Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 28 juin 2023
Figure phare de la danse post-moderne, le chorégraphe américain Merce Cunningham a laissé derrière lui un corpus de plus de 200 pièces. Parmi elles, Dime a Dance, une performance créée en 1953 dont il reste aujourd’hui très peu d’archives. Inspiré·es par l’esprit du Black Moutain collège, les danseur·euses et chorégraphes Ashley Chen, Cheryl Therrien et Anna Chirescu revisitent cette œuvre à partir des procédés de création aléatoire que Merce Cunningham et John Cage aimaient expérimenter ensemble à l’époque. Dans cet entretien, Ashley Chen, Cheryl Therrien et Anna Chirescu partagent leurs regards sur cet héritage et reviennent sur le processus de re-création de Dime a Dance.
Comment pourriez-vous résumer la pensée chorégraphique spécifique à Merce Cunningham ?
La pensée chorégraphique de Merce se formule sous la forme de questions, de tentatives, de prise de risque et d’explorations toujours renouvelées. En inversant, déplaçant, repoussant plus loin les limites du corps, Merce a imaginé une pensée sur la danse très ouverte et ludique, tout en étant d’une grande exigence. Sa manière d’envisager l’espace, le temps et la musique a également vraiment ouvert de nouveaux champs d’explorations et de réflexions à l’époque. Au-delà de la virtuosité qui découle de son travail, la danse de Merce propose un état d’être au plateau très puissant et des propositions ouvertes pour chaque danseur·euse, ou chacun·e est libre de trouver son cheminement.
Vous avez coordonné ensemble plusieurs Events et imaginé une nouvelle version de Dime a Dance de Merce Cunningham. Pourriez-vous revenir sur le contexte de ces reprises ?
Au départ, c’est une commande du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris qui nous a réunis. Anna a été sollicitée en 2021 pour monter un événement autour d’une exposition sur le travail d’Anni et Josef Albers, qui retraçait notamment leur travail au Black Mountain College. Anna nous a contactés (Ashley et Cheryl) afin d’avoir une complémentarité dans les regards possibles sur le projet. Anna a traversé l’univers de Cunningham par le biais de Robert Swinston au sein du CNDC Angers entre 2013 et 2020, tandis que Cheryl Therrien a travaillé pendant dix ans dans la compagnie de Cunningham, et même dansé avec lui sur scène. Puis Ashley Chen a été interprète pendant quatre ans dans la compagnie à New-York. Nous avons réfléchi ensemble à de nouvelles manières de revisiter le travail de Merce à cette occasion. Josef et Anni Albers font partie des pionniers du Black Mountain College. Cette Université libre et expérimentale fondée dans les années 30 en Caroline du Nord a marqué l’histoire de l’Art et de l’Éducation, jusqu’à la fin des années 50. Le couple Albers a fréquenté John Cage et Merce Cunningham dans ce contexte de grande mixité et amitié artistique. C’est pourquoi, il nous a semblé évident de proposer un Event et de travailler sur les « early works » de Merce créés à cette époque. Patricia Lent, Directrice du Licensing de la Merce Cunningham Trust a ensuite rebondi en proposant de travailler sur Dime a Dance, une performance créée en 1953 dont il reste très peu d’archives…Nous avons invité deux autres danseur·euses dans le projet : Pauline Colemard et Julien Monty, qui ont chacun·e un degré de filiation singulier dans son rapport à cet héritage. Après avoir été reporté à cause de la pandémie, nous avons présenté ces deux projets au Musée d’Art moderne de Paris en janvier 2022 dans le cadre des journées du patrimoine.
Pourriez-vous revenir sur l’histoire des Events de Merce Cunningham ?
C’est important de rappeler que les Events développés au Black Mountain College considérés comme les premiers happenings artistiques ont été initiés par John Cage en 1952. Merce Cunningham a ensuite repris ces principes afin de pouvoir présenter ses pièces en dehors de la scène et des théâtres. Il utilisait différentes parties de son répertoire, des « bribes » qu’il organisait de manière aléatoire. Tous les danseur·euses connaissaient le matériel mais l’ordre des sections était différent à chaque fois et les interprètes ne savaient pas ce qu’ils allaient jouer. Tout les danseur·euses de la famille Cunningham ont déjà fait l’expérience de ces Event qui ont commencé aux Etats-Unis avant d’être présenté partout dans le monde, de la Tate Modern à la Place Saint Marc à Venise, en passant par le Centre Pompidou, le Musée d’Art moderne de Paris et enfin dans les petites rues d’Uzès en 2023 ! Si aujourd’hui ces propositions chorégraphiques in situ sont une pratique commune dans le milieu de la danse, il faut rappeler que Merce Cunningham a été l’un des premiers à présenter de la danse en dehors des théâtres, dans des espaces non dédiés.
Pourriez-vous revenir sur l’histoire de Dime a Dance ?
Il reste très peu de traces de ce projet à part le titres des treize danses qui sont tirées aux hasard durant la performance, des indications musicales, ainsi qu’une partition (The Run) qui a survécu jusqu’à nous ! Ce qui est intéressant dans ce projet par rapport au répertoire de Cunningham, c’est que ces treize danses ont inspiré sa technique : la valse, les triplettes, la polka ou l’insecte (qui elle est plutôt un thème d’improvisation) font écho à ses chorégraphies et aux modèles qu’il a développé ensuite. Ces thèmes aléatoires et juxtaposés permettent aussi de comprendre sa manière de travailler : il tentait de brouiller les pistes, demandait une simultanéité de gestes pour arriver à autre chose. La performance a été présentée en 1953 année qui est considérée comme le début officiel de la Cunningham Company. Le peu d’archives qui nous restent de cette période ne nous permet pas de réinterpréter fidèlement ce projet mais d’en imaginer une forme plutôt ludique à partir des procédés de création aléatoire que Merce et John aimaient expérimenter ensemble. C’est aussi une façon de rendre hommage à l’esprit du Black Mountain.
Qu’est-ce qui vous motive à réinvestir l’héritage de Merce Cunningham aujourd’hui ?
Son héritage chorégraphique a façonné le monde de la danse actuelle. Utiliser et revisiter cet héritage permet d’en présenter une nouvelle approche et de se le réapproprier. Au sein d’une équipe très éclectique, et accompagné d’un musicien improvisateur (Pierre Le Bourgeois), il nous semblait intéressant de célébrer son héritage avec des danseur·euses qui ont chacun une relation particulière avec son travail, avec divers degrés de filiation, d’aborder son travail d’une façon plus détendue et de montrer les diverses formes qu’il peut prendre. Nous sommes chacun dépositaire de cet héritage et c’est pour nous une manière de le partager autrement qu’à travers des ateliers pédagogiques et l’enseignement.
Selon vous, est-ce que son travail est toujours actuel ?
Ses philosophies le sont toujours ! Comme beaucoup d’autres artistes passés par le Black Mountain College et par la Judson Dance Theater, Merce Cunningham pensait sa pratique en dialogue avec la musique, les arts plastiques et le cinéma. Chacun de ces médiums était d’ailleurs indépendant et existait sur scène au même niveau que la danse. Cette dimension expérimentale et transdisciplinaire est aujourd’hui extrêmement courante dans la danse contemporaine. Merce a aussi été l’un des premiers chorégraphes à s’intéresser aux nouvelles technologies et à travailler avec. Merce ne recherchait pas l’harmonie et la beauté mais se questionnait sans cesse sur le regard et la place du spectateur, il souhaitait l’amener à se questionner et à avoir une réflexion active sur ce qu’il voit. Son approche du travail est également très actuelle : Merce permettait à chaque danseur de trouver son cheminement personnel au sein d’une partition, sans dicter une seule façon de faire, mais en proposant des possibilités. Cette conception de la danse reflète une vision très autonome et émancipatrice du travail du danseur.
Comment cette danse continue de résonner avec notre époque ?
Dans un contexte de crises sociales et de transformation, nous pouvons constater la nécessité de revenir aux sources, à la notion d’héritage, pour pouvoir prendre plus d’élan et aller vers l’avant. Revisiter les codes, c’est rassurant. Et la multiplication des happenings dans des lieux non dédiés le prouve. Cette génération a ouvert de nombreuses portes et cette pensée d’avant-garde nous incite à prendre des risques pour chercher de nouveaux points de friction. Si Merce et John sont aujourd’hui connus pour avoir beaucoup joué avec des principes aléatoires, leur recherche s’est largement basée sur la nature, sur l’observation et l’animalité des corps. Merce a énormément puisé son inspiration dans la nature, dans les écosystèmes, le monde animal, les insectes, etc. Cette recherche est finalement très actuelle compte tenu des nouvelles préoccupations autour de notre relation au vivant qui revient aujourd’hui au cœur des créations. Le travail de Merce est également emprunt de l’utopie artistique et collective propre à cette époque, un espace de rencontre, de mixité, d’exploration et d’échec. Dans ces moments de crise de l’immédiateté que nous traversons, ses moyens de recherches continuent d’être pour nous des sources d’inspiration.
Event et Dime a dance, vu au festival La Maison Danse Uzès. Concept Merce Cunningham ré-imaginé par Ashley Chen, Anna Chirescu et Cheryl Therrien. Maîtresse du jeu Cheryl Therrien. Interprétation Ashley Chen, Anna Chirescu, Pauline Colemard, Mai Ishiwata et Julien Monty. Musique Pierre Le Bourgeois. Production Compagnie Anna & Grégoire et Compagnie Kashyl. Photo © Sandy Korzekwa.
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