Photo JOULE in situ 2 2 scaled

Doria Belanger, Joule

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 6 juin 2022

Chorégraphe et vidéaste, Doria Belanger développe un travail pluridisciplinaire au croisement de la danse et de la vidéo. Débuté en 2020, son projet Joule est un diptyque vidéo qui met en écho des infrastructures dédié à la production d’énergie (ferme solaire, parc éolien, centrale nucléaire, barrage hydraulique, etc.) avec des corps dansant dans des espaces naturels. Avec Joule – in situ, l’artiste poursuit cette recherche, cette fois-ci en plein air, dans une version déambulatoire avec dix danseur·se·s. Dans cet entretien, Doria Belanger revient sur l’histoire et les enjeux de ce projet au long cours.

Vous développez depuis plusieurs années un travail pluridisciplinaire, à la frontière des arts visuels et de la danse. Quelles sont les grandes réflexions qui traversent aujourd’hui votre recherche artistique ?

Mon éducation artistique s’est d’abord construite sur un terreau visuel, avec une sensibilité pour la photographie, la peinture et le cinéma. La découverte de la danse, notamment en tant qu’interprète, m’a ensuite ouverte à une nouvelle esthétique, dans le rapport au corps, au mouvement, au geste. Le medium de la vidéo expérimentale a du coup été comme une brèche pour moi, la possibilité d’une synthèse – ou plutôt d’un dialogue – et c’est par là que j’ai eu envie de creuser. Ma pratique artistique est avant tout faite de recherche, ainsi mes propositions chorégraphiques se nourrissent de spontanéité autant que de longs temps de réflexion. J’aime l’effervescence que ce double engagement insuffle dans le processus de création. Dans mon travail vidéo, par exemple, j’oriente le spectateur et je guide son regard, il voit à travers mes yeux en quelque sorte. Et j’aime le contrepied du spectacle vivant : la liberté du regard du spectateur. Par ailleurs, ma démarche ne consiste pas à créer de la « vidéo danse » uniquement esthétique : je cherche à utiliser la danse de façon plastique en travaillant la répétition et l’accumulation (dans Donnez-moi une minute, ma première installation vidéo par exemple) ou en allant au bout d’une qualité de corps en l’épuisant (pour Joule, ma nouvelle création). En ce sens, je cherche moins une célébration du geste qu’une célébration de la rencontre – avec un corps, un·e danseur·se, un état, un climat…

Votre nouvelle création Joule découle d’un premier projet vidéo réalisé avec des danseuse.eur.s dans des milieux naturels. Pourriez-vous revenir sur la genèse de ce premier projet et l’histoire de sa création ?

Tout part d’une fascination pour toutes ces infrastructures techniques au service de l’énergie – ferme solaire, parc éolien, centrale nucléaire, barrage hydraulique – et d’un certain malaise face à elles. Fascination et rejet pour ces monuments qui viennent sculpter nos paysages de manière à la fois majestueuse et incongrue, pour la magie de la maitrise que nous en avons, et la crainte que cette maitrise nous échappe. À partir de là, je me suis demandée comment rendre cette énergie sensible, dans la multiplicité de ses aspects, positifs et négatifs ? Comment rendre cette énergie humaine ? En danse, on parle souvent de corps aériens, de corps ancrés, terrestres, ou bien de corps solaires. Le corps dansant se fait donc l’écho de l’« énergie » dont nous bénéficions. L’occasion de questionner sa force, sa puissance ou même nous mettre en garde contre ses potentiels effets néfastes, qu’elle déborde ou qu’elle vienne à manquer. Il m’a alors semblé intéressant de mettre en résonance ces deux formes. L’installation vidéo se donne à voir en diptyque frontal : d’un côté les infrastructures, de l’autre les corps dansants. Ainsi, en faisant résonner inconscient collectif et transcription corporelle, j’ai souhaité rendre palpables des forces qui à l’œil nu nous demeurent invisibles et mystérieuses.

Vous avez travaillé à partir des notions de forces, de puissance, de masses, de jaillissement, de pénurie, de radiation, de toxicité, etc. Comment avez-vous traduit ces différentes notions dans l’écriture chorégraphique ? Pourriez-vous revenir sur ce premier processus de travail avec les danseur·se·s et les tournages ?

J’ai d’abord cherché des corps, afin d’obtenir une matière à développer dans une logique naturelle et spontanée. L’écriture chorégraphique s’est donc faite avec chaque danseur·se spécifiquement, pour chaque énergie : Johanna Faye et sa partition hypnotique (solaire), Romain Bertet et son abandon au corps visqueux (pétrole), Camille Cau, Max Fossati, Claire Malchrowicz et Massimo Fusco et leurs radiations (nucléaire), Jessica Bonamy et son rituel aquatique (hydraulique), Noé Chapsal, Julien Rossin et Killian Drecq et leurs envolées aériennes (éolien), Mellina Boubetra et sa proposition éléctrisante. Ensuite, il y avait cette idée de trouver les lieux en résonance avec les corps. Pour l’énergie solaire, j’ai eu par exemple envie de travailler sur la notion de système solaire, et donc sur la circularité. Il me fallait un espace vaste permettant de créer des révolutions autour du corps. Pour le nucléaire, j’avais envie d’évoquer la fragilité autant que la puissance, c’est pourquoi d’une part j’ai voulu filmer des corps nus qui se rencontrent avec intensité, évoquant à la fois la fusion et la fission de l’uranium, et d’autre part en toile de fond les falaises de craie, à la fois majestueuses et menacées par l’effritement. Pour le pétrole, je souhaitais travailler sur l’écoulement, le dégoulinement, la viscosité. Dans ce cas précis, la rivière de roches basaltiques dans laquelle nous avons tourné était loin d’être seulement un décor, elle a littéralement sculpté la danse. Ainsi, les danseur·se·s s’adaptent aux espaces naturels, la contrainte les invite à radicaliser leur matière, créant ainsi des effets de creux et de contraste où peut naître une expérience du sensible.

La suite de ce premier projet se veut comme la réinvention des chorégraphies vidéo dans leur version « pièce chorégraphique ». Pourriez- vous revenir sur les enjeux de cette nouvelle version et les enjeux de passer de l’image vidéo à une « proposition vivante » ?

Dès les premiers tournages avec les danseur·se·s, il m’a paru nécessaire de relier l’installation vidéo à une proposition vivante. Nous sortions tout juste des premiers mois de confinement et j’ai naturellement eu envie de renouer avec le réel, l’organique. S’est donc imposé une célébration des énergies dans des espaces naturels. D’autant que les corps dans les vidéos étaient déjà mis en scène dans des sites naturels, préservés et/ou fragilisés. Conséquence sans doute également de ces temps d’immobilisation : j’ai eu le désir d’un rendez-vous non statique, en invitant le public à déambuler avec les danseur·se·s. L’énergie doit circuler ! Pour la proposition vivante, il était aussi important pour moi que la singularité de chacune des énergies soit mise en valeur par le choix des zones d’activation. Utiliser une pente naturelle, l’obscurité d’un sous bois, l’implantation circulaire des arbres, une clairière, etc, entre autres exemples. Aux propositions indépendantes telles que le solaire, l’éolien ou le nucléaire viendront s’ajouter des scènes collectives autour d’une énergie en particulier avec l’idée de célébrer la multiplicité, la diversité de ces énergies, et leur coexistence.

Cette nouvelle version « vivante » est l’occasion de développer et d’approfondir la matière chorégraphique abordés lors du premier travail vidéo. Comment avez-vous développé et approfondi cette matière ? Pourriez- vous revenir sur ce processus de travail avec les danseur·se·s ?

En effet, nous avions d’ores et déjà une belle base de travail puisque les matières chorégraphiques avaient déjà été révélées au moment des tournages des films. J’ai tout d’abord amorcé la création lors d’une première semaine de résidence avec le danseur Max Fossati pendant laquelle nous nous sommes attachés à faire naître de nouvelles matières destinées au groupe. Nous avons travaillé sur les notions de cycle, de répétition et sur le corps « producteur d’énergie ». J’ai ensuite retrouvé les danseur·se·s par « groupe d’énergie » sur des temps séparés afin de redéfinir chaque partition. J’ai eu envie par exemple de faire cohabiter le solo de l’hydraulique et celui du solaire dans un même espace temps, il a donc fallu réinventer la place de chacune. Aussi, nous avons essentiellement travaillé in situ, le fait d’être traversé par les éléments qui nous entourent joue un grand rôle dans ce qu’on met dans nos gestes, dans ce qui anime nos corps. Pour finir, le compositeur Alexandre Chatelard s’est lui aussi re-saisi de tous les sons des films afin de créer de nouvelles combinaisons/associations et cela vient renforcer cette porosité entre les énergies, ces possibles transvasements d’un corps à l’autre, ce voyage. Le corps n’est plus seulement un corps émetteur mais aussi un corps conducteur ; tous les corps communiquent.

Le dispositif vidéo met en résonance des infrastructures techniques au service de l’énergie d’un côté (parc éolien, centrale nucléaire, barrage hydraulique…) et corps dansants de l’autre. La pièce chorégraphique, elle, est présentée au sein d’espaces naturels et publics. Quels sont les nouveaux enjeux dramaturgiques de ces nouveaux lieux de présentations ?

Dans les vidéos, la grande diversité des espaces naturels entre en résonance avec le travail du corps et avec celui du son : il s’agit d’une proposition totale, une plongée dans chaque énergie. Dans la « version vivante », il y a aussi, malgré le fait que les déambulations se déroulent dans une même zone géographique, l’envie de créer des cadres singuliers pour chaque étape de la déambulation, comme une clairière ou un sous-bois. Le son circule en fonction des espaces grâce à un dispositif portatif et les spectateur·ice·s peuvent encadrer les danseur·se·s ou les observer de loin, chacun·e est amené à se positionner. Ces espaces sont pensés comme espaces originels : le vide d’où surgit la matière. Il s’agit de recréer un espace propice à la naissance des sensations, ainsi qu’à leur transmission avec l’idée de faire partie d’un tout. Le plein air invite, je crois, à une disponibilité des corps et un dépaysement de l’esprit. Les énergies sont donc toujours en mouvement, jamais statiques (certaines sont de fait instockables !). C’est pourquoi j’ai imaginé cette version déambulatoire : afin de rester connectés aux danseurs et donc aux énergies. 

Directions chorégraphiques et mise en scène Doria Belanger. Danseur·se·s Jessica Bonamy, Mellina Boubetra, Camille Cau, Noé Chapsal, Max Fossati, Nicolas Grosclaude, Claire Lavernhe, Claire Malchrowicz, Julien Rossin, Doria Belanger. Création sonore Sourya Voravong, Alexandre Chatelard. Photo Léopold Belanger

Joule est présenté le 11 juin au Grand Parc des docks de Saint-Ouen avec l’Espace 1789 dans le cadre des Rencontres Chorégraphiques Internationales de Seine-Saint-Denis.