Photo Pillow Talk cRuben van de Ven

Begüm Erciyas, Pillow Talk

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 5 novembre 2019

Si l’idée d’intelligence artificielle fascine autant qu’elle inquiète, notre dépendance aux machines est désormais devenu de l’ordre de l’ordinaire : Alexa, Siri, Google Assistant, Cortana… Les assistants vocaux sont dans nos poches, nos voitures, nos foyers… Sans corps ni visage, ces voix artificielles deviendront un jour des palliatifs à la solitude. Cette relation à la voix digitalisée est au cœur de la recherche de l’artiste Begüm Erciyas. Avec sa dernière création Pillow Talk, elle propose une expérience immersive troublante : un dialogue intime avec un coussin à étreindre.

Le travail autour de la voix est présent dans votre recherche depuis maintenant quelques années. En 2017, votre pièce Voicing Piece invitait un·e spectateur·rice à parler seul·e dans une cabine. Comment est né ce premier dispositif ?

En 2014, j’étais en résidence à Kyoto pour faire des recherches sur la voix dans le théâtre japonais, notamment dans le nô et le bunraku. La séparation de la voix et du corps dans ces pratiques, ainsi que son utilisation formelle au-delà de l’expression de l’individualisme, m’a énormément inspiré. Cependant, la découverte la plus étonnante que j’ai pu faire lors de cette résidence a été lorsque j’ai vu des gens passer des heures seuls dans des cabines de karaoké pour chanter et s’écouter chanter. Ce souvenir à première vue anecdotique a conduit à la création de Voicing Pieces. Cette pièce réunit de petites cabines suspendues dans lesquelles les spectateur·rice·s sont invité·e·s à rentrer leurs têtes. A l’intérieur de chacune se trouve un petit décor et un texte à lire à voix haute. En lisant, ils entendent leur propre voix amplifiée, modifiée, retardée ou recouverte d’autres sons. La relation à sa propre voix, ainsi qu’à sa voix intérieure, a été le fil conducteur de ce projet.

Pourquoi cet intérêt particulier pour la voix ?

Je trouve intéressant de constater que l’élément le plus intérieur, le plus intrinsèque d’un humain, peut être parfois aussi le plus étranger. Si curieusement étrangère que nous pouvons parfois même devenir auditeur·rice de notre propre voix. Afin de faciliter cette rencontre, j’ai souvent cherché des expériences solitaires car la solitude, je crois, permet d’échapper aux processus de représentation. Être seul·e et écouter sa propre voix, je pense, permet de créer une profonde intimité avec l’étranger…

En plus d’être participatif, ce dispositif s’appréhende en solitaire…

Lorsque j’ai réservé une salle de karaoké à Tokyo pour moi-même essayer cette pratique, j’ai découvert une forme de de dispositif participatif que je n’avais jamais expérimentée auparavant. Depuis, j’ai développé plusieurs dispositifs immersifs pour un·e seul·e spectateur·rice et qui l’invite à s’y engager intimement. L’absence de public, de comédien·ne·s ou de technicien·ne·s permet au·à la spectateur·rice d’agir librement, il·elle n’a jamais l’obligation d’agir en conséquence… Cependant, la présence d’une partition et d’outils théâtraux familiers permet de donner aux œuvres une structure dramaturgique, avec un début, un milieu et une fin. Mais pour être honnête, le public n’est jamais vraiment seul, il y a toujours un·e assistant·e à distance, une sorte de témoin abstrait. Si le·la spectateur·rice passe devant les technicien·ne·s et la régie technique en entrant et en sortant de l’espace, il·elle alterne continuellement entre l’oubli et le souvenir de leur présence.

Nous voyons se multiplier des projets et des dispositifs théâtraux à destination d’un·e seul·e spectateur·rice. A vos yeux, que révèle cet intérêt aujourd’hui de la part des artistes ?

Trouver un but pour la bonne vieille boîte noire devient aujourd’hui un vrai casse-tête. C’est un dispositif de représentation si spécifique, réglementé, frontal, anthropocentrique… Étant donné que les financements sont en grande partie liés aux soutiens institutionnels et que ces mêmes institutions veulent garder leurs installations en service, j’ai l’impression que nous passons parfois plus de temps à réfléchir à la façon de faire fonctionner la machine de la boîte noire, plutôt qu’à à ce que nous voulons vraiment faire. Une fois que vous commencez à penser en dehors de ce cadre normatif, de nouvelles possibilités apparaissent. Les dispositifs pour un·e seul·e spectateur·rice ne sont qu’une option parmi d’autres pour offrir des moyens alternatifs de rencontrer l’œuvre.

Dans la continuité de Voicing Piece, votre dernière création Pillow Talk poursuit cette forme d’expérience en solitaire, cette fois-ci sous la forme d’un dialogue avec un gros coussin… Pouvez-vous revenir sur la genèse de ce projet ?

En 2017, j’ai fait une résidence de recherche à la Saison Foundation à Tokyo pour étudier des pratiques propres à la culture japonaise à travers lesquelles les objets sont personnifiés. J’y ai découvert la place importante des robots dans la société. Au Japon, ils sont considérés comme des compagnons amicaux, contrairement à ce que nous pouvons penser en Occident. J’ai visité des laboratoires/expositions de robotique, rencontré des chercheur·se·s en intelligence artificielle et j’ai même passé du temps avec des robots-compagnon·ne·s. Pendant ce séjour est née l’idée d’écrire un dialogue avec une voix artificielle, mais je ne savais pas encore de quel type d’objet la voix allait provenir…

Comment votre choix s’est-il arrêté sur un coussin ?

Lorsque j’ai découvert Hugvie, un oreiller développé par un laboratoire japonais de robotique avancée (Advanced Telecommunications Research Institute). Il s’agit d’un coussin désigné pour transmettre efficacement un sentiment de présence humaine et dans lequel vous pouvez insérer votre téléphone pour parler tout en enlaçant l’oreiller contre vous. Durant la conception de Pillow Talk, je me suis énormément inspirée des robots compagnon·ne·s actuellement développé·e·s au Japon pour accompagner les personnes âgées seules. Avoir des ami·e·s est lié à un sentiment de dignité et nous préférons tou·te·s – je pense – parler à des humains plutôt qu’à une machine, mais en même temps il n’est pas exagéré d’imaginer, au regard de l’évolution des technologies et des changements de nos vies sociales, un avenir solitaire…

D’ailleurs, en plus de s’appréhender seul, le dispositif de Voicing Piece et Pillow Talk accentue ce sentiment de solitude…

Mes dernières pièces ont toutes été inspirées par des résidences de recherche solitaires de 2/3 mois au Japon. Je crois que ces voyages m’ont amené à m’intéresser à comment créer une situation de solitude pour le public. Cette immersion dans une culture complètement différente de la mienne – je suis turque -, l’aliénation qui l’accompagne et le temps que vous vivez en solitaire… tous ces facteurs rendent beaucoup plus ouvert aux nouvelles rencontres et expériences. En tant que spectatrice, je me désintéresse de l’art qu’il faut regarder de loin. Aujourd’hui, je préfère d’ailleurs aller en club : les rencontres que vous faites, les situations inattendues dans lesquelles vous vous trouvez, toutes ces expériences sensuelles, la danse extatique, la détente bavarde… C’est excitant.

Pillow Talk invite le·la spectateur·rice à s’allonger dans un espace sombre et vallonné… Comment avez-vous imaginé ce dispositif, cette position couchée ?

Nous vivons dans une époque d’intense concentration anthropocentrique. Dernièrement, avec le réchauffement climatique, nous constatons que les transformations les plus importantes ne se sont pas produites devant nous ou à la hauteur des yeux, mais surtout au-dessus et au-dessous de notre tête. Il me semblait intéressant de modifier notre orientation et relation au théâtre. Pillow Talk était l’occasion d’essayer ce changement de perspective : la machine et l’humain ne se feraient pas face mais seraient enchevêtrées l’un dans l’autre. Aussi, la position allongée permet de se détendre le corps et ouvre d’autres mécanismes… Lorsque nous avons commencé à travailler avec Elodie Dauguet (scénographe de Pillow Talk, ndlr), l’un des premiers documents qu’elle m’a proposé était une image du film Stalker d’Andreï Tarkovski. Cette image s’est infusée lors du processus de création et nous retrouvons cette même atmosphère dans la pièce. Le sentiment de solitude est, je crois, renforcé par ce décor : on partage un même espace avec une vingtaine de spectateur·rice·s mais chacun vit sa propre expérience en solitaire. On ne discerne pas exactement les corps allongés entre les collines, vous pouvez entendre leur murmure continu mais vous ne pouvez pas exactement comprendre les mots qu’ils disent…

Entre humain et machine, réel et artificiel, votre intérêt semble vouloir troubler cet interstice.

Je crois que je n’ai jamais été intéressée par un théâtre d’humain, pour humains, avec des humains. J’ai toujours essayé de donner un plus grand rôle aux objets, à la technologie, aux esprits, au hasard dans mon travail. Dans Pillow Talk, j’ai évité de donner un rôle clair à l’interlocuteur·rice, à qui ou quoi vous parlez, il·elle reste ambigu·üe. D’ailleurs certain·e spectateur·rice n’accepte pas d’être en phase avec la machine… Il est intéressant de constater que lorsque nous entendons une voix artificielle, l’un de nos premiers reflexes est de la défier et de prouver que nous sommes supérieur·re·s. Lorsqu’un·e spectateur·rice entre dans ce type de compétition et ne fait que tester les limites du dispositif, j’ai le sentiment que la performance perd de sa valeur. Cette pièce n’est pas seulement une conversation avec un oreiller, mais évoque plus le temps passé ensemble. En partageant ces moments de détente avec la voix artificielle, en glissant du sentiment d’être compris·e à celui de ne pas être compris·e, vous pouvez développer une relation empathique. Ce n’est que lorsque vous vous persuadez de prendre la voix au sérieux et de lui parler comme s’il s’agissait d’un véritable interlocuteur que la magie peut se produire peut s’opérer.

Vu au Kunstenfestivaldesarts à Bruxelles. Conception et mise en scène Begüm Erciyas. Scénographie Elodie Dauguet. Lumières Jan Maertens. Son Adolfina Fuck. Développement de l’interface Ruben Van De Ven. Dramaturgie Marnix Rummens Collaboration à l’écriture Adolfina Fuck, Katja Dreyer, Dennis Deter, Hermann Heisig, Jean-Baptiste Veyret-Logerias. Photo Ruben van de Ven.

Du 13 au 16 novembre, Théâtre Nanterre-Amandiers
Les 29 et 30 novembre, The Kortrijk Theater, Courtrai, Next Festival