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Colyne Morange « J’aime lorsque la réalité du plateau peut basculer à tout moment dans la fiction. »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 5 mars 2015

Avec Bioround-G et Des Bords de Rond-Point, deux performances en forme de fausses conférences, Colyne Morange interroge les mécanismes de création, les logiques institutionnelles et la place de la fiction dans nos récits collectifs. Entre humour, critique douce et ambiguïté assumée, elle explore des espaces marginaux, comme les ronds-points, pour y faire surgir un théâtre du doute.

Tu as créé Bioround-G en 2012. Peux-tu retracer la genèse de cette pièce ?

Je suis toujours en train d’écrire, sans objectif particulier. À cette époque, mes textes personnels avaient tous une unité commune : il s’agissait toujours d’une personne qui présentait des projets à d’autres gens, sans vraiment de contexte ni d’interlocuteur définissable. Au final, le texte le plus intéressant, le plus abouti, et peut-être le plus fou, c’était ce texte qui parlait d’une pomme sur un rond point. J’ai aussi rédigé pendant plusieurs années la plaquette de saison du TU-Nantes et je passais mes journées à lire des projets et des dossiers de présentation. Je souhaitais également monter un projet sans production et j’ai eu la possibilité de faire trois semaines de résidence dans les locaux de l’association Lolab à Nantes, puis tout s’est enchaîné assez rapidement. J’ai invité le musicien Mathias Delplanque à faire la musique. Au départ nous étions tous les deux sur le plateau, mais être seule convenait mieux à cette logique de conférence.

Je crois qu’à cette époque tu travaillais également sur la création Des Bords de Rond-Point. Peux-tu présenter cette pièce ?

En effet, ces deux projets sont un peu nés en même temps. Avec Bioround-G c’était plus l’idée d’un one-shot, une petite forme sans production qui s’adapte au lieu dans lequel elle est présentée. Mais je voulais également élargir cette forme. L’écriture Des Bords de Rond-Point est partie de la dernière scène de notre précédent spectacle Ô l’air frais des bords de route qui se terminait par un attentat à la bombe dans une station service. L’idée était d’avoir un nouveau point de vue, dans Ô l’air frais des bords de route on voyait cette micro société fictive de l’intérieur, jusqu’à l’attentat. Ici, l’idée était de construire du réel autour de cette fiction : j’ai alors imaginé que 10 ans après cet attentat, un mémorial serait commandité. Je réponds donc à l’appel d’offre qui a été lancé pour la construction d’un mémorial aux personnes décédées durant l’attentat. Avec Des Bords de Rond-Point, j’ai développé au départ une recherche assez sincère, je me suis posée la question « Qu’est-ce que je ferais, moi, si on me proposait de réaliser un mémorial ? ». Toutes les réponses à cette question ont créé l’impulse des propositions que nous voyons pendant le spectacle. Cette recherche s’est développée en collaboration avec deux autres artistes : Heike Bröckerhoff, dramaturge et performeuse allemande et Pierre Bouglé, régisseur et créateur sonore.

C’est intéressant de souligner que ces deux performances font toutes les deux écho à un espace architectural particulier : le rond-point.

En effet, les non-lieux sont des espaces qui m’intéressent. Les ronds-points sont des espaces aménagés et publics, mais personne n’est généralement autorisé à aller dessus, le point commun avec les aires d’autoroutes, c’est l’idée du non-lieu. Détail anodin mais qui peut expliquer mon obsession : j’habite à Nantes, ville où il y a le plus de rond-point en France.

Des Bords de Rond-Point et Bioround-G se présentent comme deux conférences. Qu’est-ce qui t’intéresse dans ces formes en particulier ?

La forme de la conférence est une façon de sortir de la théâtralité, cette forme me semblait permettre plus de liberté, jouer sur l’ambiguité réalité-fiction. Avec Des Bords de Rond-Point nous sommes trois et nous avons cherché à sortir de cet aspect conférence que j’avais déjà exploité dans Bioround-G : nous avons élaboré une fiction qui commence en dehors du plateau, dans le hall du théâtre. Il y a également une interaction avec le public, c’est sous la forme d’un échange. Les spectateurs sont invités à réagir pendant la représentation : c’est comme une soirée portes ouvertes ou sortie de résidence. Dans Bioround-G, je suis seule sur scène et je me tiens à une partition écrite très précise, comme pendant une conférence de presse.

On y perçoit également une certaine critique de la création d’aujourd’hui, ou du moins, des enjeux de production.

Il y a plusieurs critiques qui s’entremêlent : déjà sur mon statut, sur la posture de l’artiste à l’ambition démesurée. Dans Bioround-G, cette fille croit en son travail, elle pense qu’elle va révolutionner le périphérique avec son projet. Ça a un coté très ambitieux, alors que lorsqu’on l’écoute, on ne peux pas s’empêcher de se dire « Mais qu’est ce qu’elle raconte ? Ce n’est pas possible ! ». La démesure de cette artiste fait aussi bien écho à mes projets personnels qu’aux dossiers que j’ai pu lire lorsque j’écrivais pour Ouest-France ou le TU-Nantes. Je rigole beaucoup de cette démesure, mais je trouve que parfois, c’est quelque chose de très beau et absurde à la fois.

Ces projets sont également le reflet de votre parcours.

En effet ils sont le reflet d’un système et d’une institution que j’ai découvert avec le temps. Il sont à l’image des rendez-vous pro, des commissions, où on doit présenter ses envies et ses projets en dix minutes en essayant d’insérer son travail dans des critères institutionnels afin de pouvoir prétendre à recevoir des subventions. Je me suis souvent posée des questions sur mon travail à cause de ça, et je pense qu’inconsciemment ça a fini par infiltrer nos répétitions. Je viens également d’une ville où tout le projet urbain est tourné vers la culture. Il y a vingt-cinq ans, une partie des habitants de Nantes s’est retrouvée au chômage à cause de la fermeture des usines. La culture est devenue alors un des grands axes politiques. On a développé toute la ville autour de la culture. Aujourd’hui à Nantes, la culture semble même parfois être devenue un outil de communication de la ville. Lorsque j’ai joué Bioround-G à Trempolino à Nantes, et je me souviens de la réaction de son directeur qui m’a dit s’être senti un peu tourné en dérision par la pièce. Ce n’est pas la première fois que des gens me font ces retours là, mais je ne souhaite accuser personne, ce sont juste des questions que je me pose.

Il émane une certaine forme d’ambiguité de ces deux performances, entre l’absurde et la gravité, au point de perdre les spectateurs entre fiction et réalité.

Mon imaginaire a toujours été très lié à la réalité. Même petite, je n’ai jamais été intéressée par les châteaux et les princesses, ou l’heroic fantasy. La nuit, lorsque je rêve, c’est toujours très réaliste. Dans mes pièces, je pars toujours de choses personnelles que je distancie. J’aime lorsque la réalité du plateau peut basculer à tout moment dans la fiction. Tous les jours, dans mon quotidien, je ressens cette sensation de l’absurdité. J’aime la dualité qui peut apparaitre d’un personnage ou d’une situation, comme ce personnage dans Bioround-G : cette jeune fille a des ambitions de grandeur mais elle est sans cesse rattrapée par la réalité.

Le contexte de tes performances peut sembler si réaliste que tu as déjà eu des retours de spectateurs se disant vexés d’avoir été menés en bateau. Je trouve que ce genre de réaction est très intéressante car elle souligne une attente particulière du public sur ce qu’il va voir au théâtre.

C’est une histoire particulière qui nécessite d’être contextualisée : au début Des Bords de Rond-Points, nous sommes dans le hall du théâtre et nous proposons à des spectateurs de participer à une recherche sur la sensation physique liée à la perte, au manque et à l’absence. Sans préciser que nous sommes les comédiens du spectacle qu’ils viennent voir, nous les invitons à venir se confier seuls face à une caméra, et ils sont bien sûr libres de refuser. Après le spectacle, certaines personnes m’ont dit s’être senties « arnaquées » car elles avaient complètement été embarquées dans la fiction de la pièce, sans douter une seule seconde de la sincérité de nos propos. Les personnes qui se sont senties abusées l’ont été car nous n’avions pas précisé qu’on était comédiens, et c’est intéressant de voir comment cette information influe la capacité de croire des spectateurs. Je refuse de faire du théâtre à message, ou de conforter les spectateurs. J’aime lorsqu’un spectacle déborde de la simple représentation d’un soir, lorsqu’une pièce continue à me questionner plusieurs jours après l’avoir vue. Dans mes pièces, je me pose de nombreuses questions, et j’invite les spectateurs à se les poser avec moi, mais sans vraiment donner de réponse. (rire)

Tu assumes donc cette forme de canular artistique ?

Je pense qu’à partir du moment où nous rentrons dans un théâtre, nous sommes dans un territoire de fiction. On est dans une époque où on ne sait jamais si ce qu’on voit est vrai ou faux, dans les médias ou sur internet, le flot d’informations ne nous permet pas d’avoir le temps de distinguer le vrai du faux. On essaie de nous vendre de la réalité en permanence, pourquoi ne pourrait-on pas jouer là-dessus et utiliser les mêmes procédés au théâtre ? Je me souviens d’une spectatrice qui est venue me voir un soir après le spectacle Des Bords de Rond-Point et qui m’a dit « C’est génial, c’est L’Illusion comique de Corneille ! » Et elle m’a ensuite avouée que pendant le spectacle, elle avait regardé sur son portable pour vérifier si ce qu’on disait était vrai ou pas. Et beaucoup de gens m’ont également confié par la suite avoir vérifié sur internet si les événements dont nous parlons pendant le spectacle se sont réellement passés. C’est une situation un peu étrange car ces vingt dernières années il y a eu tellement d’attentats en Europe que certains ont presque disparu de nos mémoires. Après les attentats de ce début d’année à Paris, nous nous sommes posés beaucoup de nouvelles questions sur notre pièce, ce spectacle va résonner d’une autre manière. Les spectateurs d’aujourd’hui la verront différemment des spectateurs qui l’ont vue l’année dernière.

Vu à La Loge. Photo © Quentin Strauss.