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Marcela Santander Corvalàn & Hortense Belhôte, CONCHA – Histoires d’écoute

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 18 mai 2022

La conque est un coquillage considéré comme l’un des plus vieux instruments de musique à vent. En espagnol, sa traduction – concha – signifie à la fois la conque, une insulte et un mot d’argot qui désigne le sexe féminin. Prenant cet objet comme totem polysémique, la danseuse et chorégraphe Marcela Santander Corvalàn, la comédienne et professeure d’histoire de l’art Hortense Belhôte et le·la musicien·ne et performer·euse Gérald Kurdian posent les bases d’un imaginaire collectif autour de la notion d’écoute. Comment créons-nous des espaces d’écoute collective ? Comment mettons-nous nos corps à l’écoute ? Croisant leurs pratiques, leurs disciplines et leurs histoires intimes respectives, les trois artistes imaginent une conférence-performance, fruit de leurs échanges sur l’art et le féminisme. Dans cet entretien croisé, Marcela Santander Corvalàn, Hortense Belhôte et Gérald Kurdian reviennent sur l’histoire et le processus de CONCHA – Histoires d’écoute.

Marcela, CONCHA Histoires d’écoute résulte d’une invitation dont vous êtes à l’initiative : vous avez proposé à Hortense Belhôte de revisiter le matériel de votre précédente pièce chorégraphique Quietos, à travers le prisme de ses outils théoriques et historiques. Par quoi était motivé cette proposition ?

Marcela Santander Corvalán : Ma motivation principale était de continuer à réfléchir activement, par le corps et les sens, à la question de l’écoute. Quietos est construit comme un poème sonore, qui invite les corps à être poreux aux gestes et à l’écoute, à se plonger et se laisser traverser par des paysages sonores. J’avais envie de travailler sur un corps qui se transforme en permanence par l’écoute et qui, par cette action, engendre un récit multiple, ancien et rempli par d’autres présences. À la suite de cette première pièce, je sentais que j’avais besoin de poursuivre ce travail, à travers d’autres voix et d’autres mots, plus adressés. L’éprouver physiquement, avec des récits plus intimes. J’ai alors eu l’idée de confronter cette recherche au format de la conférence performée que Hortense pratiquait déjà et de voir comment ce nouveau cadre de travail pouvait articuler, par sa forme hybride, différents supports qu’elle suppose : la recherche, la danse, les images, les histoires…

Hortense, comment avez-vous abordé cette matière première ? Comment avez-vous mis en pratique / transposé vos outils dans ce nouveau terrain de recherche ?

Hortense Belhôte : J’ai accueilli la proposition de Marcela avec beaucoup d’enthousiasme. D’abord, parce que je crois que Marcela est une artiste qui provoque l’enthousiasme et qui en fait le point de départ de toutes ses créations. Moi, l’enthousiasme, généralement je m’en méfie, comme l’écrit Fanon, mais avec Marcela, il a quelque chose de très constructif, comme une manière de prendre des risques sans s’en rendre compte parce que ça se passe dans la joie et l’amitié. Ensuite, parce que l’idée de faire coexister ma pratique d’historienne de l’art – comédienne avec sa pratique de danseuse, m’a semblé juste et risquée, donc intéressante. La première fois que nous nous sommes rencontrées, je me souviens que nous avons passé une heure à discuter de la Vénus accroupie, une sculpture antique qui avait autant nourri sa réflexion que la mienne, et qui a donné lieu à une pièce chorégraphique de sa part (Disparue) et un épisode de web-série de ma part (Merci de ne pas toucher), deux œuvres radicalement opposées dans leurs formes : durée, support, énonciation, formation, tout sépare nos travaux et pourtant nous avons un imaginaire commun. Il fallait essayer de faire dialoguer ça, au risque de s’étriper !

Marcela, de quelles manières cette nouvelle pièce vient-elle poursuivre votre recherche initiale ?

Marcela Santander Corvalán : En fait, je travaille toujours avant, pendant et après la création d’une pièce. J’ai toujours la sensation que même après que le projet est terminé, il y a toujours des résonances et des questions présentes dans ma recherche. Pendant les processus, il y a toujours de l’altérité ; des mots des auteur·rice·s, des images des sons qui m’accompagnent dans la construction des pièces. Pour CONCHA, je suis arrivée avec des matériaux que j’avais déjà éprouvés avec Quietos et que nous avons continué à creuser. J’essaie toujours de partager avec les collaborateur·rice·s les questions, les imaginaires et les sources qui m’interrogent. Je connais Hortense et Gérald depuis déjà plusieurs années et je savais que l’écoute était un sujet présent dans leur travail. Les premiers temps de recherche ont donc été l’occasion de comprendre, à travers nos outils et nos points de vue, comment faire et parler d’écoute. J’ai souhaité reposer les mêmes questions qui étaient déjà à l’œuvre dans Quietos : Comment créons-nous des espaces d’écoute collective ? Comment mettons-nous nos corps à l’écoute ? Ces questions étaient toujours présentes dans mes réflexions et j’avais envie qu’elles soient des moteurs pour initier nos échanges.

S’ajoute à votre binôme initial Gérald Kurdian, performer et musicien. Gérald, quelle place occupe la musique dans CONCHA Histoires d’écoute ?

Gérald Kurdian : J’ai l’impression que la musique dans CONCHA remplit principalement deux fonctions : la première est de stimuler les corps du public par l’écoute et la seconde, de donner une matérialité aux espaces qui sont décrits : espaces historiques, picturaux, mentaux ou virtuels. Nous avons fait volontairement le choix d’une variété de ressources sonores, voix parlée et chantée, balades, field recordings, video youtube, musique électronique dans l’idée de réactiver constamment les sensations du corps quand il écoute. Ça nous permet de toucher à la fois à l’émotion et à la sensation. On parle d’écoute comme une forme de toucher. Puis il y a ce que la musique permet comme projection, ses potentialités lorsqu’elle s’invite dans un spectacle. C’est un espace mouvant, invisible, dans lequel on peut faire des expériences qui la plupart du temps ont un rapport avec  la mémoire. Soit parce que la musique nous ramène à quelque chose de connu, d’enfoui peut-être, soit parce qu’elle est l’enregistrement d’une matière sonore qui n’est plus, soit parce qu’on est attaché·e culturellement à cette musique. Dans CONCHA, la musique nous fait traverser ces différents états.

La Conque a été le fil rouge de votre recherche. Comment votre intérêt commun s’est-il focalisé sur cet objet en particulier ?

Hortense Belhôte & Marcela Santander Corvalán : C’est en glanant des informations disparates autour de l’écoute que le motif du coquillage s’est imposé car il revenait en permanence dans nos références et dans nos histoires. Gérald nous a fait lire Ocean of sound, un ouvrage sur l’histoire de la musique immersive, qui déploie le milieu aquatique comme métaphore centrale de l’écoute. Dans des peuples pré-colombiens par exemple au Pérou, dans la culture Chauvin, ou encore au Mexique, la conque était déjà un instrument sacré qui venait appeler, ressembler ou annoncer. On s’est aperçu que la conque était un objet symbolique très important dans de nombreux territoires maritimes et pour des  populations insulaires encore aujourd’hui, par exemple en Martinique, Guadeloupe ou Nouvelle-Calédonie, lors des manifestations. Et puis bien sûr, en espagnol, le mot concha signifie à la fois la conque, une insulte et un mot d’argot qui designe le sexe féminin. On aimait cette polysémie et les multiples histoires qui peuvent en découler. Cet objet est ainsi devenu le fil conducteur de notre recherche jusqu’à mettre de l’ordre dans la dramaturgie globale de la pièce.

Comment avez-vous articulé et mis au diapason vos pratiques et disciplines respectives ?

Marcela Santander Corvalán : Ce projet était dès le départ une invitation à chercher et pratiquer à trois. Je souhaitais mettre cette conversation à l’œuvre entre nous. Nous avons tou·te·s les trois des savoir-faire et des pratiques différentes. L’idée était de mettre cette complexité au service de cette recherche.

Hortense Belhôte : J’ai la sensation qu’on est parti·e·s dans tous les sens, en faisant confiance à nos intuitions. D’abord pour chacun·e, avec ce qu’il·elle amenait dans le projet, puis dans l’observation de l’écho que ça pouvait trouver chez les deux autres. Et puis nous avons proposé des « mouvements », comme dans une œuvre symphonique ou sur le modèle de la vague, qui pouvaient agencer ces flux d’informations et d’anecdotes. On a constitué un gros bazar que nous avons progressivement rangé et nettoyé. Nous n’avions aucune méthode préalable, la seule contrainte était de rester à l’écoute et qu’il n’y en ait pas un·e qui parle plus fort que l’autre… Et ça, ce n’est déjà pas évident.

Gérald Kurdian : Il y a pour moi dans Concha une envie de s’écouter entre nous. À la différence d’autres créations où, en tant que musicien·ne, je dois répondre à un cahier des charges et où je dois revoir mes stratégies, mes méthodologies pour répondre à la démarche de quelqu’un·e, ici, je suis venu avec mes objets et je les ai déposés au centre d’un canevas complexe, de gestes, d’histoires et d’images. J’ai dû me mettre à l’écoute de mes partenaires et comment chaque proposition pouvait résonner avec celles des autres et s’organiser ensemble.

CONCHA Histoires d’écoute articule vos propres histoires intimes avec celles des œuvres et des artistes qui composent votre corpus de travail. Comment êtes-vous parvenu·e·s à ce dialogue, entre récits personnels et matières historiques ?

Marcela Santander Corvalán : Je n’ai pas l’habitude de prendre la parole dans mon travail et c’est la première fois que je parle autant sur scène. Je pense que parler depuis notre propre expérience était le seul moyen de rentrer en dialogue avec les artistes qu’on convoque dans notre recherche. Nous avons chacun·e des origines et des parcours différents, c’était intéressant de mettre en partage cette singularité et d’échanger aussi sur ce que nous avons de commun : nous sommes de la même génération. Passer par le biais de nos histoires personnelles était une manière d’accorder la même valeur aux savoirs « académiques » et aux savoirs « intimes ».

Hortense Belhôte : Je crois que nous utilisons déjà ce prisme autobiographique dans nos pratiques respectives, comme beaucoup d’artistes. Chez moi, c’est systématique, dans ma vie et dans mes projets artistiques. Les œuvres du passé s’articulent avec mon quotidien, instantanément. Je crois que c’est assez fréquent comme méthode d’appréhension de l’art. Je crois fortement que créer des associations entre sa propre histoire et un objet d’art est une manière de comprendre cette œuvre et de se comprendre soi dans un même mouvement, d’ancrer de manière solide notre humanité dans un héritage et un mouvement qui nous préexiste. Enfin c’est ma croyance intime, disons.

Au-delà d’entrecroiser vos histoires à celles d’autres artistes, vous tissez des liens avec des femmes : des femmes artistes et des femmes de votre famille. Comment votre recherche a-t-elle trouvé des filiations avec le féminisme, les corps queer et minorisés ?

Hortense Belhôte : Nous n’avions pas nommé ce point de vue féministe au départ, je crois que c’était implicite car il est déjà présent dans notre travail respectif. À un moment du processus, il y avait beaucoup plus de références à des artistes hommes par exemple. Des artistes parfois très connus. Et nous avons commencé à nous interroger sur la nécessité de vulgariser des travaux déjà largement documentés. Si je me souviens bien, c’est lorsque la concha s’est imposée, avec son double sens sexué, qu’il nous est apparu que ce projet avait une dimension féministe, et que la reconstitution d’une généalogie artistique de femmes à travers le monde et les siècles faisait partie de ce que nous voulions dire sur l’écoute.

Marcela Santander Corvalán : C’était, je crois, une évidence souterraine et partagée. En réalité, je pense qu’il est aujourd’hui difficile de regarder le monde sans ce prisme. Je pense à un article de Rosa Hartmut qu’on a lu pendant le processus et qui affirme : « Ce sentiment résulte d’une fausse compréhension de l’auto-efficacité individuelle dans le domaine politique. Il ne s’agit pas d’une manière d’imposer mon intérêt particulier, mais de comprendre l’efficacité politique en lien avec le concept de résonance, c’est-à-dire de faire entendre ma voix et faire entendre collectivement nos voix pour faire avancer les choses. La réussite politique ne consiste pas à imposer une voix particulière, mais à faire au contraire résonner les voix ensemble. (…) Dans certaines langues, comme le grec ancien, il y a la voix active («je fais»), la voix passive («je suis fait») et il y a une voix médiane. En allemand, on dit « médio-passif », mais c’est littéralement une voie moyenne entre l’activité et la passivité… ».  Il nous a semblé important, pour ce projet, de se positionner dans cette zone médiane.

Gérald Kurdian : C’est encore imprécis mais j’ai l’intuition que l’écoute est un geste féministe  en ce qu’il s’oppose au désir affamé de l’œil (scopique) dans la culture de l’ultra-libéralisme patriarcal. Je ne mange pas l’objet de mon désir, je ne le consume pas, je lui offre de la place, je lui laisse la place de résonner. L’image de la conche est parfaite en ce sens-là, elle amplifie les sons comme pour donner plus de détails à ma perception auditive des choses. C’est un espace laissé aux sons du monde. J’aime cette posture, elle m’apprend beaucoup de choses sur le laisser aller et la vie collective.

Conception Hortense Belhôte et Marcela Santander Corvalán. Interprétation Hortense Belhôte, Gérald Kurdian et Marcela Santander Corvalán. Collaboration artistique et création sonore Gérald Kurdian. Création lumière Antoine Crochemore. Photo Bettina Blanc Penther.

CONCHA – Histoires d’écoute est présenté les 3 et 4 juin au Théâtre l’Échangeur à Bagnolet dans le cadre des Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis.