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Rachid Ouramdane & Yoann Bourgeois « Résister aux enfermements, qu’ils soient disciplinaires ou identitaires »»

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 5 juillet 2019

Les Centres Chorégraphiques Nationaux sont des institutions culturelles françaises créées au début des années 1980. Ces lieux dédiés à la danse, dont les missions comprennent création, diffusion et transmission, sont dirigés par des artistes. Le projet de chacun des dix-neuf CCN du territoire français est sans nul doute le reflet d’une ligne de conduite transversale, mêlant préoccupations esthétiques, sociales, curatoriales et politiques. Plusieurs de ces chorégraphes-directeur·trices se sont prêté·es au jeu des questions-réponses. Ici, Rachid Ouramdane et Yoann Bourgeois, co-directeurs du CCN2, Centre chorégraphique national de Grenoble depuis le 1er janvier 2016.

Qu’est-ce qui vous a motivé à prendre la direction d’un CCN ?

Rachid Ouramdane : Depuis quelques années, je ressentais le besoin de construire un projet qui allait au-delà de mes productions. Je commençais à porter un regard sur le travail d’autres artistes qui méritaient, selon moi, d’être accompagnés. Mon expérience pouvait ainsi être utile pour les aider à se structurer. J’avais également envie d’inventer un cadre adéquat pour que leurs travaux puissent se développer et être partagés. Il est plus simple de proposer cet accompagnement lorsque l’on dirige un lieu et que l’on peut faire preuve d’une « hospitalité artistique ». Prendre la direction d’un lieu semblait alors être pertinent. J’avais aussi l’impression d’être devenu le prestataire de service d’un système où le mécanisme d’offre et de demande était déjà bien huilé. Je me souciais de questions urgentes, notamment celle concernant la capacité des arts du geste à avoir un impact sur notre société en dépassant le seul marché de l’art actuellement en place. Produire des œuvres, les diffuser, développer de la médiation et de la communication pour que des publics viennent les voir : ce circuit me semblait complètement dépassé. J’ai toujours pensé que ces lieux de création devaient être des endroits de convergence des savoirs pouvant être mis à profit de la création contemporaine. Ils doivent être les endroits où l’on repense toutes les façons de nous adresser aux populations et où l’on produit des accompagnements à la création qui ne se limitent pas à redistribuer de l’argent et à mettre à disposition des espaces, mais bien à identifier et à mettre en œuvre des initiatives qui agissent sur la société contemporaine.

Yoann Bourgeois : Dans toute institution, il existe deux forces antagonistes : une force conservatrice et une force instituante. Faire jouer cette force instituante a été ma principale motivation. Pour cette raison, j’ai d’abord choisi de ne pas être à ma place. Je viens d’un domaine – le cirque – qui, malgré sa grande vitalité de diffusion, pâtit d’un certain nombre de fragilités. Son institutionnalisation récente pose beaucoup de questions. Si les artistes de cirque ne prennent pas part à cette dimension institutionnelle de leur pratique, ils risquent de voir leur pratique être normée peu à peu depuis l’extérieur. Le cirque, comme chaque art dans notre pays, a ses lieux dédiés, labellisés. Mais, chacun dans son domaine…Je ne crois pas que l’on puisse créer le moindre déplacement, produire la moindre force instituante, sans se déplacer soi-même.

Quels sont les plus grands défis lorsque l’on dirige un CCN ?

Yoann Bourgeois : Si le principal défi de chaque CCN consiste d’abord à écrire l’équation qui lui est propre en fonction de ses caractéristiques singulières – structurelles et territoriales -, c’est pour dépasser les mots d’ordre et les discours dominants. Cette recherche permet de déjouer ce qui neutralise l’art du spectacle et la politique dans le conformisme de leur alliance. Une fois cette équation formulée, il s’agit de tout mettre en œuvre pour chercher à la résoudre, en restant attentif à toutes les données évolutives qui nous obligent à toujours reformuler l’équation. Ancrer une question sans jamais la sédentariser. 

Rachid Ouramdane : Chaque CCN est différent et je ne pense pas que nous nous fixons les mêmes enjeux et que nous ayons les mêmes ambitions. Nous avons bien évidemment des responsabilités communes qui figurent dans des textes cadres. Une fois cette chose dite, je pense que chaque directrice et directeur a des objectifs et des priorités qui diffèrent. En ce qui me concerne, je dirais que le plus grand défi est de « faire place ». Réussir à faire d’un CCN une maison pour les arts du geste au sens large, faire place à tout·e artiste qui s’intéresse au corps en mouvement et au corps dans l’espace. Faire place aux propositions artistiques qui arrivent à atteindre ceux qui habituellement ne sont jamais en contact avec les arts du geste. Faire place à plus de mixité culturelle dans notre milieu qui demeure un insolemment « blanc », faire place aux femmes. Faire place aux artistes, aux populations et aussi prendre de la place dans tout type de lieu. Ceux de l’art et de la culture mais aussi tout espace inattendu où un-e artiste pourrait faire vivre une expérience à un public : une rue, une architecture, un écran de téléphone mobile… Faire place et prendre de la place en essayant d’inscrire cela au mieux dans une pensée durable et responsable.

Quelles sont les particularités de votre CCN ? Quelles sont vos ambitions pour votre CCN ?

Yoann Bourgeois : Commencer, comme c’est le cas dans cet entretien par faire entendre, au minimum, deux voix. Deux voix, c’est le début d’une dialectique, d’un mouvement. C’est la mise en tension d’un espace. Nous sommes deux directeurs avec des visions artistiques et des modes de travail profondément différents. Nous cherchons pourtant à réaliser un projet commun qui fasse de la différance,comme l’écrirait Derrida, son point d’application. Nous travaillons ce rapport à l’autre dans toutes les dimensions de notre projet et ce, jusque dans son mode de gouvernance. Ce rapport à l’autre, travaillé au quotidien, génère un esprit de décloisonnement qui caractérise notre structure et les projets qui y naissent. Le CCN2 développe deux caractéristiques : une ouverture élargie à différents secteurs d’activité et une extraordinaire agilité nous permettant d’aller partout (et en particulier là où l’on ne nous attend pas). Ainsi peut-être nous tentons de résister aux enfermements, qu’ils soient disciplinaires ou identitaires. Et ainsi peut-être nous tentons de nous rendre insituables.

Rachid Ouramdane : Cette co-direction valorise en effet son hétérogénéité. Une ouverture est faite à l’ensemble des arts du geste. Une attention particulière à élargir les lieux d’expression des arts du geste guide ce CCN. Le CCN2 produit un art qui se frotte au monde réel. A titre d’exemple, mon dernier spectacle Franchir la nuit qui, dans chacune des villes où il est donné, mobilise des enfants migrants qui sont les protagonistes principaux de la pièce. Ce type de production ne se limite pas au monde artistique et culturel mais impulse une dynamique entre différents milieux : la protection de l’enfance, l’éducation, le monde de la santé, l’art etc… Ainsi se développe un tissu de relations qui, au-delà du moment du spectacle, se diffuse dans plusieurs secteurs d’activité. Ce type d’initiatives fait partie de celles auxquelles nous essayons de donner la priorité toujours avec une grande attention à ce qu’elles produisent des objets innovants dans le champ de l’art et qu’elles débordent de ce milieu.

Sur le plan artistique, quelles dynamiques souhaitez-vous donner à votre CCN ?

Rachid Ouramdane : Au CCN2, comme dans la plupart des lieux de création, nous produisons des œuvres que nous mettons ensuite en diffusion. Cependant, nous produisons aussi des concepts d’événements que nous proposons au-delà de son lieu d’implantation. La manifestation Grand Rassemblement que développe le CCN2, véritable temps fort pour des propositions in-situ et participatives, est un concept que nous faisons voyager. Cette idée que nous avons impulsée de partir avec des artistes tout-terrain pour investir d’autres lieux nous est de plus en plus reconnue et demandée par nos partenaires. Nous menons donc déjà plusieurs GR sur la métropole de Grenoble et récemment Salvador Garcia, directeur de la Scène nationale d’Annecy, nous a proposé d’en réaliser un ensemble. Je me suis aussi vu confier dernièrement la programmation des événements hors les murs du Festival Bolzano Danza dans le nord de l’Italie et ce fut l’occasion d’emmener une constellation d’artistes pour investir plusieurs sites. Je sens que le CCN2 est perçu au travers des œuvres qui y sont produites mais aussi de plus en plus dans sa capacité à bâtir des événements et c’est clairement une dynamique que nous souhaitons développer.

Yoann Bourgeois : Le CCN2 manifeste l’art des grands écartements. L’art des associations insolites, des liaisons inattendues. La possibilité de voir coexister des éléments qui créent de nouveaux ensembles, et par conséquent, de nouveaux imaginaires. Un goût joyeux pour l’expérience des rapports, sous toutes ses formes : superpositions, chocs, frottements, voisinages, fusions, dissonances…

À vos yeux, depuis leurs créations au début des années 80, comment ont évolué les CCN ? Quels sont les enjeux des CCN aujourd’hui ? 

Yoann Bourgeois : La création des CCN s’inscrit dans une longue réflexion politique qui a, d’une part, favorisé la décentralisation culturelle et, d’autre part, cherché à réduire les écarts entre les différentes pratiques artistiques. Ces deux dimensions vont nécessairement évoluer car le monde a changé. Je pense même que l’ensemble des labels disciplinaires du secteur de l’art vivant doit être revu en profondeur et sous d’autres prismes que ceux des disciplines traditionnelles. Ces problématiques sont celles d’un autre temps et font perdurer une uniformité. Elles doivent être redéfinies en fonction des enjeux de notre époque, qui est celle d’une mutation civilisationnelle sans précédent qui balaye les anciennes catégories. La notion de lieu et donc de diffusion est bouleversée dans un temps où l’espace numérique dessine des cartographies où l’on voit l’idée même de «centre» disparaître. Notre rapport au temps se transforme lui aussi et la modélisation des formats classiques (en terme artistique et en matière de production) n’aura bientôt plus beaucoup de sens à mon avis.

Rachid Ouramdane : Les premiers CCN ont contribué à la reconnaissance d’artistes qui, tellement engagés à leur endroit, se sont vus confier des institutions. Les premiers CCN apparaissaient d’abord comme un établissement au service d’un·e directeur·trice qui le dirigeait avant d’être un établissement au service de l’art chorégraphique au sens large. J’ai l’impression que progressivement la notion de projet d’établissement pour l’art chorégraphique a pris le pas sur la personnification des CCN comme cela s’était passé dans la plupart des CCN. Je pense que les CCN sont aujourd’hui un peu plus « partagés » avec d’autres artistes qu’ils ne l’étaient à leur début. Des missions telles que l’accueil studio vont dans ce sens. Malheureusement ces moyens sont faibles. Pour pouvoir monter ses productions, le secteur chorégraphique doit se tourner essentiellement vers le réseau des scènes pluridisciplinaires ou des financements privés. Le disponible artistique pour les artistes à la tête des CCN et les moyens dont ils disposent pour soutenir d’autres artistes sont extrêmement faibles au regard de ce qui est confié aux Scènes nationales ou à de nombreux Centres dramatiques nationaux par exemple. Enfin, la plupart des CCN n’ont pas la mission de diffuser les œuvres qu’ils produisent. Ceci me semble être l’un des profonds dysfonctionnements de notre système et être l’un des enjeux à résoudre. La plupart des labels nationaux ont des moyens pour accompagner la création et d’autres encore pour permettre de la présenter ; or, ce n’est pas le cas des CCN à quelques rares exceptions près. Il est temps que, plus de 30 ans après les premiers CCN, cela change et que les CCN puissent faire évoluer leurs équipements et obtenir les moyens pour diffuser ce qu’ils produisent. Des reconfigurations au regard des infrastructures sur le territoire doivent avoir lieu pour que les responsables de l’art chorégraphique puissent totalement couvrir la chaîne recherche/production/diffusion.

Quels enjeux de la danse voulez-vous défendre aujourd’hui ?

Yoann Bourgeois : Les enjeux que je défends aujourd’hui ont peu à voir avec la danse. La mutation civilisationnelle est d’une ampleur telle que l’ensemble de nos relations se trouve bouleversé. Cette transformation radicale nous force à observer les véritables urgences de notre temps : redéfinir en profondeur notre rapport à la terre et aux autres espèces en résistant à l’anthropocentrisme ambiant dans les arts. 

Rachid Ouramdane : Aujourd’hui plus que jamais, je pense que l’art chorégraphique déborde du champ de la danse. Bien plus de savoirs et de sensibilités au geste que celui de la danse transforment le monde chorégraphique. On a coutume d’associer l’art de la danse et celui de la chorégraphie. Le second ne se limite pas au premier. Dernièrement, c’est l’expressivité spontanée d’enfants et d’adolescent-e-s avec laquelle j’ai réalisé une chorégraphie. C’est avec des personnes qui pratiquent des sports de l’extrême et qui se confrontent aux limites du corps humain que je réaliserai la prochaine. Continuer de démocratiser cet art me semble primordial pour faire face à une époque où l’environnement est de plus en plus violenté, et les politiques tournées vers des renfermements identitaires. Montrer tout type de corps et donner à voir la fragilité de nos corps dans un environnement de plus en plus incertain sont définitivement les choses qui – je pense – vont continuer de m’occuper aujourd’hui et pour les temps à venir.

Photo © Géraldine Aresteanu