Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 5 décembre 2014
Créé à la Ménagerie de Verre, Rencontre avec le public de Thibaud Croisy questionne les relations souvent conflictuelles entre scène et spectateurs. En mêlant texte projeté, silences et présences physiques, l’artiste propose une expérience où le malaise devient outil de réflexion. Alors que la pièce est reprise au Studio-Théâtre de Vitry, Thibaud Croisy revient sur la genèse de ce projet et sur son rapport au public, entre fascination et distance critique.
Peux-tu retracer la genèse de Rencontre avec le public ?
Je crois que le projet est né à un moment où je réfléchissais beaucoup aux relations conflictuelles entre artistes et spectateurs, mais aussi, plus largement, à la notion même de conflit. C’était une période où je pensais souvent à Maguy Marin. J’avais vu plusieurs de ses pièces lors d’une rétrospective du Festival d’Automne, et j’avais l’impression qu’elle retirait peu à peu les éléments traditionnels de la représentation, dans une forme de surenchère. Je pense notamment à sa mise en scène de Cap au pire de Beckett, jouée dans une quasi-obscurité — à l’exception, parfois, d’une tête de mort apparaissant de manière sarcastique. Face à ce type de propositions, les réactions du public sont souvent épidermiques, disproportionnées, parfois comiques : on a le sentiment qu’on leur « vole » quelque chose. Observer ce petit jeu m’a toujours fasciné. Rencontre avec le public est née en parallèle d’une réflexion sur la réception et sur le format très codé des discussions d’après-spectacle.
Dans la pièce, les trois comédiens restent silencieux face à nous tandis que le texte est projeté derrière eux. Cette forme radicale était-elle pensée dès le départ ?
Oui. Dès l’origine, je voulais associer un texte projeté et la présence silencieuse d’interprètes. J’aime ce montage : d’un côté, une voix ou un texte ; de l’autre, des présences physiques, muettes, des corps distincts. J’aime les voix au théâtre, celles que l’on entend dans les bandes-son ou celles qu’on lit sur un écran, car elles ont souvent un statut ambigu. Et pour moi, un acteur ou un danseur qui se tait, c’est encore une voix. Je voulais que la pièce soit assez silencieuse d’ailleurs, que le spectateur puisse lire le texte confortablement et se le dire à lui-même, donc qu’il entende sa voix intérieure.
Comment s’est déroulée l’écriture du texte ?
J’ai écris seul, durant l’été. Mais en écrivant, je pensais déjà aux trois interprètes. Quand la rentrée est arrivée, j’ai joué au bon élève : j’ai pris mon cartable, je leur ai proposé de travailler là-dessus et ils ont accepté tous les trois. Ces interprètes, mais aussi l’éclairagiste Emmanuel Valette, sont des gens qui ont un savoir-faire mais aussi une vraie réflexion. Ils ont beaucoup nourri la création, tant par leurs propositions que par les discussions que nous avons eues ensemble à son sujet.
Rencontre avec le public provoque des émotions contrastées, du rire à l’angoisse. Cherches-tu à installer une forme d’inconfort ?
Je ne dirai pas les choses de cette manière-là. L’idée est plutôt de proposer un objet différent et une autre manière d’investir la scène, ou de la désinvestir. Quand il y a un inconfort, il me semble que c’est plutôt bon signe parce que cela veut dire qu’une norme ou une habitude n’a plus cours. Il y a une chose qu’on ne comprend plus très bien, qui ne va plus de soi. Après, chacun est en droit d’apprécier ou non cet état-là. Moi, ce qui m’intéresse, c’est surtout qu’un spectateur traverse un temps qui ne soit pas tout à fait anodin, une durée dont il puisse se souvenir un peu, garder une trace. Au-delà de ça, Rencontre avec le public est aussi une réflexion sur ces pièces qui provoquent volontairement de l’inconfort et parfois jusqu’à la caricature. C’est une pièce qui fait référence à cette tradition du théâtre d’avant-garde et de l’art contemporain.
À la fin du programme, tu écris : « Nous sommes heureux de vous rencontrer ». C’est ironique ?
(Rires) Je suis toujours heureux de rencontrer des gens. Le public en tant qu’entité, c’est juste un peu plus compliqué. C’est une masse imprévisible, puissante, toujours en plus grand nombre que ceux qui sont sur scène. On perd un peu de son individualité quand on est public, on est nombreux, collé, et on s’additionne les uns aux autres pour former une espèce de maxi-corps. D’ailleurs, on parle souvent du public au singulier, on dit : « le public a aimé » ou « le public n’a pas compris ». C’est un peu stupide de généraliser comme ça mais c’est aussi ce rapport qui m’intéresse et celui de la solitude du comédien face à cette masse perverse dont il est parfois le jouet.
As-tu eu des retours violents après les représentations à la Ménagerie de Verre ?
Oui, bien sûr, ça m’est arrivé. C’est le jeu. Mais je fais tout de même la différence entre ce que le spectateur dit et ce que le spectateur ne dit pas. Les « retours », c’est une chose qui obsède tout le monde, c’est ce sur quoi tout le monde se fonde. Il y a une vraie hystérie par rapport à ça. Moi, je pense qu’il y a des choses que les spectateurs ne disent pas, ne verbalisent pas, et ne savent pas eux-mêmes. Je pense que la réception ne se réduit pas à un avis qu’on donne en sortant de la salle ou trois jours après mais que des choses plus souterraines se jouent.
La pièce est aujourd’hui reprise au Studio-Théâtre de Vitry. Attends-tu une réception différente ?
Nous verrons. Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas le même contexte. La Ménagerie de Verre est un endroit fréquenté par des artistes et par ceux que l’on appelle les professionnels, c’est-à-dire les directeurs de théâtre, les programmateurs et les journalistes. L’attente n’est pas la même. C’est aussi l’attente d’un milieu, d’un public assez circonscrit qui a soif de sang frais mais qui veut voir une pièce qui puisse tout de même remplir un certain de nombre de critères partagés et répondre à une envie du moment. Le Studio-Théâtre de Vitry, c’est un lieu fréquenté par un public plus varié, davantage intéressé par le théâtre que par la danse ou la performance. C’est un lieu libre, que j’aime beaucoup, dans lequel je me sens très à l’aise, parce qu’on peut y faire de la recherche dans de bonnes conditions, et dont la jauge est deux fois plus petite qu’à la Ménagerie, ce qui risque de changer le rapport. Maintenant, si je devais reprendre cette pièce, j’aimerais que ce soit dans un lieu très marqué : un petit théâtre isolé dans une campagne française, une salle clairsemée avec des fauteuils des années quatre-vingt ; ou bien alors une date unique dans une grosse salle avec une horde de spectateurs fanatiques.
Penses-tu que les spectateurs changent selon les lieux ? Et quel est ton rapport au public ?
Bien sûr, les spectateurs sont très différents selon les théâtres. Les pièces le sont aussi. Le rapport au public, j’ai l’impression que c’est le sujet que j’aborde à chaque fois que je fais une pièce ou que j’écris un texte. Mais en même temps, je considère que je n’ai pas de public. Je trouve que c’est toujours un peu ridicule quand les artistes ou les théâtres parlent de « leur » public, un peu comme quand les hommes politiques parlent de « leurs » électeurs. Je pense juste qu’il y a des spectateurs qui s’intéressent à ce que je fais, qui « suivent » le travail, comme on dit. Ce sont des gens que je finis par connaître ou par identifier. C’est l’avantage du théâtre : on les voit. À l’intérieur de ça, je dirige ma petite barque pour essayer de mener une recherche qui m’intéresse et si je peux la partager avec d’autres, c’est bien. Si ce n’est pas le cas et que tout le monde s’en fout, tant pis, ça peut m’attrister mais ça ne m’arrête pas.
Quels artistes t’inspirent aujourd’hui ?
Je ne tiens pas de liste. La dernière chose qui m’a intéressé en tout cas, c’était de revoir Le Navire night de Duras au Centre Pompidou. Une formidable pièce de théâtre avec deux bandes-son : celle du film et celle de la salle, avec les spectateurs qui ronflaient. C’était sublime, ce sommeil collectif, j’aurais aimé enregistrer ça. À la fin de la séance, Bulle Ogier était là pour une rencontre avec le public justement. Les gens posaient des questions tout à fait insipides mais à chaque fois que j’entends Bulle Ogier, j’ai sa voix dans l’oreille pendant au moins plusieurs jours. Elle a une voix tellement détachée, suspendue, flottante, comme coupée du monde, avec des inflexions si étranges, je pourrais l’écouter dire à peu près n’importe quoi. Elle racontait qu’elle ne se souvenait plus du film, que le tournage n’avait duré que deux ou trois jours et qu’à la réalisation, les plans des acteurs avaient presque tous été coupés afin qu’ils n’apparaissent que par bribes, comme à la lisière du film. Paradoxalement, c’est très dur de produire ce genre de disparition, d’absence, ça demande énormément de travail mais ce sont des choses qui me parlent, en effet.
Vu à la Ménagerie de verre. Photo Emmanuel Valette pour « La Fête » de Mélanie Martinez Llense.
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