Publié le 6 août 2019
Pour certains, l’été est synonyme de repos, pour d’autres, il bat au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi de mettre à profit cette respiration estivale pour aller à la rencontre des artistes qui font vibrer le spectacle vivant. Artistes confirmés ou talents émergents, ils et elles ont accepté de se raconter à travers une série de portraits en questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec Pamina de Coulon.
Quels sont tes premiers souvenirs de théâtre ?
C’est un mélange de plusieurs choses : les spectacles de danse de ma grande sœur, les pièces d’ami·e·s de mes parents et une représentation de La Visite de la vieille dame de Dürrenmatt. Ce dernier surtout parce que la vieille dame est descendue dans le public, elle a choisi mon père et l’a embrassé sur la bouche. J’ai trouvé ça très étonnant, surtout parce que j’ai senti que mon père n’était pas super à l’aise, même s’il a essayé de faire bonne figure. Je me souviens aussi de plein de costumes marrants, notamment des costumes de gens nus, ou encore d’une pièce où ils balançaient du parfum sur scène. Après, ça sentait l’Axe très fort et je trouvais ça fou qu’on ressente la même odeur que les marionnettes. C’était comme si l’odeur faisait tomber le 4e mur, et je crois que ça m’a marquée. Je me rappelle aussi que voir des spectacles, ça aidait à faire passer le temps. Et comme je trouvais la vie globalement un peu longuette…
Qu’est-ce qui a déclenché ton envie de devenir artiste ?
Un heureux mélange de circonstances et surtout de privilèges. J’ai grandi dans une famille intello, bienveillante, et ça m’a permis d’échapper assez naturellement au formatage qui dit « il faut choisir une seule chose dans la vie ». Du coup, je me suis toujours construite de manière transdisciplinaire. À l’école, j’ai su en faire un atout. Mais quand il a vraiment fallu choisir, que j’avais envie de tout faire et aussi de rien faire, j’ai un peu flotté. J’ai appris l’anglais en lisant des romans d’amour et en prenant des bains… Jusqu’au jour où on m’a parlé de l’école d’art de Genève, où on pouvait toucher à tout en même temps. Au début, j’ai cru qu’il fallait encore choisir une seule « voie », parce que beaucoup autour de moi avaient un médium de prédilection, et moi pas du tout. Mais c’est le département ART ACTION, et sa manière de relier l’art à l’action, qui m’a offert les outils pour construire ma pratique. C’est là qu’on m’a présenté la performance, pas comme un genre figé ou daté, mais comme une forme qui pense le lien entre l’artiste et le public, entre les œuvres et les contextes, bien au-delà de la seule expression de soi. À partir de là, je ne dirais pas que j’ai eu « envie » d’être artiste. Je crois que je n’ai jamais eu vraiment envie, même si j’aime profondément ce que je fais. Mais ça m’a paru logique, naturel presque. Ce n’est pas venu d’un don inné, je n’y crois pas, mais d’un agencement heureux de savoirs et de capacités. Et cet agencement fonctionnait très bien dans cette pratique artistique de la parole que je commençais à mettre en place.
En tant qu’artiste, quel théâtre veux-tu défendre ?
Il va falloir que je débroussaille un peu, parce que c’est drôle, j’aurais tendance à dire que je ne défends aucun théâtre. C’est sûrement parce que je suis restée très transdisciplinaire, dans le fond comme dans la forme. Si je dois vraiment définir, je dis que je fais des essais parlés, de la performance, de la parole en action, directe, face aux spectatrices. Je dis que je fais des « pièces » ou des « spectacles », mais rarement du théâtre. Mais ce serait trop facile de me détacher totalement du mot « théâtre », comme d’un vieux cousin un peu gênant… même si c’est un peu ce que je ressens. La réalité, c’est que je suis d’abord autrice, mais que je place la plus grande partie de ma pratique dans des théâtres. J’ai un rapport fort à la scène, au plateau, comme lieu d’énonciation, lieu où la parole devient forme, et donc je m’inscris, que je le veuille ou non, dans certaines traditions théâtrales. Il faut que je l’admette : j’aime le théâtre comme lieu, comme endroit où ça peut parler fort, mais j’ai du mal avec le « genre ». Celui où on dit les mots d’un autre, en jouant à être un autre, à une autre époque, comme si les spectatrices n’étaient pas là. Ce théâtre-là existe encore beaucoup, et je le trouve, au mieux, un peu tristounet, au pire, franchement vain. Le théâtre que je défends, en tant que lieu, c’est un espace où on ose parler, dire ce qu’on pense, ce en quoi on croit, ce qui nous semble important. Et le dire vraiment, pas à moitié, pas de travers, pas en rasant les murs parce que ce serait trop explicite. J’ai l’impression qu’une bonne dose d’explicite, ça ferait du bien à tout le monde, un vrai vent de fraîcheur. Je crois aux métaphores puissantes, fertiles, mais je vois aussi beaucoup de métaphores-excuses, conçues pour masquer ce qu’on veut vraiment dire. Comme si, pour que ce soit profond, il fallait forcément tordre le propos, suggérer sans jamais énoncer. Et ça rend beaucoup de pièces que je vois fatigantes. Vaines. Je suis très fatiguée, aussi, du théâtre du vide, du théâtre pour ne rien dire. Et de son jumeau : le théâtre ironique, celui qui te montre à quel point la vie est ironique. « Merci, super, mais je fais quoi maintenant ? » L’ironie est déjà omniprésente dans nos sociétés, elle ronge beaucoup de choses. Moi, je n’arrive plus à aller en entendre le compte rendu sur scène. Cela dit, j’ai l’impression que ça change. Que l’ironie post-moderne s’épuise doucement. Les années 90 s’éloignent, au moins dans les méthodes (pour le look, je ne me prononce pas…). Et ça ouvre peu à peu la voie à des propositions plus riches, plus situées, plus militantes. C’est ça qui me touche aujourd’hui. C’est ce théâtre-là, engagé et assumé, que j’ai envie de défendre.
Quels sont les spectacles qui t’ont le plus marquée en tant que spectatrice ?
D’abord, il y a eu, et il y aura toujours, tous les spectacles portés par des femmes seules en scène, ou par des groupes de filles. Ce sont les fils de la toile dans laquelle je me tisse, bon gré mal gré. Ces formes me touchent profondément, parce qu’elles sont encore minoritaires, même si elles sont majoritairement minoritaires, et ça, ça change tout au travail. Au-delà de ça, les spectacles qui me marquent vraiment sont soit ceux des grandes virtuoses, qui font passer quelque chose de fort par leur savoir-faire incroyable – je pense tout de suite à À nous deux de Capdevielle, i·elles sont tous·tes tellement SUPER sur scène, c’est ça que j’ai trouvé bouleversant, soit des pièces de jeunes artistes émergent·es, que je découvre de plus en plus. Ça a commencé il y a longtemps, quand j’étais programmatrice pour le festival BÂTARD à Bruxelles, et je me rends compte que ça continue aujourd’hui. Il y a toujours celles et ceux qui reproduisent un peu maladroitement les canons ou leurs idoles, et puis ces coquinou·es qui te foudroient par leur force, leur inventivité, leur transdisciplinarité, leur façon de casser les codes comme s’ils n’avaient jamais existé. On dirait un grand vent de fleurs qui redonne de la force. Ce sont des artistes qui osent tout, mais pas par arrogance : juste parce que le système autoritaire et normalisateur n’a pas encore eu prise sur elleux. Et franchement, je suis super rassurée par les plus jeunes en ce moment. Alors oui, à 32 ans, ça me pousse déjà vers la tombe, soit… mais je trouve qu’on sous-estime complètement cette nouvelle génération. Iels sont en train de devenir des humain·e·s bien plus ouvert·e·s, souples, fluides, donc plus drôles et plus fort·e·s, que nous ne saurons jamais l’être.
Selon toi, quels sont les enjeux du théâtre aujourd’hui ?
Ça dépend vraiment de quel théâtre on parle. J’ai surtout réfléchi en pensant aux « lieux-théâtres ». Pour les institutions, la question c’est peut-être : comment remplir à nouveau les salles, pas pour les chiffres, mais pour les émotions, pour les idées. C’est un fait, non ? Les salles sont de plus en plus vides, et c’est un peu étrange, presque inquiétant. Il y a de la concurrence partout, y compris de la bonne concurrence, et ça rend les choses plus dures. Il faut, je pense, imaginer d’autres façons de donner envie, de faire exister dans la tête des gens l’idée que le théâtre existe encore, que ça vaut le coup d’y aller, que ce n’est pas une pratique du passé. Et cet enjeu-là concerne toutes les personnes impliquées. Ça ne peut pas reposer seulement sur les artistes, bien sûr, mais on ne peut pas non plus faire semblant de ne rien voir. Ce serait facile de tout mettre sur le dos des équipes de com’, mais ce serait un peu lâche aussi. Alors autant participer ensemble à la réflexion. Pour ces lieux-là, soit on arrive à les faire vibrer à nouveau, soit il faudra peut-être accepter qu’ils s’éteignent doucement, laisser la place, vider les lieux. Et à côté de ça, il y a les espaces alternatifs, souvent moins financés, moins institutionnels, et qui pourtant sont pleins à craquer. Et ça, c’est génial. Alors autant garder l’ambition d’y faire des spectacles forts, de se servir de cette énergie pour toucher aux vrais enjeux d’aujourd’hui : le partage, la solidarité. Faire des spectacles de tout le monde pour tout le monde, ou dans l’autre sens, pourquoi pas. Des formes denses, pleines, bordéliques, sublimes, faites dans l’urgence, avec de la joie, avec les moyens du bord mais la folie des grandeurs.
À tes yeux, quel rôle doit tenir un·e artiste dans la société aujourd’hui ?
Responsable ? C’est un mot fort. Peut-être un peu austère. Mais il me semble que l’idée est juste. Je dirais plutôt que les artistes devraient se sentir concerné·e·s. C’est une notion à laquelle je tiens beaucoup en ce moment. Comme les sorcières sont des figures concernées, c’est-à-dire attentives à tout ce qui se passe, impliquées dans le monde. Elles ont, d’une certaine manière, une vision globale, une forme de présence active. Et cette posture me semble très différente d’un écueil que je perçois parfois : celui qui consiste à croire que le fait d’être artiste permet de se substituer à d’autres rôles. Comme si cela suffisait à devenir curateur·ice, animateur·ice socio-culturel·le, médecin, jardinier·e ou même prophète, sans préparation, sans exigence spécifique. Se sentir concerné·e, c’est au contraire accepter de s’emparer des sujets avec ses propres outils, dans son propre cadre. C’est peut-être là qu’intervient le rôle de l’artiste : établir des liens entre des mondes, entre des idées, entre des réalités qui ne se parlent pas. Et surtout, mettre en mots, en formes, en gestes, ce qui parfois échappe au langage courant. Je crois aussi qu’il y a un rôle qu’il faut apprendre à abandonner : celui de l’artiste en marge, à part, à qui l’on permet tout, y compris de s’auto-exploiter. Nous aussi, nous travaillons. Nous aussi, nous sommes pris·es dans les logiques néolibérales dominantes. Nous sommes mis·es en concurrence, souvent mal rémunéré·es, et pourtant, on nous demande d’être reconnaissant·es du simple fait que notre travail soit « soutenu ». Il est peut-être temps de repenser ce que signifie réellement ce « soutien ». Les outils que nous utilisons, compagnies, festivals, programmes, sont souvent mal adaptés à nos réalités, construits selon des logiques qui ne nous correspondent plus. Et c’est aussi notre responsabilité de les remettre en question. Parmi les leviers concrets auxquels je crois, il y a celui-ci : réduire le taux de contradiction. À l’échelle individuelle comme à celle des structures. Réduire l’écart entre ce qu’on affirme dans nos œuvres et les conditions dans lesquelles on les produit. Cela me semble un bon point de départ pour retrouver du sens.
Comment vois-tu la place du théâtre dans l’avenir ?
Honnêtement, cela dépend beaucoup du contexte. De la vision du futur dans laquelle je me trouve au moment où la question se pose. Souvent, j’imagine une forme de théâtre à la Capitaine Fracasse, itinérant, sur la route, en roulotte. Des spectacles qui viennent vers les gens, là où ils et elles se trouvent. Parce que je pense que notre rapport à la mobilité va encore changer, que beaucoup d’entre nous seront davantage ancré·e·s dans leurs territoires, et que, même en Europe, l’avenir ne sera pas forcément dominé par les mégapoles. Même dans les villes, j’espère qu’on saura remettre en question l’idée qu’il faut absolument maintenir de grandes structures fixes qui concentrent tout. Peut-être qu’un modèle plus souple, plus mobile, pourrait être non seulement viable, mais souhaitable. À condition, bien sûr, que cette flexibilité ne soit pas dictée par des logiques comptables, comme c’est trop souvent le cas aujourd’hui, mais qu’elle soit véritablement pensée comme un mode d’existence artistique. Cet été, j’ai entendu de nombreuses personnes insister sur le fait que le théâtre serait aujourd’hui « le lieu du réel », de la réalité partagée. Et je me suis vraiment demandé si ces personnes avaient pris le bus ou mis les pieds dans un hôpital récemment. Pour moi, le réel est plutôt là. Alors pour demain, je souhaite un théâtre qui aura su se transformer si nécessaire, ou même disparaître, s’il ne parvient pas à le faire. Mais surtout, un théâtre qui n’aura pas persisté par inertie, simplement parce qu’il est théâtre. Je n’y crois pas beaucoup, à cette idée d’un théâtre éternel. Ça a été quelque chose de formidable, ça l’est sans doute encore, mais il existe déjà tant d’autres formes qui le sont tout autant. Peut-être qu’un jour, il sera remplacé petit à petit, et ce ne sera pas dramatique. On continuera à se raconter des histoires, à prendre des voix étranges, à porter des costumes de nu, mais plus personne ne se souviendra du reste, de tout ce que le théâtre était censé être. Et ce ne sera pas une tragédie. Il y en a d’autres, des vraies, des plus graves. Gardons nos larmes pour les colères nécessaires. Et notre énergie, notre rage, pour construire des vies plus justes, plus vivables, pour toutes et tous. Ce seront ces batailles-là, et ces belles vies-là, qu’on aura envie de raconter. Et on saura bien trouver comment.
Photo Rebekka Deubner
Pol Pi : Dialoguer avec Dore Hoyer
Entretien
De Beyoncé à Maya Deren : la scène comme machine à rêver
Entretien
Jonas Chéreau, Temps de Baleine
Entretien
Betty Tchomanga, Histoire(s) décoloniale(s)
Entretien
Marion Muzac, Le Petit B
Entretien
We Are Still Watching : le théâtre entre les mains du public
Entretien
Amanda Piña : Danser contre l’effacement de l’histoire
Entretien
Old Masters : Faire maison commune avec l’imaginaire
Entretien
Georges Labbat, Self/Unnamed
Entretien
Bouchra Ouizguen, Éléphant
Entretien
Cherish Menzo, D̶A̶R̶K̶MATTER
Entretien
Solène Wachter, For You / Not For You
Entretien
Collectif Foulles, Medieval Crack
Entretien
Hortense Belhôte, Et la marmotte ?
Entretien
Flora Detraz, HURLULA
Entretien
Julian Hetzel & Ntando Cele, SPAfrica
Entretien