Photo LES SPÉCIALISTES MAC VAL © Ph. Lebruman 2016 DSC

Emilie Rousset, Conversation sur écoute

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 18 juillet 2019

Quartier historique de Lausanne, la Cité accueille chaque été son festival éponyme. Bientôt cinquantenaire, cet événement gratuit et ouvert à tous a accueilli une foule de spectateurs et a métamorphosé cette année encore les rues médiévales de ce quartier habituellement paisible. C’est au pied de la cathédrale de Lausanne surplombant la ville que la metteure en scène Emilie Rousset a installé sa pièce Les Spécialistes (créée en collaboration avec Maya Boquet). Initiateur d’une pratique expansive fondée sur un travail de collecte d’archives et de documents sonores, ce projet initial est l’occasion de revenir sur les enjeux qui innervent sa recherche pièce après pièce.

Les Spécialistes est au départ une carte blanche offerte par le Grand Palais pour l’exposition Monumenta 2014 avec les artistes Ilya et Emilia Kabakov. Comment est né ce dispositif un peu particulier ?

L’idée de départ était de créer une pièce dont le contenu allait être en lien avec l’événement sans pour autant être une explication de l’exposition. Avec ma collaboratrice Maya Boquet nous avons décidé de prendre les titres des œuvres présentes dans l’exposition comme point de départ. Le titre de l’exposition était L’étrange cité, nous sommes allées demander à une philosophe, Chris Younes, spécialiste de la ville, « qu’est-ce qu’une étrange cité ? » et elle nous a parlé de la ville de Detroit. Il y avait une pièce qui s’intitulait Comment rencontrer son ange, nous sommes allées voir le prêtre de l’église Saint-Merry qui nous a parlé du mythe de l’ange gardien. Un autre titre était Le musée vide et nous avons rencontré un régisseur d’exposition, qui voit régulièrement les espaces d’exposition vide, qui nous a expliqué en détail comment on passe du vide au plein. Etc. Chacune de ces rencontres sont enregistrées puis retravaillées pour être réactivées par un comédien. Les contraintes architecturales d’un lieu comme le Grand Palais et le contexte nous ont amenés à réfléchir à un dispositif d’écoute particulier… De là sont nées ces « bulles » d’écoute : au milieu du flux de visiteurs, cinq comédiens sont assis sur des chaises et restituent au micro la parole de ces spécialistes, face à eux, les spectateurs peuvent écouter les entretiens en direct sous casque et dans l’ordre qu’ils le souhaitent.

Pourquoi avez-vous choisi de vous concentrer uniquement sur la parole de spécialistes ? 

Ça nous permet d’avoir accès à des univers plus précis. D’un point de vue littéraire c’est aussi plus riche car un spécialiste possède un vocabulaire spécifique. Ce sont également des passionnés qui ont donc quelque chose de singulier et d’incarner à partager. Lors du montage, nous travaillons ensuite à conserver une pensée en mouvement rendant compte de la manière dont chaque personne parle et compose sa réflexion. Nous essayons également de mélanger différentes approches, pratiques… Nous sommes attentives à rencontrer des personnes qui ne sont pas forcément habituées à avoir un discours théorique sur leur pratique. Ces intervenants apportent des expertises différentes, une manière de parler spécifique, un vocabulaire singulier…

De cette performance au Grand Palais qui ne devait être qu’un « one shot » est né un protocole décliné et mis en pratique à chaque nouvelle invitation. 

En effet, chaque nouvelle invitation dans un festival ou une exposition est l’occasion de rencontrer de nouveaux spécialistes et de composer un nouvel opus en fonction du contexte d’accueil. A titre d’exemple, pour le festival L’esprit de groupe à La Villette en 2015, nous avons rencontré un mathématicien qui modélise des mouvements de foule, le directeur d’un groupe financier, le chanteur d’un groupe de rap, l’entraîneuse d’une équipe féminine de rugby, une personne ayant vécu dans un kibboutz, et nous leur avons tous posé la même question : « qu’est-ce que l’esprit de groupe ? ». Au Théâtre de Lorient, la pièce Les Spécialistes portait sur la création de la ville. Ici, nous avons notamment interviewé un vendeur d’épices qui décrivait toutes les senteurs des poivres, un chercheur en archéologie sous-marine qui a trouvé des lingots d’or dans une des épaves de la Compagnie des Indes… Au Centre Pompidou-Metz, où nous avons travaillé sur la disparition des œuvres pour une exposition intitulée Un musée imaginé. Et si l’art disparaissait ? nous avons interviewé un archéologue syrien qui répertorie des œuvres qui sont déplacées ou détruites, un restaurateur qui collectionne la poussière des œuvres qu’il restaure… Le protocole initial inventé pour l’exposition Monumenta s’est décliné en fonction des nouvelles invitations, nous avons ainsi pu affiner notre manière d’écrire et de travailler avec les interprètes.

Vous venez de présenter Les Spécialistes au Festival de la Cité – Lausanne. Quelle est la thématique de cette nouvelle version ?

Nous ne partons pas avec un savoir pré-conçu et nous découvrons les contours de notre sujet petit à petit au fil de nos recherches et de nos rencontres. C’est la première fois que Les Spécialistes est invité à jouer en extérieur, à Lausanne sur la place de la Cathédrale. Nous avons donc travaillé cette fois-ci sur la notion d’espace public. Nous avons privilégié une approche internationale avec des discours portant sur la Suisse, la France mais aussi l’Italie et l’Angleterre. Nous avons rencontré Thierry Paquot, philosophe, Sébastien Thierry fondateur du Pôle d’Exploration des Ressources Urbaines (PEROU), Jean-Pierre Tabin sociologue et professeur à Lausanne, Félix Adisson, urbaniste étudiant les effets des politiques d’austérité sur les villes… Cette session s’est avérée au final être très politique et traite beaucoup des exclus de l’espace public…

Votre pièce Rencontre avec Pierre Pica découle d’une rencontre réalisée pour une version des Spécialistes au MAC VAL. Comment est née l’envie de poursuivre ce dialogue avec ce spécialiste en particulier ?

Une belle rencontre est toujours un peu hasardeuse et extraordinaire. Les connections se sont tissées au fur et à mesure des discussions sans aucune certitude de ce que j’allais en faire. J’avais interviewé Pierre Pica par Skype car il était alors en Amazonie, afin de parler de François Morellet. Il m’a naturellement recontacté lorsqu’il est revenu en France pour discuter de l’évolution de sa recherche. Nous avions déjà joué Les Spécialistes au MAC VAL, il n y avait pas de raison « pratique » de se voir, mais je me suis dit pourquoi pas. Ses recherches m’intriguaient et j’avais envie de développer le procédé d’écriture élaboré avec Les Spécialistes. Durant quelques années, j’avais fait des performances et des films courts et je n’avais pas fait de pièce conçue pour la boîte noire du théâtre. Là, j’avais une matière qui me donnait envie de faire une forme qui se déploie dans la durée… Au début je ne comprenais pas grand chose aux indiens Mundurukus et à la linguistique de Chomsky, mais intuitivement quelque chose m’intéressait et me touchait. Durant trois ans, Pierre Pica m’appelait lorsqu’il rentrait d’Amazonie ou lorsqu’il avait avancé sur son travail. Le fil de nos conversations a alors suivi l’évolution de sa recherche. Au final, j’avais plus de trente cinq heures de rush…

En quoi cette rencontre avec Pierre Pica cristallise les enjeux de votre pratique de l’entretien ? 

Ce qui m’intéresse c’est le frottement entre nos deux histoires : il en même temps naturel et incongru que je me retrouve à parler de linguistique avec un chercheur dans sa cuisine. Rien ne prédisait notre rencontre et ce dialogue. Ce sont deux façons de chercher qui communiquent, deux humanités qui se dévoilent à travers la compréhension de leur travail. Notre dialogue est devenu de moins en moins protocolaire, je parlais de mon fils qui apprenait à compter, il s’agaçait et riait de ce que je ne m’étonne encore de certaines notions de linguistique… Le point d’accroche essentiel, c’est sa vision de la langue et de l’être humain, car cela est en rapport avec ce que je recherche dans le théâtre. Par exemple, il explique que le langage n’est pas de la communication, que c’est beaucoup plus étrange et bricolé, que tout ça nous échappe et que c’est presque inouï qu’on arrive à se comprendre. Ça me fait penser au travail des acteurs, à l’aléatoire des représentations. Sa manière de définir l’être humain par sa capacité à créer, à jouer, à composer, me libérait aussi créativement et son discours construisait en moi une sorte de monde flottant que je pouvais concrétiser sur une scène.

Votre dernière pièce Rituel 4 : Le Grand Débat est le quatrième opus d’une collection de films et performances débutée en 2015 avec la réalisatrice Louise Hémon. Quel est le fil rouge de ce projet au long terme ? 

C’est une série de films qui s’est constituée au fil des années à travers notre désir de travailler ensemble. En 2015, suite à l’invitation du Centre Pompidou et du festival Hors Piste, nous avons réalisé un premier film en investissant le forum -1 du musée pendant trois semaines. Nous avons ensuite continué à collaborer et à faire des films pour les éditions suivantes du festival Hors Pistes. Selon les thématiques, l’idée était d’épingler un sujet (L’Anniversaire, Le Vote, Le Baptême de mer, ndlr) sous l’axe du rituel tout en jouant avec les codes du théâtre et du cinéma documentaire. Nous prenons des sujets qui nous entourent et nous les analysons à la loupe comme des sortes d’ethnologues décalés. Notre enquête va souvent de la récolte d’informations techniques jusqu’à l’absurde. Par exemple, Rituel 2 : Le vote plonge dans les règlementations qui régissent les gestes du dimanche électoral. Pour l’écriture, nous avons interrogé l’inventeur de l’urne transparente ou encore un fétichiste qui regarde les pieds des femmes dans l’isoloir. Pour Rituel 4 : Le Grand débat, nous avons fait un cut-up de tous les débats télévisuels du second tour de la présidentielle depuis 1974. Nous avons ensuite recréé sur scène un tournage qui jouait jusqu’au délitement ces règles de réalisation télévisuelle. 

Comment votre intérêt s’est-il arrêté sur ce débat en particulier ? 

Le débat télévisé du second tour de l’élection présidentielle française est un rendez-vous suivi par des millions de téléspectateurs. C’est le débat le plus regardé, même par les gens qui ne s’intéressent pas forcément de près à la politique. C’est un rituel car il fait communauté, il véhicule aussi une mémoire collective. Ce qui nous a particulièrement intéressé avec Louise Hémon, c’est aussi que cet exercice télévisuel est régi par des règles de réalisation inventées en 1981 par Serge Moati et Robert Badinter. À la demande de François Mitterrand qui s’était trouvé très mauvais face à Giscard d’Estaing en 1974, lui et son équipe ont essayé d’échapper à ce nouveau débat en imposant un cahier des charges très contraignant. Il y a la longueur de la table, la température de la pièce, mais aussi certaines règles de réalisation très pertinentes. Par exemple, il y a l’interdiction des « plans de coupe », c’est-à-dire qu’il faut toujours filmer le visage de celui qui parle. L’inverse permettrait effectivement à l’adversaire un regard ou une expression qui imprimerait un commentaire sur les propos énoncés. Contre toute attente, ces règles on été acceptées par l’équipe adverse et continuent aujourd’hui d’opérer…

De quelle manière avez-vous sélectionné les extraits qui composent le dialogue entre les deux comédiens sur le plateau ?

Nous avons gardé comme un fil rouge l’idée de rassemblement, de ce qui fait nation, de ce qu’incarne la figure présidentielle au sein de notre démocratie. Nous avons commencé avec Louise par regarder les 13h de débat à la suite. Ça offre une autre perspective : ils connaissent très bien les anciens débats et on remarque que les candidats se citent beaucoup d’un débat à l’autre. De sept ans en sept, ou de cinq ans en cinq, on sent qu’ils/elles répliquent et se répondent d’un débat à l’autre. On voit aussi comment le discours politique s’affine pour la télévision avec le temps. C’est vraiment intéressant de voir la manière dont ils construisent un discours et mettent en place des éléments de langage pour arriver jusqu’à leur punchline. Chaque édition est marquée par son lot de citations choc et d’invectives qui est ensuite repris dans les médias et répété jusqu’à s’inscrire dans la mémoire collective des citoyens, mais sans le contexte… Ça peu  paraître paradoxal mais avec ce cut-up nous avons tâché d’éviter l’effet compilation. On a travaillé à mettre en rapport les extraits de texte et par là à interroger cet exercice télévisuel qui se répète d’élection en élection.

En effet, même si les précédents opus utilisaient déjà des «sujets collectifs» en prise directe avec une certaine réalité quotidienne, Rituel 4 : Le Grand Débat vient mettre en jeu notre histoire et mémoire personnelles et collectives. 

C’est effectivement la traversée d’une histoire collective. Ici notre geste a été d’interroger le sens par un jeu de rapprochement et d’écart. Se créent ainsi de la poésie, de l’humour, une forme de réflexion. Lors des débats, il arrive parfois que les deux candidats s’invectivent par leurs noms. Nous avons donc décidé parfois de retirer les noms des discours pour rendre les paroles plus intemporelles et à l’inverse parfois il était absolument nécessaire que le public sache qui parle. Lorsque nous avons présenté le spectacle en décembre dernier, le contexte des gilets jaunes faisait résonner la pièce d’une manière tout à fait singulière. Macron avait fait une allocution télévisée juste avant notre première, les spectateurs étaient venus voir la pièce avec cette image en tête… Je crois que cette pièce va résonner différemment au fil de l’actualité : l’histoire se regarde aussi depuis les réflexions du présent.

Les SpécialistesRencontre avec Pierre Pica et Rituel 4 : Le Grand Débat ont en commun l’utilisation d’oreillettes, impliquant un exercice particulier des comédiens : une parole répétée en direct… Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce type de jeu ?

Je trouve que ce dispositif met le comédien dans une disponibilité toute particulière : il est là comme une sorte de traducteur simultané, il écoute une archive qu’il doit faire revivre au présent. Le comédien est à la fois très actif et dans une sorte de détente, tout repose sur lui mais il n’est pas complètement le maître du jeu. Il y a quelque chose d’autre qui se trame en fond et que le spectateur ressent, un fantôme qui est juste là dans son oreille et avec lequel il travaille. Parfois le comédien prend le dessus sur le document original, et d’autre fois la voix semble prendre possession du comédien. Je crois que l’humour qui se déploie vient en partie de là, il y a un effet très réel et tout à fait décalé…

Cette pratique d’extraction du réel, au cœur de votre travail en général, crée une étrange forme de poésie. 

Je l’espère. Je déplace les choses dans un espace ou je peux créer de nouveaux assemblages et de nouveaux angles de vue. Ma démarche est autant de questionner le médium théâtre que les documents ou archives apportés sur scène. Déplacer, manipuler, prélever, intervertir, superposer… C’est une manière de me saisir d’une réalité avec les possibilités que m’offre le théâtre d’essayer de la comprendre. J’ai l’impression que c’est un geste premier, un geste de l’enfance : rejouer, mimer, refaire pour mieux appréhender le monde qui nous entoure. 

Les Spécialistes, vu au Festival de la Cité – Lausanne. Photo © Philippe Lebruman.