Photo Rideau scaled

Anna Massoni, Rideau

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 7 mars 2022

Dans son premier solo Notte, Anna Massoni traitait de la notion de passage, explorait des entrouvertures, en travaillant à la fois le mouvement et la voix. Avec sa nouvelle création Rideau, la danseuse et chorégraphe explore les potentialités des éléments traditionnels présents, en compagnie du corps, au plateau : musique et lumières sont ses partenaires dans l’espace de la scène. En un déploiement de fragments, de motifs, elle se positionne en réseau avec ces artefacts, et fait l’expérience des paradoxes entre continuité et discontinuité, intériorité et physicalité. Des fictions éphémères se dessinent alors, faisant du corps le support d’imaginaires et de mémoires anciennes. Dans cet entretien, Anna Massoni partage les rouages de sa recherche chorégraphique et revient sur le processus de création de Rideau.

Votre premier solo Notte explorait la notion d’entrouverture. Pourriez-vous revenir sur les fondements de ce premier projet ?

Je souhaitais d’abord expérimenter un principe formel assez simple : superposer une partition de mouvement et une partition de fredonnements, et mener ces deux activités parallèles en continu en dissociant mon attention entre ces deux actions. Et puis je voulais chercher autour des rapports possibles entre le dedans et le dehors, l’intérieur et l’extérieur du corps, la porosité, l’endroit de confusion entre les deux. C’est Gaston Bachelard qui parle de l’homme comme « être entr’ouvert» dans La Poétique de l’espace, pris entre des mouvements de fermeture et d’ouverture, entre ce qu’il veut cacher et ce qu’il veut montrer. Cette notion dit le flottement, la circulation liquide entre le dehors et le dedans, zones non pas opposées mais perméables. Il est beaucoup question de cela pour moi, entre autres lorsque je danse, et c’est à partir de ces observations intimes que j’ai travaillé. J’ai porté mon attention sur les lieux de passage dans mon corps, la voix, les plis comme des entrées ou plaies imaginaires, la peau. Le toucher est devenu un outil privilégié pour déplacer le point focal du spectateur et lui proposer de faire l’expérience d’une sensation qui a lieu en même temps hors de lui et en lui. À partir de là, j’ai cherché à creuser des écarts entre mouvement et voix, à juxtaposer des espaces proches et lointains, à faire cohabiter plusieurs corps à la fois. Pendant le processus de création, je suis devenue mère et ces observations et recherches sont devenues d’autant plus présentes pour moi.

Vous annoncez votre nouvelle création Rideau comme un « renversement ». Pourriez-vous revenir sur la genèse de cette nouvelle pièce ? Comment poursuit-elle votre recherche initiée avec Notte ?

Après avoir créé Notte, l’envie de refaire un solo était une évidence. Je désirais passer du temps à écrire du mouvement seule, pour continuer de creuser ce qui s’était ouvert avec cette première pièce. Or refaire un solo était aussi un certain défi, et c’est justement en mettant en tension le fait d’être seule au plateau que Rideau a trouvé une ligne directrice. Dans Notte, les événements ont majoritairement lieu à l’échelle de mon corps, dans le rapport constant que j’entretiens entre voix a capella et mouvement. Pour Rideau, les premières intuitions allaient dans le sens de prendre le contrepied de ce mode de présence « auto-suffisant » en construisant des rapports avec les autres éléments de la scène, extérieurs à moi. Donc à l’inverse du son de ma voix parfois à peine audible et du choix de lumière assez univoque dans Notte, il y a cette fois beaucoup de musique, qui plus est de la musique très « pleine », orchestrale, parfois très imposante, et la lumière découpe l’espace dans lequel j’évolue, sans nécessairement me suivre. En ce sens, l’enjeu du rapport entre plusieurs partitions est diffracté. Il y a « renversement » parce que, bien que je sois toujours seule au plateau, tout, autour, est beaucoup plus massif et chargé que dans Notte. Et puis la pièce elle-même est construite de manière renversée, car je voulais que le début puisse être une fin, que la pièce ne cesse de finir et de commencer, qu’on soit dans un temps qui soit à la fois un « avant », un « après » et un « au moment même » de la représentation.

Au regard de ces deux premiers opus, pourriez-vous partager les différentes réflexions qui circulent dans votre recherche chorégraphique ?

Je passe beaucoup de temps à écrire chaque mouvement, à construire tout le déroulement qui mène d’un geste à l’autre, à me poser la question de ce qui me fait bouger. Je n’utilise pas un principe unique mais plusieurs stratagèmes pour générer des danses : des actions paradoxales ou accumulées, des contraintes artificielles qui créent un problème à résoudre ou autour duquel travailler, parfois de simples verbes d’actions mis en relation avec un imaginaire, un mode d’être, un paysage, un élément… Je combine toujours plusieurs intentions pour être en état d’activité. Ce terme d’ « activité » me vient de la lecture du livre Un paradigme de J.F.Billeter. J’en ai, j’en suis sûre, une compréhension partielle, mais c’est opérant néanmoins pour moi, car c’est un outil pour penser l’adresse au spectateur. En effet, être en activité c’est donner à voir quelque chose en train de se faire, de se fabriquer dans le présent, même s’il y a une écriture précise, et c’est proposer au spectateur de suivre cette fabrication. C’est un mode à la fois d’écriture et de présence au plateau que je recherche, pour que puissent apparaître aussi d’autres choses, des figures, des âges, des êtres, des formes abstraites ou organiques, et autres devenirs. Je travaille aussi la question du cadrage, du jeu des échelles, de l’aller-retour possible pour l’attention du spectateur entre un détail ou un micro-évènement, et l’espace dans lequel on se trouve au présent.

Avec Rideau, votre écriture du geste trouve de nouveaux paramètres : l’espace, la lumière et la musique. Pourriez-vous partager les enjeux de cette nouvelle recherche chorégraphique ?

Dans cette pièce, nous voulions toucher à une dimension spectaculaire, alors même que je suis seule, et par là même créer une forme d’écart. Jouer donc avec certains codes du spectacle et les éléments de la scène – de la musique assez grandiloquente pour la plupart, des directions de lumière très tranchées, un rideau sous la forme d’un morceau de boîte noire. Il s’agissait d’impliquer ces éléments dans le langage général de la pièce, de les faire jouer, presque comme d’autres interprètes, et qu’ils deviennent des partenaires. La lumière permet de voir, de ne pas voir, d’entrevoir ou de faire voir autrement. La musique est parfois interrompue brutalement, on écoute puis on entend plus. J’apparais et disparais, ou suis dehors mais à vue, ou danse mais dans le noir. Nous avons enchevêtré ces actions possibles pour chacun de nous, si bien que la pièce est une sorte de chantier syntaxique, elle se construit et se déconstruit tout le temps. Nous cherchions, en mettant en place cette combinatoire, à fabriquer des fictions éphémères, à décentrer l’action et à faire vivre ces coexistences en tant que telles.

Pourriez-vous revenir sur le processus de création de Rideau ?

J’ai commencé par passer pas mal de temps seule en studio. Je n’avais pas de point de départ très précis, seulement quelques mots avec moi, toujours traversée par cette notion d’ent’rouverture et de rapport intérieur/ extérieur. Je me demandais comment créer des équivalences entre des mouvements a priori inverses : ouvrir = fermer, apparaître = disparaître, commencer = finir… Et puis quelques images, un poème, et l’envie de prendre le temps de pratiquer sans écrire trop vite. Je voulais maintenir une certaine ouverture et indécision, mais j’étais rapidement rattrapée par l’urgence de formaliser, préciser, comprendre ce que je voulais faire. Ce tiraillement m’a mis en difficulté pendant un temps, et c’est en conversant avec Vincent Weber, qui a pensé la chorégraphie et la dramaturgie de la pièce avec moi, et Angela Massoni – qui a créé les lumières, que les premiers principes fondateurs ont été posés : créer des partitions autonomes, décentrer l’action, problématiser ma présence seule au plateau. Ensuite, alors que je passais beaucoup de temps à écrire chaque geste, Vincent Weber a initié plusieurs des expériences qui ont finalement donné sa forme à la pièce, en proposant notamment d’intervenir de manière assez brute et indépendante avec différentes musiques sur la partition assez continue que je commençais à écrire. Cette dimension d’une forme en train d’être fabriquée au moment où elle est donnée à voir est devenue la qualité que nous avons cherché en composant. À partir de là, nous avons construit le mouvement souvent sans la musique pour ensuite trouver un certain frottement dans leur cohabitation, et parfois à l’inverse, définit une musique avec laquelle nous cherchions une manière d’établir un rapport d’ensemble et de décalage à la fois.

La lumière et la musique semblent avoir leur propre autonomie. Pourriez-vous partager la dramaturgie de ces deux médiums ? Comment s’articulent-ils avec l’écriture de la danse ?

Nous avons organisé le processus de manière à ce que chacun puisse travailler en partie séparément pour générer d’abord des rencontres aléatoires. Angela a essayé de créer une partition de lumières indépendante. Pour la musique, nous avons proposé à Renaud Golo de faire des tentatives avec nous, en lui demandant de créer un suite de fragments musicaux qui repose sur sa propre logique. Ces rencontres complètement aléatoires ne répondaient pas totalement à ce que nous cherchions, et il a fallu trouver d’autres principes pour composer ensemble et créer à la fois des associations et des dissociations, un temps continu et discontinu. Nous avons pensé les choses en termes de montage, au sens cinématographique, c’est-à-dire en superposant chaque élément comme des filtres sur une image, pour proposer une nouvelle vision en éclairant autrement ou en donnant à entendre une musique : un imaginaire, un paysage peut se déployer pendant quelques secondes ou minutes et puis revenir abruptement au présent. J’aimais l’idée que la musique ou la lumière puissent être des outils pour ouvrir des fenêtres – de sens, d’imaginaire, de mémoire – au plateau. En ce qui concerne le choix des musiques, nous avons peu à peu été vers le fait de n’utiliser que des fins, des derniers mouvements de symphonies, des morceaux dont la qualité de la fin nous intéressait. Là aussi, Renaud nous a aidés en nous fournissant un large catalogue de fins parmi lesquelles nous avons choisi certaines pièces (le dernier mouvement de la Symphonie Pathétique de Tchaikovsky, la fin d’Apollon Musagète de Stravinsky, un morceau très mineur de John Cage, entre autres…), comme une suite de rideaux qui se ferment. Pour la lumière, nous avons cherché un vocabulaire à partir de renversements, entre le centre et les bords, le haut et le bas, le devant et le derrière, « ici » et « ailleurs ». 

L’écriture de la chorégraphie charrie des références non explicites, une « mémoire ancienne ». Pourriez-vous revenir sur ce pan de la recherche chorégraphique, partager les images, les sensations, les mémoires, qui peuplent votre imaginaire de travail ?

J’ai toujours avec moi de séries d’images, des textes, des poèmes, des questions intimes aussi, qui sont secrètement là mais n’ont pas vocation à être divulguées ou explicitées. Il y a plein de secrets, de couches de sens entremêlées qui constituent comme l’inconscient de la pièce. Je crois que le mouvement a la capacité de jouer à ce niveau-là, que les gestes, postures, vitesses, fonctionnent comme une sorte d’infra-langage. Le corps est capable d’éveiller des imaginaires ou des visions d’une grande complexité, dont on ne peut pas toujours définir les contours. Pour Rideau, comme il s’agissait de faire quelque chose de cette solitude au plateau, je me suis demandé qu’est-ce qui était absent, quels étaient mes partenaires possibles, ou comment me multiplier. Je me suis intéressée par exemple à ce qu’Hubert Godard appelle l’« abri archaïque», la présence incorporée d’un autre parce qu’à la naissance, on est bougés par d’autres avant d’être autonomes, et c’est selon lui ce premier dialogue tonique, dont on garde une mémoire profonde, qui constitue le langage, les mots et les gestes à venir. Je me suis aussi intéressée aux écrits de Philippe Descola, notamment lorsqu’il décrit certaines formes de figuration qui s’attachent à montrer différents points de vue sur une même chose, par exemple différentes faces d’un animal en dépliant tous les éléments de son corps. Il y a quelque chose là, entre ce qui allait vers l’absence et ce qui allait vers le déploiement, qui a été actif pour écrire ma « ligne », avant de rencontrer les autres éléments et de provoquer associations et dissociations.

Vu au Festival Les Hivernales CDCN d’Avignon. Conception, chorégraphie, interprétation Anna Massoni. Dramaturgie Vincent Weber. Lumières et scénographie Angela Massoni. Regards extérieurs Maud Blandel, Simone Truong. Aide à la composition sonore Renaud Golo. Photo © Angela Massoni. 

Le 12 mars, Festival Art Danse à Dijon, Le Dancing – CDCN
Du 17 au 19 mars au CND à Pantin

Le 12 juin au Festival Uzès-Danse, La Maison CDCN