parallèles avec la base dramaturgique de la pièce. Il s’agit de Thirteen Harmonies, œuvre de John Cage enregistrée pour cette création par le violoniste Wietse Beels et la claviériste Lea Petra dans une version pour deux instruments. À l’origine c’était une commande faite à Cage en 1976 pour le bicentenaire de l’indépendance des États Unis. Cage a utilisé des morceaux de compositeurs de l’ère des pionniers et il les a filtré avec des procédés aléatoires qui en enlevaient des notes. Là aussi il est question de n’entendre que des vestiges, des restes de composition dont on perçoit encore certaines harmonies et fragments de mélodies, des éléments qui sont néanmoins reconnaissables parce que communs au sein de notre culture musicale occidentale. C’étaient des chorales d’église ou des morceaux qui étaient joué dans les communautés. Les silences créent des mélodies un peu inquiétantes, étranges et éthérées. L’impression de transparence laisse émerger la vrai histoire des États Unis, cette nation qui a été bâtie sur les terres des peuples indigènes éradiqués et avec le travail forcé des esclaves noirs. Le malaise qui transparaît devient une sorte de déclaration qui montre une image plus proche de la réalité, s’éloignant de la représentation glorieuse qui en donnaient les musiques originales. Le génie de Cage a réussi à faire apparaître cette part de l’histoire coloniale. Cette interprétation de la musique de Cage est personnelle et me provoquait des émotions, des sensations, l’inconfort que je ressentais m’offrait un parallèle à la réflexion que je menais. Comme la danse, la musique n’est pas explicite et elle permet une forme de contemplation.

If Only prend place au coeur d’une scénographie qui participe à l’écriture de la danse. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur cette grande structure que les danseurs manipulent ?

J’ai demandé aux deux artistes, Chevalier-Masson, de réaliser une scénographie fragile et flottante. Ils ont proposé un mécanisme de sculptures modulables composées de tubes très fin traversés et suspendus par des fils. Ces longues sculptures suspendues sont ingénieusement reliées entre elles ainsi qu’à des enceintes portatives qu’il nous arrive de bouger durant le spectacle, leurs formes évoluent de manière très aléatoires et imprévisibles en fonction de nos manipulations et nos déplacements. J’ai encore du mal aujourd’hui à comprendre et expliquer comment ça marche.

Parmi les matériaux présents à la genèse du projet, vous confiez avoir lu Le Monde d’hier de Stefan Zweig. Comment cet ouvrage a-t-il participé à la conception de votre réflexion ?

Il n’y a pas forcément de parallèles directes mais j’ai aimé son regard sur l’être humain et la société de l’époque. Stefan Zweig y décrit les changements qui sont en train de s’opérer dans la société européenne, l’espoir dans le futur qui était présent à la fin de XIXe siècle et ensuite la frénésie qui a conduit à la guerre. Zweig a énormément bougé au cours de sa vie, entre déménagements et exils, notamment en raison de la montée du nazime. Ce livre a été écrit pendant la seconde guerre mondiale et Zweig y décrit le mécanisme d’un monde qui se délite, peut être que c’est dans cette répétition des mécanismes destructeurs que j’ai vu des échos avec notre époque. Je crois qu’il était arrivé à un moment de son existence où il avait perdu espoir dans l’humanité. Ce livre a d’ailleurs été son dernier car il se suicida après avoir posté son manuscrit à son éditeur.

If Only fait-il le constat d’un impossible espoir ?

Encore une fois j’aimerais laisser sa réception ouverte. Je conçois parfaitement que notre état au plateau peut se lire comme une forme de léthargie et qu’un sentiment d’inertie peut s’installer. Après plusieurs représentations nous avons pu constater que le public réagit de façon assez variée : certain peuvent ressentir de la tristesse ou de la douceur, d’autres peuvent êtres irrités. Je pense que If Only fonctionne un peu comme les Thirteen Harmonies de John Cage qui de prime abord peuvent paraître plombantes et ennuyeuses mais qui cachent, derrière leur aspect minimal et transparent, de multiples couches de lecture riches d’histoires et de significations.

If Only, concept et direction Thomas Hauert. Créé et interprété par Thomas Hauert, Liz Kinoshita, Sarah Ludi, Federica Porello, Samantha Van Wissen, Mat Voorter. Musique Thirteen Harmonies (1985) de John Cage. Interprétation musicale, voix Lea Petra (Keyboard), Wietse Beels (Violon). Son Bart Celis. Scénographie Chevalier-Masson, Bert Van Dijck, ZOO. Lumière Bert Van Dijck. Costumes Chevalier-Masson. Confection costumes Isabelle Airaud. Photo Bart Grietens.

Thomas Hauert présentera If Only le 10 septembre à l’Atelier de Paris / CDCN dans le cadre du temps fort INDISPENSABLE !