Photo Photo © Andreas Etter Statue of Loss

Faustin Linyekula « Un artiste est d’abord et avant tout un citoyen »

Propos recueillis par François Maurisse

Publié le 27 juillet 2017

Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est souvent l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également d’organiser celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en publiant tout l’été une série de portraits d’artistes. Figure établie ou émergente du spectacle vivant, chacune de ces personnalités s’est prêtée au jeu des questions réponses. Ici le danseur et chorégraphe congolais Faustin Linyekula (1974).

Né au Zaïre, Faustin Linyekula n’a cessé de faire des allers-retours entre les pays, et les continents. En 1997 il fonde avec le chorégraphe kenyan Opiyo Okach et la danseuse germano-éthiopienne Afrah Tenambergen la première compagnie de danse contemporaine du Kenya. De retour en République Démocratique du Congo en 2001, il créé les Studios Kabako, qui accueille des danseurs et comédiens à Kisangani. Cette année, Faustin Linyekula a été très présent en France, il y a notamment présenté more more more… future (2009) au Théâtre des Abbesses, son solo fondateur Le Cargo (2011) au Tarmac, et la recréation de Sur les traces de Dinozord au Théâtre Paris-Villette dans le cadre du Festival 100%. Il fait également partie, avec six autres chorégraphes, du projet 7EVEN, à l’initiative d’Emio Greco et Pieter C. Scholten, créé le 23 juin dernier dans le cadre du Festival de Marseille.

Quel est votre premier souvenir de danse ? 

Mes premiers souvenirs de danse remontent à Obilo, un petit village du Congo ou plutôt du Zaïre à cette époque, situé exactement à 4 kilomètres au sud de l’Equateur, un village de forêt où j’ai vécu jusqu’à l’âge de huit ans parce que mon père était instituteur à l’école du village. De toutes les danses du village, car il y avait de nombreuses danses, on dansait pour les naissances, pour les mariages, il y avait des danses pour les circoncisions et les deuils, de toutes ces danses, celles qui m’ont le plus marqué sont celles qui se passaient la nuit et dont les enfants étaient exclus. On nous envoyait au lit mais bien sûr, nous ne dormions pas, nous écoutions ces danses dans la nuit, tant et si bien que nous pouvions presque les voir, comme nous pouvions «voir » les matchs de football commentés à la radio ! En 2011, je suis retourné à Obilo pour essayer de retrouver ces danses, je raconte d’ailleurs cette histoire dans mon solo Le Cargo

Quels sont les spectacles qui vous ont le plus marqué en tant que spectateur ? 

J’ai moins été marqué par des spectacles que par mes lectures. Ce sont elles qui me nourrissent et nourrissent mon travail, Tadeusz Kantor a ainsi eu une grande influence sur ma démarche, non à travers ses spectacles que je n’ai pas eu la chance de voir sur scène, mais à travers ses écrits. La construction du mouvement de William Forsythe, à travers ces points et ces lignes qui se forment dans et par le corps, a apporté beaucoup à ma propre écriture chorégraphique. Et puis, il y a bien sûr la pensée d’Aimé Césaire, celle d’Edouard Glissant, ou du philosophe Achille Mbembe, des pensées qui m’accompagnent sur les routes depuis bien longtemps… En ce moment, je relis Frantz Fanon.

Quels sont vos souvenirs les plus intenses parmi tous les projets auxquels vous avez collaboré ?

Il y a tant de souvenirs, de rencontres surtout. Celle avec Opiyo Okach et Afrah Tenambergen à Nairobi où j’ai vécu quelques années et la création de la première compagnie de danse contemporaine du pays, la compagnie Gàara. Le retour à Kinshasa en 2001 et notre première création Spectacularly Empty, avec des artistes que j’avais rencontrés quelques semaines plus tôt, Djodjo Kazadi qui développe aujourd’hui ses projets à Mayotte, Papy Ebotani, toujours associé aux Studios Kabako, Madrice Imbujo, décédé en 2006, Edwige Makanzu qui vit au Royaume-Uni ou Marie-Louise Bibish Mumbu, écrivaine, qui vit à Montréal. Nous avions reçu un petit financement du centre culturel Français de Kinshasa, la Halle de la Gombe, juste de quoi nous payer un peu, du coup nous cueillions le midi les mangues de la Halle pour les manger pendant la pause ! Une autre décision importante a été de quitter Kinshasa pour nous installer avec Virginie, ma compagne et collaboratrice, à Kisangani en 2006, au début pour des raisons personnelles, et d’imaginer quelques mois plus tard comment le travail artistique pourrait s’inscrire dans la ville…

Quelle collaboration artistique a été la plus importante dans votre parcours ? 

Il y en a plusieurs, moins des collaborations artistiques même si le duo avec Raimund Hoghe en 2009 (Sans-titre) a été une très belle expérience, que des rencontres et des conversations qui se poursuivent à travers les ans… Ainsi, Peter Sellars est venu voir une pièce que nous présentions au Yerba Buena Arts Centre à San Francisco en 2004. À la fin du spectacle, il nous a tous embrassés, toute l’équipe ! Puis, il est revenu le soir suivant… Peter nous a rendu visite plusieurs fois à Kisangani, là où nous vivons, là où nous développons nos projets au sein des Studios Kabako. Mais il y a aussi le chorégraphe Boyzie Cekwana ou Ntone Edjabe, penseur, DJ, directeur artistique de Chimurenga, une des revueS artistiques et politiques les plus brillantes sur le continent africain. Avec eux, je ne cesse de refaire le monde, depuis plus de dix ans déjà !

Quelles oeuvres chorégraphiques composent votre panthéon personnel ?

Je n’ai pas de panthéon personnel car ce sont moins les œuvres que les démarches qui m’intéressent… Je pourrais cependant citer Lettere Amorose de Raimund Hoghe que j’avais découvert en 2000 à Vienne, également Requiem de Lemi Ponifasio pour le festival New Crowned Hope de Peter Sellars, toujours à Vienne d’ailleurs mais en 2006, je présentais moi-même une autre œuvre autour du Requiem de Mozart. Lemi fait aussi partie de ces artistes avec qui j’échange depuis de nombreuses années. Enfin, Ja, nee de Boyzie Cekwana, en 2003 et ses sept hommes sud-africains en bottes, avec lesquels tranchait la fragile présence de Desiré Davids.

À vos yeux, quels sont les enjeux de la danse aujourd’hui ?

La danse n’est pas vraiment au cœur de mes réflexions. Il se trouve qu’avec Opiyo, lui venant du mime et moi du théâtre et de l’écriture, nous avons fait du théâtre visuel et qu’avec notre première création « Cleansing », primée aux Rencontres de chorégraphies africaines à Luanda, nous sommes devenus « chorégraphes ». Mais il s’est passé plusieurs années avant que je puisse me définir pleinement comme chorégraphe et danseur. Aujourd’hui, je me présente plus volontiers comme un raconteur d’histoires. Donc, mes questions sont davantage liées à l’endroit où je travaille, à mon parcours. Qu’est-ce que cela signifie par exemple de mettre sur scène des corps noirs devant un public toujours en Europe et aux Etats-Unis très majoritairement blanc ? La danse en Afrique, à l’exception de l’Afrique du Sud, peut-elle se développer sur un modèle différent de celui de l’export, le modèle dominant ces vingt dernières années, soit des pièces plus ou moins développées en Afrique, mais avec des financements et pour un public européens ou américains ? Comment imaginer des plates-formes de production régionales sur ce continent ? Comment des structures africaines pourraient financer et accompagner de jeunes artistes africains ? Se pose immédiatement la question du lien à nos contextes et à nos contraintes, économiques, politiques, sociales, techniques… Avec les Studios Kabako, à Kisangani, nous essayons depuis plus de quinze ans de montrer que c’est peut-être possible en effet de raconter nos histoires, d’inventer nos univers, en dialogue avec nos communautés, sans sacrifier nos ambitions artistiques, politiques et éthiques.

À vos yeux, quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?

Un artiste est d’abord et avant tout un citoyen qui porte une responsabilité en tant que citoyen. C’est encore plus vrai dans des pays comme la République Démocratique du Congo, où la parole ne circule pas dans l’espace public. Donc en prenant cet espace si fragile, on exerce nécessairement une responsabilité par rapport à la communauté. C’est tout le travail que nous développons avec de jeunes artistes au Congo, dans un pays où pendant 32 ans, une seule personne décidait pour tous et où depuis sa chute, plus personne ne se tient pour responsable de quoi que ce soit… D’où le célèbre article 15 de la constitution imaginé par les Congolais : « Débrouille-toi toi même ! ». Donc quelle est notre responsabilité par rapport à nos équipes, au public, aux personnes chères qui nous entourent… Travaillant dans un contexte où il n’y a littéralement plus d’Etat depuis 20 ans, notre travail avec les artistes et équipes congolaises ne s’arrête pas à la fin du contrat ou au dernier jour du projet. C’est aussi un accompagnement sur le long terme et au quotidien, nous jouons le rôle de la banque, de l’assurance sociale, des parents ! C’est aussi cette réflexion sur la responsabilité qui nous a poussé à développer depuis plusieurs années un projet de centre culturel de quartier doublé d’une unité pilote de traitement d’eau à Lubunga, l’une des six communes de Kisangani, une commune oubliée des autorités, où il n’y a ni électricité ni eau courante, la commune où j’ai grandi, où j’ai toujours une partie de ma famille et où l’eau, par ailleurs en abondance, rend sans arrêt malade les gens. J’aborde ce projet, que certains pourraient qualifier de social, comme j’aborderai une création artistique, pour moi il n’y a aucune différence. Et c’est aujourd’hui de loin le projet qui fait le plus sens pour moi… Comment parler à une ville de sa partie la plus fragile ?

Photo © Andreas Etter : Statue of Loss