Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 12 juin 2018
Le travail d’Emmanuel Eggermont croise une écriture chorégraphique précise et délicate avec une approche plasticienne des formes et de l’espace. Fort d’une collaboration de plus de dix ans avec le dramaturge et chorégraphe Raimund Hoghe qui lui a notamment composé plusieurs solos, le français peaufine un corpus d’oeuvres sensibles et graphiques. Sa dernière création, Πόλις (Polis) est le premier opus – noir – d’un cycle de pièces creusant le concept de monochromie. Dans cet entretien, Emmanuel Eggermont partage les rouages de sa recherche et le processus de Πόλις (Polis).
Pour Πόλις (Polis), vous dites être parti de l’idée de la Cité. Comment le travail sur ce thème s’est-il déroulé ?
Cette création est issue de deux ans de recherche à L’L (Espace de recherche en arts de la scène à Bruxelles, ndlr). Cette première phase de travail nous a permis de définir un processus de création, celui d’accéder à un regard sur la cité à travers le prisme d’une rencontre. En effet, nous interrogeons la formation et l’organisation des villes dans lesquelles nous sommes accueillis en résidence. Ainsi, lors la phase de création, j’ai demandé aux structures artistiques qui nous ont accueillis de me proposer une personne à rencontrer, une personne active dans la vie de la cité. Les interprètes ont assisté à ces échanges et découvert ces regards singuliers sur la ville, qui sont de précieuses sources d’inspiration. La création rassemble ces « matières premières » accumulées au fil des rencontres. Nous avons pu suivre ce processus de travail à Strasbourg, Namur, Paris, Montréal… et croiser le regard de scientifiques (archéologue, historien, sociologue) mais aussi d’artistes ou d’habitants.
L’écriture chorégraphique de la pièce semble très marquée par l’utilisation de costumes, d’accessoires, d’objets à la fois minimaux et étranges. Comment cette approche plasticienne enrichit-elle le travail du corps ?
Pour parler de ma danse je parle de « matières » et de « textures », plutôt que de phrases de mouvements. La matière dansée se développe dans le même temps que les objets apparaissent dans la scénographie. L’un peut être à la source de l’autre : certaines séquences de danse sont issues de manipulations d’objets et on les retrouve dans la chorégraphie sous cette forme d’interaction. D’autres suivent le même chemin mais n’ont plus besoin de l’objet pour exister, la plasticité du corps se suffit. L’objet est alors retiré de la scénographie. Parfois, c’est l’objet qui n’a pas besoin de la danse… Les éléments scénographiques et les costumes sont choisis avec une attention particulière pour leur propriétés physiques et leur capacité à transcender leur apparente simplicité. Le spectateur peut ainsi y projeter tout un panel complexe de visions fantasmées.
Le noir prédomine dans la scénographie, les costumes, les objets et les corps. Comment la travail avec Serge Damon – qui signe la lumière – s’est-elle déroulée ?
Il ne s’agit pas tant d’un travail sur le noir mais plutôt d’une étude de la monochromie et de tout ce qui peut en révéler les nuances. Le travail sur la lumière est donc essentiel. Serge Damon était présent dès les premières séances de travail. J’ai travaillé avec lui comme je travaille avec les danseurs. Je l’ai laissé réagir aux découvertes des villes et des autres sources d’inspiration. S’aidant d’objets lumineux et de plusieurs sources de lumière différentes, il propose un travail tout en finesse révélant des zones de contraste structurant et déstructurant l’espace au fil de la pièce. Ces lumières ont une évolution indépendante à celle de la chorégraphie, ce qui permet à leur dialogue de ne pas se figer.
Votre compagnie se nomme « L’Anthracite » et vous faite référence dans Polis à l’outre-noir de Soulage. Qu’est ce qui particulièrement vous intéresse dans ce noir, qui absorbe les couleurs et les lumières ?
Cette pièce questionne l’idée de stratification. L’ outre-noir de Pierre Soulages, ses toiles dont le noir a petit à petit recouvert l’intégralité de leur surface, laissent apparaître des couches structurées de matières sombres. Leur capacité à révéler la lumière et une infinité de teintes insoupçonnables me fascine. Soulages dit de sa peinture qu’elle est « un espace de questionnement et de méditation où les sens qu’on lui prête peuvent venir se faire et se défaire, un champ mental autre que celui du simple noir. » Plutôt que de reproduire des références formelles aux toiles de Soulages, c’est cette idée que je recherchais dans ce travail. Chaque spectateur est unique et sa relation avec ce qu’il est en train de se passer – la figure, l’objet ou la musique lui appartient totalement. Le noir et la monochromie invitent le spectateur à déceler les multiples nuances et aspérités qui habitent l’espace scénique et à définir lui-même les contours des actions qui se dessinent devant lui.
Avant même d’être un espace politique, la cité est un espace physique, engageant les notions d’espace, de circulation, d’architecture… L’écriture spatiale de Polis semble éminemment pensée. Comment ce plateau s’est-t-il conçu ?
Πόλις (Polis), suit une partition chorégraphique structurée en « pulp fiction ». Cette progression en parallèle, où chaque interprète développe une partition indépendante révèle des relations inattendues. Elle exige de la part des interprètes une conscience permanente de leur environnement, toujours mouvant. Dès lors, chaque déplacement est une réponse naturelle à une situation. L’écriture spatiale n’est pas imposée de l’extérieur par le chorégraphe. C’est sans doute cette attention particulière et la possibilité d’adapter les parcours qui peut donner la sensation d’un espace éminemment construit. Chaque lieu de représentation est l’occasion d’imaginer de nouveaux parcours et de nouvelles relations.
Les différentes séquences de Polis s’enchaînent comme des tableaux ou des compositions picturales. Comment les images se construisent-elles ?
Le canevas chorégraphique alterne deux types de séquences. Certaines séquences laissent les danseurs, la musique et la lumière évoluer indépendamment, développant chacun des matières dansées, sonores ou lumineuses, des interactions singulières entre les objets définissant les circulations spatiales. D’autres séquences ponctuent le développement de la pièce. Elles sont proposées comme des événements dans cette « cité chorégraphique » en construction. Elles impliquent des rassemblements et des actions communes : mouvements, utilisations de mêmes objets, gestion collective de l’espace… Les images créées par cette alternance de séquences individuelles et collectives, ce dialogue entre microcosme et macrocosme, renvoient directement aux idées de fond que sont les expériences partagées lors du travail préalable d’entretiens sur la cité. Mais ces enchaînements donnent aussi du rythme à la chorégraphie et proposent des compositions picturales, des mouvements de focus comme autant d’invitations faites aux spectateurs à rejoindre cet univers en devenir.
Polis est le mot grec pour désigner la cité. Mais au delà de la cité, il désigne aussi, dans la tradition antique, une communauté de citoyens, un ensemble d’individus tout à la fois mythique, politique, décisionnaire et culturel. Pourquoi l’usage de cette terminologie ?
Le titre exacte est Πόλις (Polis). Il s’agit bien là de garder en tête cette notion d’ensemble d’individus mythique, politique et culturel et de questionner ce qu’il en est aujourd’hui. L’utilisation du grec ancien permet tout de suite de se projeter dans d’autres temps et dans d’autres lieux. Le but est de dépasser l’étude d’un environnement quotidien en le mettant en relation avec son passé ou en le mettant en parallèle avec celui d’autres villes.
Comment la collaboration avec les interprètes, en gardant en tête cette idée de communauté, s’est elle déroulée ?
En ce qui concerne la place des interprètes dans la création, je préciserai tout d’abord que l’enjeu de ce projet était de voir comment arriver à construire ensemble à partir des matériaux de chacun, sans imposer qu’une seule vision. Pour enrichir cette perspective, j’ai choisi des danseurs qui ont un rapport singulier à la danse, différent du mien. Chacun a pu s’emparer de ces découvertes de façon autonome : en fonction de sa façon de travailler la danse et des échos que les rencontres avec les spécialistes faisaient avec son parcours et son vécu. Certains se sont davantage attachés à des questions historiques, d’autres architecturales, graphiques, à des questions d’organisation du territoire, etc. Ces strates de connaissances et d’expériences se sont ensuite agencées suivant le canevas chorégraphique défini au fur et à mesure par le chorégraphe, mais toujours en réaction à ces propositions dansées.
Le travail sur le son, dans Polis, se déploie à la manière d’un paysage sonore, signé par Julien Lepreux. Pouvez-vous revenir sur les enjeux du travail musical ?
J’ai proposé à Julien Lepreux de nous rejoindre dès les séances de recherche. Lors de la création, nous avons imaginé une construction musicale à l’image de la chorégraphie, par stratification d’univers sonore. Il ne s’agit pas d’une trame musicale sur laquelle les danseurs viennent s’inscrire, ni l’inverse. La musique est comme un sixième interprète : elle évolue en fonction du lieu. La matière musicale, comme la danse, est le fruit d’une accumulation d’éléments récoltés au cours de chaque résidence : des bruits et des silences enregistrés dans un lieu ou l’autre, un vieux piano qui trainait dans un studio, etc. À ces matières sonores avec lesquelles Julien Lepreux joue en direct, s’ajoutent des micros captant les sons de ce qui se déroule au plateau. L’ensemble est travaillé en multidiffusion pour une spatialisation à chaque fois renouvelée.
Au regard de vos précédents projets, retrouve-t-on des analogies dans votre approche méthodologique d’un thème, dans vos processus de création ?
Chaque projet représente pour moi la possibilité de questionner mes méthodes de travail et de tenter de définir de nouveaux processus de création spécifiques à l’étude d’une thématique choisie. On retrouve néanmoins des analogies dans mes dernières créations. Comme l »invitation, aux séances de travail, d’intervenants extérieurs dont le domaine d’action permet un éclairage et un regard extérieur sur la recherche engagée. Mais aussi la création d’une archive témoignant du processus de création (photos, vidéos, textes…). Sur le plan chorégraphique, je développe la notion de texture de danse et, avec un goût tangible pour l’art plastique, j’étudie le rapport à la matière, aux matériaux. Je multiplie les niveaux de recherche, j’aménage des strates qui mobilisent différents types de références pour permettre de multiples accès à l’œuvre et d’amener les spectateur à réfléchir sur le regard et le jugement qu’ils ont à l’égard du monde environnant.
Conception, chorégraphie, scénographie Emmanuel Eggermont. Avec Mackenzy Bergile, Laura Dufour, Emmanuel Eggermont, Jihyé Jung, Nina Santes. Collaboration artistique Jihyé Jung. Créateur lumières Serge Damon. Compositeur Julien Lepreux. Photo © Jihyé Jung.
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