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Élise Lerat, FEUX

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 7 décembre 2021

Dans Comment vivre ensemble ?, son cours au Collège de France, Roland Barthes aborde le concept d’idiorythmie, et rêve d’un compromis entre un rythme intime propre à chacun, et une symbiose collective, qui par un retournement dialectique mènerait à une utopie selon laquelle l’individu pourrait, tout en restant sujet, être inclus au coeur dans un groupe, non marginalisé, et absolument libre. Prenant racine dans les réflexions de l’auteur, la nouvelle création FEUX de la chorégraphe Elise Lerat extrapole le concept d’idiorythmie pour explorer à travers le prisme du corps le rapport au rythme et ces différentes approches sensibles. Dans cet entretien, Elise Lerat partage les enjeux de sa recherche chorégraphique et le processus de sa pièce FEUX.

FEUX prend racine dans votre lecture de Comment vivre ensemble ? de Roland Barthes et votre découverte du concept d’idiorythmie. Comment ce concept a-t-il suscité votre intérêt ?

C’est la découverte du mot idiorythmie, au hasard d’une lecture, qui m’a menée jusqu’à Roland Barthes et à son ouvrage Comment Vivre Ensemble. En découvrant la définition de ce terme, je me suis aperçue qu’il correspondait exactement à ma façon d’aborder le temps, le rythme, et tout ce qui peut découler, d’une manière ou d’une autre, des rapports humains. Je me sens proche d’un fantasme de vie où s’allieraient « le rythme de l’individu et celui d’une communauté », une vision d’un timing dont parle Roland Barthes dans Comment vivre ensemble ?. Je suis touchée et interpellée par cette vision, par ce rêve d’une vie à la fois solitaire et collective, par sa signification et l’histoire qu’il génère en moi. À partir de ces deux types de vies extrêmes, l’idée est de découvrir la possibilité d’un style de vie, d’un art de vivre dans lequel des groupes d’individus pourraient vivre ensemble. Vivre ensemble sans exclure pour autant la possibilité d’une liberté individuelle qui ne nous marginaliserait pas.

Quel potentiel chorégraphique avez-vous pressenti dans le concept d’idiorythmie ?

La notion de temps est un corollaire à celle du mouvement. Le mouvement est ce qu’il y a de plus évident et de plus accessible à la perception. Pour boucler, la variation n’existe que dans la durée. Le mot « rythme » a plusieurs définitions, et avoir conscience de cette multiplicité ouvre sur tout un tas fait de plis, d’espaces de compréhension et d’espaces imaginaires. Avant Platon, le mot rythme définissait, selon le linguiste Émile Benveniste, une « manière de fluer ». Jouer avec le rythme permet de venir souligner le temps singulier de chacun·e et le temps collectif d’un groupe. Avec FEUX, je souhaitais explorer à travers le prisme du corps ce rapport au rythme et ces différentes approches sensibles ; nous jouons avec la contrainte, la domination, l’élan, l’émancipation, ainsi qu’avec la maîtrise et la volonté d’être. Qu’est-ce qui fait que la rencontre se produit ? Ce sont tous ces possibles qui peuvent devenir soumission, émulation, osmose, explosion, isolement, unisson, etc. Les interprètes explorent les différentes intensités des flux. Des récits se créent tout au long du spectacle et l’intensité est grandissante, des figures apparaissent avec humour, tragique, engagement et émotion.

Quel a été le moteur, au départ, de votre recherche ?

La création naît du désir. Dans un premier temps, je me suis beaucoup nourrie de lectures. J’ai également initié un temps de recherche avec la danseuse et anthropologue Manon Airaud et le philosophe et historien Pascal Michon, spécialiste de la question du rythme. Ces discussions ont éveillé notre conscience et nourri notre imaginaire. Car l’enjeu n’est pas juste de manier des concepts et d’établir un discours autour de cette idée de départ : il s’agit bien d’établir des pratiques de mise en mouvement, d’ouvrir l’imaginaire, d’éveiller la conscience, de créer du sensible et des images. Puis l’équipe s’est retrouvée sur le plateau et nous avons commencé à traverser ces systèmes de mise en mouvement établis à partir de toute cette matière apparue lors des lectures et des échanges avec Manon et Pascal.

Comment s’est engagé ce travail avec les interprètes ?

À partir du travail de recherche entrepris avec Manon et Pascal, j’ai mis en place des pratiques corporelles spécifiques qui sont devenues des rituels et qui ont généré un vocabulaire et un langage propres au projet. Ces pratiques, rituels, langages et vocabulaires ont pu se créer dans un espace sensible lié aux rythmes. Porter l’attention aux flux qui nous traversent, au commencement et à la finitude des mouvements, des gestes, de l’énergie ; et amener le·la danseur·se dans un état corporel intense : voilà ce à quoi j’ai œuvré. Les interprètes engagé·e·s dans leurs propres manières de fluer ont fait l’expérience de mouvements d’ensembles liés aux expériences d’unisson. J’ai aussi impulsé tout un travail sur la représentation personnelle et collective de la figure archétypale du héros ou de l’héroïne. En effet, en littérature occidentale, le héros·l’héroïne a son propre temps dans le roman qui se développe hors du temps de la communauté qui y est représentée.

Pourriez-vous revenir sur le processus chorégraphique ?

Les premiers temps de travail en studio, l’écriture allait dans différents sens et prenaient différents axes pour parvenir in fine à un fil conducteur. D’ailleurs, au lieu d’écriture je préfère le concept de transformation de la matière et d’une évolution de l’investissement du mouvement et des sensations physiques. Au départ, j’ai porté une attention particulière aux flux de mouvements de chaque corps et à la porosité qui s’opère entre les uns et les autres, en relation avec une sensibilité étroitement liée à l’espace et la lumière. Pour l’écriture de certaines séquences, je me suis intéressée aux défilés militaires et à ceux d’autres natures. J’ai notamment étudié les phalanges grecques (formation en colonne, constituée de soldats d’infanterie lourdement armés de lances, de piques ou d’épées) et j’ai visionné de nombreux défilés militaires dont les rythmes diffèrent d’un pays à l’autre. J’ai ensuite écrit une partition que les interprètes se sont approprié·e·s. Il s’agissait d’une variété de rythmes, comme des métaphores des différents rassemblements de populations qui finissent par trouver leurs unissons : depuis toujours les hommes se regroupent pour danser et créer des danses qui les réunissent. L’expressivité des visages s’accentue, des figures archétypales apparaissent. Pour ce faire, nous avons convoqué des représentations picturales de communautés qui étaient tentées a priori par une certaine idiorythmie, je pense notamment à des illustrations de Robinson Crusoé de Daniel Defoe, de Sade, etc. Les interprètes deviennent les héros·héroïnes de leur propre rythme en acceptant de s’extraire du groupe, de se désynchroniser de lui, en prenant corps à travers leurs propres soli.

Comment l’idée de flux s’est-elle manifestée dans la construction dramaturgique de la pièce ?

Pour Héraclite, le philosophe du feu, tout est feu. Le feu naît d’un frottement rythmique. Il s’élève vers le haut en consumant de la matière en bas. Le feu existe dans l’opposition. Le flux naît de forces opposées. Par exemple, sans la pression des deux rives, il n’y aurait pas de rivière qui coule, c’est l’opposition des deux rives qui crée la dynamique de l’eau et ses flux. Si les deux rives n’ont plus de tensions , elles s’éloignent et l’eau devient une flaque. Sans la corde tendue qui relie les deux bouts d’un arc, il n’y a pas d’énergie pour lancer la flèche. Les flux se créent dans la dynamique. La dramaturgie est posée sur l’expérience physique du flux dans le corps et les correspondances entre les danseur·se·s qui se croisent et se superposent. L’accumulation des flux vient donner une charge aux interprètes pour aller jusqu’à une exultation qui convoque des motifs et des figures, qui viennent travailler sur l’imagerie intime et l’imagerie collective des archétypes, jusqu’à aller dans des débordements. La dramaturgie de la pièce s’est construite à partir de la transformation de la matière elle-même. De la composition de cinq partitions qui se mêlent où la conscience de son rythme et du rythme commun est le point central. Point central qui engendre cette relation à l’émulation, à la prise de pouvoir et à l’unisson.

La création de FEUX s’est déroulée dans le contexte de crise sanitaire. La pièce garde-t-elle la marque de ce contexte exceptionnel ?

Selon moi, la pièce ne porte pas les stigmates de ce contexte de crise sanitaire. En revanche cela n’a fait que mettre en valeur le plaisir d’être en création, la force qui se dégage de cet acte. Et cette situation n’a pas forcément modifié notre pratique, ni mon écriture… De nouvelles envies n’ont pas émergé de cette paralysie car je ne le souhaitais pas. Depuis le début de la pièce, je souhaite prendre en considération le rythme et les rythmes, et la léthargie n’a finalement fait que renforcer tous ces questionnements. Comme je l’ai déjà dit, la création naît du désir. La création d’un spectacle est le fruit de la collaboration d’une équipe. Le spectacle existe grâce aux danseur·se·s, à la chorégraphe, au musicien, au créateur lumière, à la costumière, aux collaborateur·rice·s, etc. Nous avons créé cette pièce de façon intègre, en nous laissant polluer le moins possible par la crise sanitaire et ce qu’elle engendre. Je ne souhaitais pas que la pièce en soit transformée. Nous avons été impacté·e·s au sens même du rythme qu’impose ce contexte puisque le planning de création a été modifié et que nous ne savions pas quand la pièce allait pouvoir rencontrer le public. Nous étions donc dans le sujet même du rythme imposé par l’extérieur : une mise en abîme du sujet de la pièce !

FEUX, chorégraphie Élise Lerat. Interprétation Audrey Bodiguel, Benoît Canteteau, Christophe Jeannot, Aline Landreau, Lisa Miramond. Création lumières Pierre Bouglé. Création musicale et diffusion sonore live Mathias Delplanque. Costumes Meg Bourry. Photo Arnaud Van Audenhove.