Photo © Martin Argyroglo scaled

FIGURY (Przestrzenne), Ola Maciejewska

Propos recueillis par François Maurisse

Publié le 28 février 2022

Ola Maciejewska développe une recherche continue sur les relations entre l’objet et le corps, étudiant particulièrement les frictions entre matérialité et éphémérité, le mouvement et les conditions de son apparition. À la lumière de ces questions, elle produit une lecture critique de l’histoire de la danse, qui se matérialise systématiquement dans ses projets chorégraphiques. Avec cette nouvelle création, FIGURY (Przestrzenne), il s’agit d’élargir la définition du concept de Dance Construction, clef de voûte de ce travail, cet objet particulier qui, quand il entre en relation avec le corps et l’espace produit de la danse. En un seul projet, sous un unique titre, elle a créé une performance solo, une Dance Construction (dont la première activation est documentée par un film), et une expérience collective, un workshop. Dans cet entretien, elle déplie le processus, à la fois conceptuel, sensible et intuitif, qui a permis d’aboutir à ce projet tentaculaire.

Pourriez-vous retracer la genèse de votre nouveau projet FIGURY (Przestrzenne) ?

Il y a en réalité plusieurs points de départ à cette nouvelle création, FIGURY (Przestrzenne) – littéralement « figures spatiales » en polonais. Premièrement, ce projet est en lien avec ma pratique constante des Danses Serpentines de Loïe Fuller depuis 2011. Deux de mes créations précédentes, Loïe Fuller, research et Bombyx Mori, ainsi que le futur projet CYCLE explorent et entrent en dialogue avec ces Danses Serpentines, qui sont très stimulantes à la fois intellectuellement et physiquement. Elles mettent en jeu un dispositif, un artefact, une construction bien particulière, et traversent de nombreux thèmes qui ouvrent une série de questions qui m’intéressent vraiment. Et parallèlement, FIGURY (Przestrzenne) est intimement lié au répertoire et aux méthodologies de Simone Forti. Dans ses travaux, comme dans ceux de Loïe Fuller, des objets participent au processus de production du mouvement. Je suis fascinée par ce que ces dispositifs, ces Dance Constructions (en français constructions de danse, constructions dansées, constructions chorégraphiques …), provoquent d’un point de vue somatique et perceptif, quand le corps doit négocier avec quelque chose, une condition spécifique, un obstacle. C’est comme ressentir une barrière de la langue, ou tenir quelque chose de très fragile entre ses mains. Les deux parties engagées doivent constamment s’adapter et réagir et c’est l’ambiguïté de cette situation qui m’intéresse.Aussi, finalement, à l’origine de ce projet il y a aussi un immense désir d’élargir des questions formelles. Pas plus, pas moins, rester radicalement audacieuse – bold to the bone

Comment ces questionnements critiques autour de la méthode de travail de Simone Forti se sont-ils retrouvés moteurs de ce processus de création ? 

Simone Forti a travaillé dans les années 1960 et c’était une époque très différente de celle que nous connaissons, du point de vue des contraintes et injonctions sociales mais sa façon de travailler m’a aidé à réfléchir aux modalités de présentation de la danse. En danse contemporaine, toujours actuellement, c’est le travail à l’intérieur, en rapport direct avec le studio ou la traditionnelle boîte noire du théâtre qui prime. Simone Forti a ouvert la possibilité de sortir de ce confinement systématique de la danse. Cette nécessité de questionner les espaces a toujours été présente dans ma recherche et je travaille régulièrement à la fois dans des théâtres-boîtes noires, des musées, in situ, ou en extérieur. Le lieu du travail, son cadre, influence énormément l’œuvre et ses processus. Le jeu, ce n’est pas vraiment de voir comment on peut entrer dans le cadre, ou s’en échapper, mais c’est plutôt de trouver une façon de le tordre. Dans ce projet particulièrement, FIGURY (Przestrzenne), ce sont des questions très formelles autour de l’espace qui m’ont poussée à suivre mon intuition et à aller travailler en extérieur. À partir de cette idée de varier les modalités de présentation de ma pratique, j’ai fait le choix d’étoiler ce projet en trois différents modules : un travail corporel qui est devenu une performance solo conçue pour des espaces transitoires, des lieux qui ne sont pas originairement consacrés à la danse, une Dance Construction filmée et une expérience collective prenant la forme d’un workshop. Ces modules prennent trois directions différentes, embrassent trois champs d’intérêt, et répondent à trois nécessités de repousser le cadre qui enferme la danse. Et ces trois modules se rencontrent autour de l’idée de Dance Construction

Comment définiriez-vous concrètement le concept de Dance Construction ?

D’un point de vue historique, le terme Dance Construction a été inventé par Simone Forti, puis repris par William Forsythe sous le nom de « choreographic objects ». Mais cette logique peut être retrouvée dans les travaux d’autres artistes du champ des arts visuels, comme Franz West, Lygia Clark ou Franz Erhard Walther. Et puis, en remontant dans le temps, on peut dire que le dispositif de tissus inventé par Loïe Fuller au début du XXème siècle est une Dance Construction. Dans le travail de Simone Forti, un groupe de personnes tentant de se grimper les uns sur les autres, d’évoluer sur des plans inclinés, ou de se balancer suspendus dans une boucle de corde attachée au plafond suffit à créer des Dance Constructions. Les objets au centre de ces performances (plans inclinés en bois, boucles de cordes, ou architecture de corps) sont conçus pour produire de la danse, de provoquer chez le ou la danseur.se une attention particulière, sur le seul et unique fait d’écouter, de siffler, de grimper, d’attraper quelque chose avec le bras. Une seule partie du corps est isolée du reste, par une tension, un mouvement, une qualité de geste. Une Dance Construction n’est pas une sculpture, ce n’est pas seulement une sculpture posée dans l’espace, en relation directe avec le visiteur. Ce n’est pas non plus une scénographie, ni un accessoire, ni un outil. C’est un objet qui est spécialement conçu pour produire et imposer des conditions corporelles spécifiques. Chaque Dance Construction a ses propres particularités, et elles activent plus ou moins différentes perceptions, différentes tensions de l’espace, et c’est ça qui m’intéresse.

Comment vous êtes-vous approprié cette idée de Dance Construction ?

En étudiant les travaux de Loïe Fuller et Simone Forti, il m’a paru évident que la limite entre danse et art visuel devenait floue, sans doute car chez ces deux artistes les relations entre corps et objet, danse et matérialité, sont centrales. Je m’attache à relire ces œuvres en me concentrant principalement sur la question de la sculpturalité, et sur ce que provoquent les objets-Dance Constructions. Ils produisent une tension spécifique dans l’espace, une tension au sein de relations déjà existantes, entre les mouvements des objets et des corps dans les espaces. J’ai donc d’abord travaillé à une pratique corporelle (la performance solo) dans laquelle on voit le corps au travail chargé d’une spatialité propre à la sculpture. C’est un peu comme si je dansais sans les constructions pour Danses Serpentines de Loïe Fuller, mais très lentement. L’idée de sculpturalité, de figures, n’est pas ici simplement réduite à son cadre conceptuel, elle est plutôt envisagée comme un processus, pendant lequel de nouvelles relations peuvent apparaître en habitant, en s’adaptant, en essayant de renverser les rapports que le corps entretient avec l’espace alentour. Cette pièce est conçue pour des lieux qui ne sont pas dédiés à la danse. On y voit un corps, installé dans un espace transitoire, tandis que la lenteur de ses mouvements suspend le temps, tord les temporalités. Parallèlement, un workshop, un atelier de pratique vocale est expérimenté, autour de l’idée simple de produire des sons, de trouver un accord (tuning en anglais) ou une dissonance avec l’environnement et avec le collectif. Le solo et l’expérience collective explorent tous deux la porosité du concept de sculpturalité.

Le troisième module de FIGURY (Przestrzenne) est une Dance Construction, l’objet en lui-même. Comment l’idée de Dance Construction s’est-elle matérialisée en cet objet spécifique ?

Si on voulait construire notre propre Dance Construction, quelle forme prendrait-elle ? Dès le départ, je souhaitais collaborer avec un.e plasticien.ne, afin de troubler la limite entre la danse et les arts visuels. Alix Boillot, plasticienne, metteuse en scène et scénographe, travaille beaucoup à la fois autour des idées de sculpturalité et l’éphémérité. Pour son projet Adieu Beauté (2021), elle moule un morceau de colonne en neige, en glace, et l’installe dans le paysage… Nous avons commencé notre collaboration en listant les conditions pour faire naître cette Dance Construction. Alix a immédiatement proposé l’idée d’un moule, afin de conserver la qualité sculpturale de l’objet à naître, mais ce ne devait absolument être ni une sculpture autonome, ni une scénographie, ni un accessoire. Puis nous avons pointé la deuxième contrainte pour la conception de cette nouvelle Dance Construction : elle serait éphémère, en réponse à toutes celles que j’avais étudiées précédemment, systématiquement concrètes et durables. D’autre part, nous souhaitions que l’objet soit incontrôlable, qu’il trouble le corps, qu’il le fragilise, qu’un rapport de friction s’installe pendant son activation. Puis finalement, nous voulions qu’une relation d’attention, de soin, s’installe au contact de cet objet et qu’il inspire l’idée de soutien, de maintien (sustaining) devant sa fragilité et son éphémérité – comme dans l’idée de vivre, d’habiter avec le trouble (staying with the trouble), selon la formule de Donna Haraway. En conjuguant toutes ces contraintes, nous avons alors décidé de créer un objet en glace, une omoplate géante, en utilisant la technique du moulage. 

Et comment cet objet est-il finalement activé ?

Cette omoplate de glace est froide, elle est lourde (autour de 10 kg) et elle fond inéluctablement. Je dois actionner un objet qui m’échappe constamment des mains. Mais, comme c’est une partie du corps, je ne peux absolument pas la laisser glisser, tomber, ou se briser. Il s’agit de se saisir de l’omoplate d’un géant, du fragment d’un corps composé, d’un corps collectif, pour simplement produire une image qui témoigne de la nécessité d’habiter le trouble, de s’y adapter, avec toute l’attention et la prudence nécessaire. Je respecte un protocole d’activation déjà écrit en travaillant sur Loïe Fuller : Research : je commence à approcher l’objet en apprenant de lui et en observant ce qu’il est, avant d’appuyer sur la gâchette. Curieusement, pendant le processus de création, j’ai appris que des omoplates d’animaux servaient d’outils pour les premiers hommes et donc qu’un rapport intéressant entre l’humain et cet objet existait déjà… Sans doute un squelette est-il déjà une Dance Construction, au sein duquel l’omoplate est un des principaux leviers d’action.

Relation avec l’environnement et l’espace, objet éphémère, travail en extérieur … FIGURY (Przestrzenne) traiterait-il finalement de l’idée de nature ? 

FIGURY (Przestrzenne) est une pièce formelle, qui explore l’idée de Dance Construction à la fois comme concept et comme objet physique. Je ne souhaite pas du tout créer un projet sur la nature ou autour de la nature, ce travail réfléchit plutôt aux moyens de produire un geste en rapport avec son environnement. Chaque geste, chaque action, chaque vie sous-entend la presence d’un autre corps, comme si on avait un corps double: un premier corps physique qui est présent ici et maintenant, au quotidien, mais aussi un Second Corps (d’après le titre de l’ouvrage de Daisy Hildyard, The Second body), plus vaste, hérité de temps archaïques, un corps hybride et monstrueux. Ce second corps étendu (expanded) est celui d’une perception différente, d’une autre expérience du temps, des paysages, des espaces, des objets. Ma proposition explore ces différents modes d’attentions, de soins à l’environnement, en créant un agencement temporaire et transitoire de l’espace. FIGURY (Przestrzenne) contribue à cette tentative de connexion à ce Second Corps pour inventer un regard, une manière d’observer qui prend compte de toute les fluidités de formes, d’états et de (co)relations.

Conception Ola Maciejewska. Dramaturgie Francois Maurisse. Production et administration Caroline Redy. Solo Ola Maciejewska. Film Dance Construction Alix Boillot. Prises de vue César Vayssié. Atelier expérience collective Ola Maciejewska et les participants de l’atelier. Photo © Martin Argyroglo.

Ola Maciejewska présente FIGURY (Przestrzenne) les 4 et 5 mars au Festival Conversations / Cndc – Angers.