Photo © Konstantin Lipatov scaled

Fin et Suite, Simon Tanguy

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 19 janvier 2022

Avec sa dernière pièce Fin et Suite, Simon Tanguy explore une nouvelle forme de dystopie, joyeusement burlesque. Piochant aussi bien dans l’actualité que dans les récits de science-fiction, le chorégraphe imagine une petite communauté sur le point de vivre les derniers instants de l’humanité. Caractéristique de l’écriture volubile et théâtrale du chorégraphe, Fin et Suite joue avec subtilité et légèreté la carte de l’humour et de l’absurde. Dans cet entretien, Simon Tanguy croise ces axes de recherches et fait le récit de la création de Fin et Suite.

Pourriez-vous retracer la genèse de Fin et Suite ?

Fin et Suite découle de mon expérience d’inging, une performance de Jeanine Durning que j’interprète depuis 2016. Il s’agit d’un solo où le performeur doit suivre un seul et unique objectif : parler de manière ininterrompue pendant 45 minutes, en changeant de sujets et en suivant les associations d’idées qui lui apparaissent. Cette pratique de parole ininterrompue nécessite de nombreux exercices et protocoles pour s’échauffer. La préparation consiste à se bombarder d’informations, d’activer en permanence simultanément la parole et la pensée : lire des ouvrages sur le langage et autres sujets, réaliser des exercices chronométrés d’écriture, de danse et de parole en changeant toujours d’intention, etc. Cette manière de passer d’un sujet à un autre sans interruption caractérise la société de l’urgence dans laquelle nous vivons. J’avais l’impression qu’il était impossible d’avoir une conversation constante avec des ami·e·s ou des proches, sans que le sujet dérive ou bien ouvre sur d’autres sujets, sans qu’on puisse « creuser » aucun contenu. Ce glissement constant représente parfaitement bien notre modernité. A partir de ce thème de vélocité des associations, j’ai découvert l’ouvrage passionnant Accélération du sociologue et philosophe Hartmut Rosa. Il s’agit d’une étude de 400 pages articulant parfaitement notre manière de vivre, et traçant l’histoire de l’accélération. L’auteur postule que cette dernière est le fait majeur de notre modernité ; selon lui, elle la voue à sa disparition dans une fulgurance qui l’immobilise. Cette lecture m’a énormément nourri et m’a beaucoup influencé dans la conception de cette pièce.

Pourquoi être parti de la situation de « fin du monde » ?

Le cadre narratif de la « fin du monde » est venu au gré des discussions intenses avec le dramaturge et chorégraphe Thomas Chopin, avec qui je collabore aussi comme interprète. Il a décelé, très rapidement, que ce principe formel de changement d’associations devait être cadré dans une narration, pour éviter l’écueil de l’exercice de style. Pourquoi des personnes auraient-elles besoin de changer autant de fois de sujets ? L’hypothèse à laquelle nous sommes arrivées est que ces personnes seraient sous une forme de pression d’expliquer, de se rappeler, un besoin intense d’échanger. La fin du monde proposait bien ce cadre narratif et elle permettait de donner une substance au principe formel, de donner du « jeu » aux interprètes.

Votre première pièce Gerro, Minos and Him (cosignée avec Roger Sala Reyner et Aloun Marchal) mettait en scène trois personnages dans un « espace inconnu ». C’est intéressant de mettre en perspective cette première création avec Fin et Suite, qui place ici quatre personnages au cœur d’une situation sur laquelle il·elle·s n’ont aucune prise. Chacun de ces groupes doit faire face à une situation qui les dépasse. Retrouvez-vous des fils rouges entre ces deux pièces ? 

Le huis clos me passionne depuis le début de mon travail chorégraphique. Mon premier solo Japan était aussi dans un espace vide. Dans toutes ces pièces, il n’y a jamais d’entrée et de sortie. L’espace vide confronte les danseur·se·s directement avec eux·elles-mêmes, avec leurs corps, avec leurs solitudes. L’espace vide, sans scénographie, a simplifié les processus de création et m’a obligé à me concentrer sur le mouvement.

Le langage est un fil conducteur entre toutes vos pièces. Comment cette recherche autour du langage et de la parole s’est-elle matérialisée dans Fin et Suite ?

Le processus d’écriture de Fin et Suite découle de la pratique que j’ai développée pour Inging. J’avais envie de poursuivre cette recherche et de travailler avec le langage. J’ai d’abord mis en place un laboratoire de recherche au Performative Art Forum à St-Erme durant lequel j’ai retranscrit des sessions de pratiques d‘inging. Ensuite, j’ai proposé aux interprètes d’apprendre des extraits de textes que nous avons travaillés et développés lors de séances d’improvisation collective. Ce processus a été très fastidieux car je découvrais et comprenais en même temps ma méthode de travail. Dans un second temps, j’ai regardé et lu beaucoup de documents (films, livres et documentaires) sur la fin du monde, sur l’eschatologie. L’effondrement est l’un de ces sujets incontournables si l’on veut brosser un portrait des thèmes qui agitent notre société. : le temps qui s’accélère, le suffixe « post », etc. J’ai écrit sur la multitude des « fins », de manière utopique : peut-on imaginer la fin des émotions classiques ? Et qu’est-ce qu’il se passera ensuite, aurons-nous de nouvelles émotions ? La fin du langage : est-il possible que les langues humaines disparaissent et que d’autres apparaissent ? La fin des souvenirs : où iront mes souvenirs quand je partirai ? Etc.

Comment s’est articulé danse et texte lors des répétitions avec les interprètes ?

Contrairement à d’autres projets, j’ai construit Fin et Suite comme un puzzle, pièce après pièce. Nous avons travaillé la matière textuelle et l’écriture de la chorégraphie en concomitance : parfois j’ai écrit la chorégraphie en relation avec le texte, parfois j’ai écrit du texte pour une chorégraphie spécifique et parfois nous avons élaboré des partitions de mouvements sans savoir comment ces gestes seraient situés sur l’espace scénique. Cette méthode de travail a nécessité énormément d’aller-retour et d’ajustements : prendre la parole et être audible en mouvement n’est pas si évident.

Votre écriture chorégraphique a la particularité de toujours jouer avec subtilité la carte de l’humour. Pourquoi convoquez-vous l’humour dans vos pièces ?

Je pense qu’avoir travaillé dans le milieu du clown m’a profondément marqué. L’envie de faire rire revient toujours pendant les répétitions. Mais je ne me suis jamais interrogé sur le potentiel chorégraphique de l’humour. Je ne sais pas s’il y en a un. L’humour n’a pas toujours été valorisé en danse contemporaine. Car souvent, l’humour paraît enlever la profondeur du contenu. Alors qu’au contraire, pour moi, l’humour est une manière de faire passer du contenu, de la lourdeur. Il allège un spectacle et permet un meilleur rythme, donne de la fluidité. Ce qui est sûr, c’est que j’ai beaucoup d’autodérision sur ce que je fais. Je le prends très au sérieux et je prends aussi beaucoup de distance. Avoir de l’humour m’a permis de faire passer des sujets sérieux, des remarques et des positions. Dans un moment de notre histoire où les opinions sont très polarisées, pouvoir déminer une situation avec humour est un outil précieux. Cette dose d’humour est nécessaire pour pouvoir respirer durant le processus de création. Se dire que le matériel qu’on est en train de faire n’est peut-être pas si important. Il faut que je me dise que parfois je suis juste un pitre, un bouffon, un guignol qui est en train de travailler. Une phrase de Roland Barthes guide énormément mon travail : « il faut combiner le sérieux sans en avoir l’air, ou bien l’air sans l’être vraiment. C’est seulement ceux qui combinent l’air et le paraître qui sont ennuyeux ».

Pouvez-vous revenir sur les différentes réflexions qui traversent aujourd’hui votre recherche artistique ?

Si vous m’aviez posé cette question il y a dix ans, j’aurais dit que ma recherche suivait la conception du corps comme un radio-transmetteur. J’avais l’ambition de retranscrire le vivant ou la vie. A cette époque, je souhaitais trouver un corps capable de changer rapidement d’une chose à l’autre. J’ai toujours été intéressé par l’idée de multitude et de fluidité. J’ai été longtemps marqué par la question « Qu’est-ce que vivre ? que pose Nietzsche. Comment réussir à parler de cette intensité sur scène ? Comment trouver une écriture de mouvement qui donne sa place à l’énergie débordante ? Comment fixer la partition sans sentir le poids du formalisme ? Les enjeux des processus de création à travers lesquels je suis passé ont toujours été de montrer cette turbulence, ce tourbillon du vivant. Mes recherches se caractérisent souvent par des questions existentielles : la mort, l’ennui, le voyage, le vide. Je peux dire aujourd’hui que ma pensée chorégraphique articule ces grandes questions. L’écriture du mouvement arrive dans un second temps. Je lutte toujours sur la position du curseur entre théâtre et danse. J’ai mis du temps à assumer la fibre théâtrale inhérente aux pièces. La théâtralité n’a pas toujours été la bienvenue dans le milieu de la danse française. D’ailleurs, lorsqu’on dit d’une pièce qu’elle est un peu « théâtrale » j’ai l’impression que c’est souvent péjoratif. Aujourd’hui, si vous me posez la question, je dirais qu’avec le recul, c’est le « flot » qui a été le dénominateur commun entre toutes mes créations.

Comment cette notion de « flot » se traduit-elle dans l’écriture de vos pièces ?

Ce sont les danseur·se·s qui matérialisent cette notion de « flot » dans mes pièces. Il·elle·s sont inséré·e·s dans un flot d’idées, de matériaux et de textes qui les dépassent. Dans mon travail, l’interprète est toujours embarqué·e simultanément dans un flot de contraintes, de matériaux et de modules variés. Et c’est d’ailleurs toujours compliqué de définir ce qui est compris dans ce flot et ce qui n’est pas dedans. Par exemple, action narrative, contrainte formelle, réaction, texte, rire, unisson, etc. Cette multitude de variations et d’indications exigent à l’interprète une certaine flexibilité : il·elle doit pouvoir être capable de pouvoir rapidement changer l’action / le mouvement qu’il·elle est en train de faire, et dans cela dans un certain continuum. Cette multitude de matériaux doit avoir un sens de l’intérieur, ne pas être trop abstraite ni être un exercice de style. La partition est toujours difficile à exécuter, elle doit comporter un risque, produire une vulnérabilité. D’un autre côté, cette même partition ne peut pas être trop exigeante physiquement dans le sens où elle empêcherait de jouer, de prendre du plaisir en jouant. C’est l’une des raisons pour laquelle je n’utilise pas de successions d’entrées/sorties dans mes pièces, ni de successions noirs/lumières. J’essaye toujours de créer les conditions pour que les interprètes soient comme sur une autoroute qui les prend du début jusqu’à la fin, qu’il·elle·s en ressortent transformé·e·s. Je dirais finalement que Fin et Suite contient exactement les caractéristiques qui sont au cœur de ma recherche et de mes intuitions.

Chorégraphie Simon Tanguy. Dramaturgie et direction d’acteurs Thomas Chopin. Interprétation Margaux Amoros, Jordan Deschamps, Margaux Marielle-Tréhouart, Sabine Rivière. Mixage-montage Jérémy Rouault. Création lumières Ronan Bernard. Création costumes Stefani Gicquiaud. Photo © Konstantin Lipatov.

Le 29 mars 2022, Le Galet à Pessac
Le 6 avril 2022, Le Rive Gauche – Saint Etienne du Rouvray

Le 2 juin 2022, KLAP à Marseille