Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 18 mars 2023
Dans sa dernière création Dioscures, Marta Izquierdo tisse un duo fascinant entre deux jeunes interprètes hors normes, Mina Serrano et Ebène, figures à la fois héroïques, androgynes et puissamment singulières. À travers eux, la chorégraphe interroge les notions de gémellité, de masculinité et de transformation, en convoquant un imaginaire mythologique et populaire, des Dioscures antiques aux icônes queer contemporaines.
Ta nouvelle création Dioscures explore la gémellité et la masculinité à partir de figures mythologiques. Peux-tu revenir sur l’histoire et la genèse de ce duo ?
J’ai d’abord rencontré Mina à Madrid en 2018, lorsque j’étais artiste associée au Naves Matadero (Centre International des Arts Vivants), alors dirigé par Mateo Feijoo. Je travaillais à l’époque sur un projet mêlant pratiques populaires et rituels collectifs, en lien avec la danse de bâton traditionnelle, et j’ai animé des ateliers où je proposais aux participant·es de « construire leur propre tradition ». C’est dans ce contexte que j’ai croisé le chemin de Mina. Sa liberté de ton, sa manière très personnelle d’aborder le genre, son aisance à brouiller les codes m’ont immédiatement interpellée. L’année suivante, Mateo m’a proposé de chorégraphier et mettre en scène un cabaret avec un collectif LGBT de Madrid dont Mina faisait partie, et nos échanges se sont intensifiés. Quelques mois plus tard, à Toulouse, j’ai lancé le projet des « Laboratoires all Styles », une plateforme de transmission chorégraphique horizontale, qui réunit des danseur·euses semi-professionnel·les issu·es d’esthétiques variées. C’est là que j’ai rencontré Ebène, un jeune vogueur ivoirien, alors à peine majeur, dont la grâce et la puissance scénique m’ont tout de suite frappée. Après les deux premiers volets de mon triptyque sur les communautés féminines, j’ai ressenti l’élan spontané de réunir Mina et Ebène. Je les ai perçu·es, presque de manière naïve, comme deux colosses, deux entités à la fois mythologiques et très actuelles, deux statues vivantes qui ont éveillé en moi le désir d’interroger la masculinité non pas dans son évidence mais dans ses failles, ses dédoublements, ses glissements. Je les ai imaginé·es en Titans, figures primordiales, puissantes et ambivalentes, mais aussi comme des jumeaux·elles de fiction. Leur androgynie, leur présence physique et leur jeunesse m’ont permis de créer un jeu de miroirs où la figure héroïque est sans cesse diffractée. Ce projet est aussi, en creux, une manière de revisiter certains aspects de mon identité par le biais d’interprètes qui m’incarnent, me déplacent, me redoublent.
Ta recherche semble toujours s’élaborer à partir de rencontres…
Même si tous mes projets sont référencés, la danse et le désir de me mettre en mouvement au contact d’autres personnes priment. Je n’inscris pas mon travail dans une logique purement conceptuelle ou cérébrale. J’aime danser et faire danser en relation avec « quelque chose », mais surtout avec quelqu’un. Chaque nouvelle rencontre m’aide à me déplacer vers d’autres identités, d’autres réalités, par le biais de la fiction, toujours. Je me documente énormément en amont pour nourrir les créations, parfois plusieurs années, avant de mettre le pied en studio. Mais je crois que mon véritable matériau est fait de corps vivants, de récits incarnés. Pour Rojo (2009), j’ai fait trois mois de résidence au Japon à la rencontre de travailleur·euses du sexe. Idem au Maroc pour mon projet sur les Cheikhat (2014). Pour IMAGO-GO (2018), j’ai rencontré dans chaque ville des troupes de majorettes en activité ou d’anciennes majorettes, en essayant de les inviter à se produire en marge de mes spectacles. Pour Dioscures, nous avons échangé et parfois travaillé en résidence avec de vrais jumeaux·elles, que ce soit des enfants, des adolescent·es, ou des artistes confirmé·es. Et actuellement, dans le cadre de ma prochaine création RoLL, je vais à la rencontre des équipes de Roller Derby dans toutes les villes où je suis accueillie. C’est à chaque fois un nouveau monde qui s’ouvre.
Comment as-tu initié le travail avec Mina et Ebène ?
Quand j’ai commencé à imaginer ce projet, j’étais déjà en contact régulier avec Ebène, qui vit à Toulouse et qui avait été mon assistant sur Guérillères. Mina, qui habite à Madrid, devait faire partie de cette pièce mais la pandémie nous en a empêchées. Le premier jour de résidence, Mina nous a annoncé qu’iel avait entamé sa transition de genre. Cela a suscité en moi des interrogations sur la pertinence du projet, mais Mina nous a confirmé que jouer avec des codes de masculinité dont iel s’éloignait était justement un enjeu intéressant. Aucun·e des deux n’avait une expérience approfondie de la création en danse contemporaine. Mina vient des arts plastiques, du théâtre, du cabaret, de la nuit. Ebène vient du voguing et de la pratique drag. J’ai donc initié le processus en les amenant doucement vers une recherche chorégraphique, en studio, en laissant leurs langages propres contaminer le mien. Avec ce duo, j’avais envie d’explorer la notion de double autoportrait, déjà abordée dans mes premiers soli, comme She’s Mine (2008), autoportraits en autres (2009), ou encore Admirando la cheikha (2014), ou dans des duos féminins où j’étais également interprète, comme ROJO avec Noriko Sunayama ou BT’N’BT avec Angèle Micaux. J’ai proposé à Mina d’incarner ma part espagnole, nourrie par mes trente premières années à Madrid et par la Movida, et à Ebène d’incarner ma part française, plus récente, ancrée à Toulouse, dans la diversité des styles. Mina est plus comédien·ne et performeur·euse, Ebène est plus danseur. Mais tous les deux ont été invités à devenir ce que je suis, danseuse contemporaine, tout en incarnant aussi les traits de l’autre. C’est ainsi que la gémellité a ouvert la voie à d’autres fictions. Pour citer Ebène dans le documentaire tourné pendant le processus, cela nous a permis d’élaborer une « vision ouverte et assez libre du masculin ».
Peux-tu partager quelques références qui ont nourri l’imaginaire de Dioscures ?
Nous avons travaillé à partir d’un corpus très large. Les Dioscures grecs, Castor et Pollux, bien sûr, et toutes leurs représentations dans l’art classique, les Titans, la constellation des Gémeaux, les jumeaux·elles dans les cosmogonies du monde… Mais aussi les lutteurs traditionnels, les figures de force, de lien, de rituel. En ce qui concerne la masculinité, nous nous sommes inspiré·es d’icônes populaires comme John Travolta, Lil Nas X, figures contrastées d’une masculinité assumée et queer, mais aussi Arca, productrice non binaire et icône électro.Nos recherches chorégraphiques se sont nourries des danses de club : voguing, waacking, disco, autant de formes qui brassent genre, spectacle, transformation, et plaisir. Nous avons aussi exploré le drag king et le playback, comme modes d’écriture du corps.
Comment s’est déroulé le processus de création ?
Au départ, nous avons beaucoup travaillé sur le contexte lui-même. Qui étions-nous, là, à ce moment précis ? Que mettions-nous en jeu ? Je ne voulais en aucun cas gommer qui sont Mina et Ebène. Je souhaitais explorer la gémellité à travers le corps, par des principes de symétrie, d’harmonie, de décalage aussi. Nous avons cherché des formes d’unisson, des manières d’« être ensemble », par le regard, l’écoute, la vibration commune. Mina et Ebène sont très proches du monde de la mode, et dans leurs univers respectifs, la figure de l’icône est centrale. J’ai intégré leur désir de métamorphose, de devenir quelqu’un d’autre, souvent une pop star, à la dramaturgie. Nous avons traversé la bromance, la fraternité, la virilité combattue, les masculinités tendres. Et ce projet, dirigé par une femme, avec deux interprètes non binaires, a permis de poser un regard oblique, multiple, presque fragmentaire, sur ce que peut être le masculin aujourd’hui.
Tu fais souvent référence à la Movida Madrileña comme à une matrice fondatrice de ton travail. Quel lien fais-tu entre ce mouvement et Dioscures ?
La Movida a sans doute été le plus vaste mouvement de révolte artistique qu’ait connu l’Espagne au cours des cinquante dernières années. Juste après la chute de Franco, pendant cette période de transition politique à la fois trouble et exaltée, un profond besoin collectif est né : celui de reconquérir des moyens d’expression affranchis de toute forme de censure. Les artistes s’emparaient de tous les espaces : la rue, les bars, les lieux culturels improvisés, les boîtes de nuit. C’était une fête ininterrompue, une effervescence permanente, traversée d’une liberté sauvage. On rejetait le bon goût, on bousculait les formes établies. Mais surtout, on libérait les corps, après des décennies de répression franquiste : des corps qui s’exposaient, qui réclamaient le droit de choisir leur genre, leur sexualité, leur identité. Cette époque a été marquée par une transgression joyeuse de l’ordre établi, par le travestissement, le brouillage des identités, un humour féroce et des disciplines artistiques qui s’hybridaient sans complexe. C’était un joyeux chaos, une insurrection esthétique. On parlait même « d’érections générales », comme dans le tout premier film d’Almodóvar. J’ai grandi au cœur de ce tumulte, et cette liberté m’a profondément marquée. À l’image de la Factory de Warhol, la Movida revisitait, détournait, recyclait les icônes de la culture populaire. Les artistes convoquaient des références venues du monde entier – cinéma, littérature, musique – sans aucune hiérarchie. Tout ce que l’Espagne avait été empêchée de voir, de lire, d’écouter pendant les années de plomb, était soudain dévoré avec une boulimie vitale. C’était une urgence de vivre, de créer, de tout dire. Almodóvar et sa bande, les groupes pop ou punk, les poètes, les performers, les photographes, les personnes trans… tous revendiquaient le droit à l’ambiguïté, à la fluidité, à l’indéfinition. Le droit à une liberté sexuelle et artistique qui avait été trop longtemps muselée. Il y a, bien sûr, des échos très forts entre cette époque et ce qui a nourri Dioscures : la manière d’aborder les genres, le goût du détournement, l’énergie nocturne des cabarets et des clubs interlopes. La liberté de ton et l’euphorie créatrice de ces années-là demeurent pour moi une référence essentielle. Mais nous sommes en 2023. Nous sortons à peine d’une pandémie mondiale qui a mis à rude épreuve nos libertés individuelles, nos imaginaires collectifs, nos élans utopiques. Dioscures ne peut pas avoir l’insouciance flamboyante des années Movida. La pièce porte en elle une autre gravité, une autre conscience du monde.
Photo Pau Rodriguez & Sandra Ojosnegros.
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