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Céline Cartillier, Haut-Fond

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 7 juin 2023

Orientée vers les potentialités du langage et sa performativité, la recherche de la danseuse et chorégraphe Céline Cartillier se développe autour des usages, des gestes et des croyances liés au travail de la terre. À la croisée de la danse, du chant, de la poésie et de la poterie, sa nouvelle création Haut-Fond explore l’imaginaire du geste artisanal et la relation charnelle du potier avec la terre. Et si cette matière gardait en mémoire les gestes et les sons qui l’ont façonnée, qu’aurait-elle à nous révéler ? Entre autohypnose et pouvoir médiumnique, Céline Cartillier se fait le vecteur de forces invisibles et fait surgir une parole intemporelle depuis la terre, se laisse traverser par des souffles, des voix et des chants dont elle se fait l’hôte le temps de cette relation haptique. Dans cet entretien, Céline Cartillier partage les rouages de sa recherche et le processus de création d’Haut-Fond. 

Tes deux dernières pièces Haut-fond et Champ constant explorent les usages et l’imaginaire du geste artisanal en lien avec la terre. Peux-tu revenir sur les différentes réflexions qui traversent aujourd’hui ta recherche artistique ?

Depuis que j’ai commencé à écrire mes propres projets, mon travail s’est orienté vers les potentialités du langage, et particulièrement son efficacité et sa performativité. Aujourd’hui je me rends compte que mes pièces entretiennent toutes une relation étroite avec l’origine étymologique de « faire poème » : le verbe poiein en grec correspond littéralement à faire ou créer, duquel découlent ce qu’on nomme la poétique, la poésie, le poème. Mes deux dernières créations Champ constant et Haut-fond fonctionnent pour moi comme deux volets d’une même démarche. Elles prennent toutes les deux pour point d’appui les travaux de la terre, et résultent de lectures de poèmes antiques qui, précisément, s’adressent aux cultivateur·ices. Je me suis intéressée notamment aux ouvrages Les Travaux et les jours d’Hésiode (Il s’agit du plus ancien texte de poésie didactique, datant sans doute de la fin du VIIIe siècle avant JC, ndlr) et aux Géorgiques de Virgile (écrit entre 37 et 30 avant JC, ndlr) dans la traduction de Frédéric Boyer publié en 2019. Ces poèmes ont pour caractéristique commune d’adresser des conseils aux paysan·nes, répertoriant minutieusement les tâches qui constituent leur labeur : la fabrication des outils, le soin aux divers animaux et aux différentes plantes, l’entretien des cultures, etc. J’ai été très touchée en lisant ces œuvres, notamment par la stratégie poétique, analogique, qui consiste à assimiler un phénomène ou un événement à une action spécifique à accomplir. Ces formules sont souvent brèves, impératives et agissent comme des commandements ou des lois. Ces énoncés sont performatifs, dans le sens où ils possèdent une fonction opérative et suscitent une action. Je rapproche volontiers ces énoncés de la tradition des dictons, formalisés en proverbes régionaux. D’autant plus concis, les proverbes sont d’une efficacité exemplaire, ils trottent dans la tête comme les paroles d’une chanson. Mais si les dictons se prêtent si bien à la mémorisation et à la transmission orale, et si leur importance est rappelée par des documents tels que les almanachs, ont-ils encore actuellement une valeur d’outils d’interprétation des phénomènes du monde, chants des oiseaux, phases de la lune, etc. ? Sont-ils encore l’expression d’un savoir empirique ou ne sont-ils devenus qu’une expression usuelle passéiste ? Et surtout, au sein de pratiques aussi diverses que les agricultures intensives ou les agricultures raisonnées, quelles peuvent bien être les formes de survivance de ces représentations analogiques de la nature ? Quels rapports entretiennent les paysan·nes ou les agriculteur·trices à l’environnement qu’ils·elles cultivent ? C’est chargée de ces questions que j’ai commencé la création de Champ constant, et ces réflexions ont continué à vibrer dans le travail sur Haut-fond. 

Peux-tu retracer la genèse de Haut-fond ? Quel a été le moteur, au départ, de cette recherche ?

Il y a une étape préalable au développement des intentions de mes pièces. Je pourrais les qualifier d’énigmes, d’intrigues ou de prétextes. Le déclencheur de Haut-fond a été une histoire qu’on m’a raconté il y a très longtemps : « Un vase découvert lors de fouilles d’un ancien village a retenu l’attention d’archéologues autant que d’acousticiens et de linguistes car il était porteur de sons. Cette poterie présentait des sillons qui, au passage sur un tour de potier, révélaient l’existence de fragments de syllabes prononcées par le potier il y a plus de cinq siècles ». Cette histoire m’a hantée pendant une dizaine d’années et j’ai voulu y croire, intensément. Les intentions de Haut-fond cherchent à prendre au pied de la lettre cette fausse anecdote scientifique. Si la terre recèle une mémoire, le spectre vocal de celui ou celle qui l’a touchée et façonnée, qu’aurait donc à nous révéler cette matière lorsqu’elle est mise en mouvement sur un tour de potier ?

Pour Haut-fond, tu as appris la pratique du tournage. Quelle place occupe la notion et les techniques d’apprentissage dans ta recherche ?

Pour ma précédente création Champ constant et pour Haut-fond, la notion d’apprentissage fut très active avant même d’accéder au travail de recherche en studio et à la phase de répétition. Pour entrer dans la création de ces deux pièces, j’ai eu le besoin préalable – ce besoin est devenu conscient progressivement – de me mettre en position d’apprentissage, de savoir-faire, de techniques, de façons de faire. Pour Champ constant, accompagnée parfois de collaborateur·trice, j’ai rencontré des agriculteurs, je les ai interrogés, j’ai passé du temps avec eux pour parler, pour regarder leurs gestes et leurs relations à leur propre travail, pour leur raconter certains aspects du mien. En plus de ces rencontres et de ces entretiens, j’ai écouté assidûment des documents sonores, principalement collectés durant les années 1970-80 auprès de paysan·nes, et réunis au Cerdo, de l’UPCP Métive à Parthenay, un lieu de collecte et de conservation du patrimoine culturel immatériel. Au sein de ces documents, mon intérêt s’est notamment focalisé sur les chants de labour et les chants d’appel aux animaux. Un long chant de labour porté par Johann Nöhles et moi-même sert par exemple d’épilogue à Champ constant. Lorsque j’ai posé les premières intentions de Haut-fond, je me suis donné comme perspective d’apprendre le tournage. J’ai pris des cours réguliers pendant une année, j’ai appris comment préparer la terre, comment la pétrir en vue de la tourner. Et j’ai passé de longs temps à comprendre les postures, les gestes, les forces requises pour le tournage, en me rapportant presque constamment à mes préoccupations chorégraphiques. Une longue période du processus de création s’est donc orientée vers la question du savoir-faire : que faire de cette technique dans la pièce ? Une fois cette année d’apprentissage écoulée, et au fil de la recherche, j’ai cherché des manières de spécifier mon propre toucher de la terre, passant par une phase d’amnésie des gestes techniques, à la recherche de manières plus accidentées d’être en contact avec elle, m’éloignant progressivement de la mise en forme d’objets. Alors que la pièce existe désormais, je peux affirmer que, de cet apprentissage, découle le postulat chorégraphique de Haut-fond, qui repose sur une sensibilité accrue des mains. L’écriture de la pièce est en partie guidée par ce contact sensible.

Peux-tu revenir sur la genèse de Haut-fond ? Comment as-tu initié le processus de création ?

J’ai commencé par définir les intentions de Haut-fond en 2019, peu de temps après la première de Champ constant. La pièce a été créée en février 2023, et c’est donc sur quatre années que le processus de travail s’est développé. Le titre Haut-fond est apparu dès le début, lorsque j’ai commencé à fouiller le champ lexical géologique. Ce qu’il désigne, un  relief affleurant la surface de l’eau, une latence en somme, agissait comme un ressort imaginaire. Son homophonie paradoxale avec « au fond » m’enthousiasmait et traduisait bien pour moi le mouvement d’une mémoire sur le point de surgir. J’ai commencé cette recherche quelques jours seule, avec mon tour de potier, de la terre, des objets en céramique que j’avais fabriqués et des textes que j’avais écrits. Lorsque le travail s’est poursuivi en équipe, nous avons consacré de larges séances d’improvisation à la simultanéité entre les gestes de tournage et l’articulation d’une parole. Au début de la recherche, il était important pour moi d’ouvrir largement les possibles pour le contenu et les formes du discours que j’improvisais. Avec mes collaborateur·rices, nous observions les propriétés de cette parole coexistant avec le geste, nous en avons établi une forme de nomenclature : une parole de l’ici et maintenant, une parole-souvenir, des témoignages, des bribes de phrases appris par cœur, des listes, des litanies, une parole qui imite, des chants, de la pensée-fleuve, et la pensée non-parlée, le silence… Un ingrédient qui demeure essentiel dans la pièce, et que nous avons traité comme une donnée musicale à proprement parler.

Peux-tu partager le processus de recherche vocale de Haut-fond ?

Les chants de Haut-fond sont envisagés au sens antique du terme. Ces chants sont des poèmes à chanter. Dans sa préface remarquable au Souci de la terre, Frédéric Boyer formule à plusieurs reprises cette intimité entre poème et chant : « Faire une chanson. Retrouver l’expérience du poème comme performance d’une voix chantée, récitante, qui traverse plusieurs autres chants, plusieurs histoires, savoirs et poèmes compilés, détournés. (…) Il s’agit donc de faire chanter à nouveau le chant ancien. Carmen mundi. Le chant du monde. » Johann Nöhles avec qui je collabore depuis plusieurs années a écrit les paroles des chants que j’interprète dans Haut-fond. Deux d’entre eux prennent appui sur des mélodies de chansons traditionnelles. Avant d’accéder à l’écriture des paroles, Johann et moi avons travaillé longuement à partir d’un recueil de poèmes de Marcelle Delpastre, le premier tome de Paroles pour cette terre (Paraulas per questa terra). Marcelle était poète et paysanne, elle vivait en Limousin et écrivait en occitan et en français. Nous improvisions des mélopées sur les phrases de Delpastre et gardions une trace enregistrée de ces expérimentations. Le chant détournait souvent le poème original, par différentes stratégies, la répétition, le silence, l’oblitération d’un mot ou d’un groupe de mots. Plusieurs poèmes sont ainsi devenus des matières que j’ai malaxées à travers le chant. Les paroles que Johann a composées sont hantées par le monde de Marcelle Delpastre. L’emprunt des mélodies traditionnelles nous relie aux chants d’usage, à ces chants qui accompagnaient des tâches, qui rythmaient le travail. Ce sont des ritournelles qui semblent inscrites depuis longtemps et pour longtemps dans la mémoire.

Lorsque tu as conceptualisé ce projet en 2019, tu imaginais une performance de plusieurs heures, assise devant ce tour de potier, à façonner de la terre… De quoi résulte cette prise d’espace dans Haut-fond ?

J’ai été enceinte durant le processus de création. À un stade assez avancé de ma grossesse, la position assise au tour de potier, la force et la posture requises sont devenues impossibles à tenir. Nous avons donc mis au point un nouveau protocole d’improvisation de la parole, en travaillant à côté du tour. Assise, je réunissais devant moi de la terre crue, des objets tournés, des outils, de l’eau, autant d’éléments prêts à être touchés. Les yeux fermés, situation qui favorise un état de déplacement sensoriel, j’ai travaillé avec minutie la relation haptique, le contact sensible de mes mains à ces éléments. Le toucher ouvrait un canal oraculaire et faisait remonter une parole depuis la terre, celle d’une voyante non-voyante. C’est sur ce postulat que le travail de création de Haut-fond s’adosse. La recherche a ainsi continué de se déployer au-delà du tour de potier, dans l’espace autour. La scénographie conçue par Bastien Mignot fait coexister le tour de potier avec une draperie suspendue au-dessus du sol, en lévitation. Elle évoque les « cabines » que les femmes médium dressaient pour leurs séances de spiritisme dès la seconde moitié du XIXe siècle. La teinte du rideau, rose pâle, avoisine la couleur de ma peau et la couleur de la terre crue et des pièces en céramique. Le tour de potier et cette « cabine » agissent par aimantation pour mes déplacements, mes mouvements et pour l’existence des objets au plateau.

Le son occupe une place essentielle dans la dramaturgie de Haut-fond. Comment as-tu imaginé la musicalité des objets qui t’entourent sur scène ?

Le mouvement rotatif du tour de potier, plus précisément celui de la girelle (le plateau en aluminium sur lequel la balle de terre est centrée) présente des similitudes avec celui de la platine vinyle. J’aimais beaucoup cette vision étant donné l’anecdote qui est à l’origine de Haut-fond. Je souhaitais que le tour de potier devienne, en plus de pouvoir remplir sa fonction initiale, une machine sonore. J’ai donc proposé à Julien Desailly (qui a composé la musique de Champ constant) d’augmenter le tour de potier sachant que Julien possédait déjà une expérience de fabrication expérimentale d’instruments de musique. Pour Haut-fond, il a conçu une forme de boîte à rythmes rustique, un instrument à percussion frappant sur des pièces en céramique qui sonnent chacune de façon singulière, comme les cloches d’un carillon. Ces pièces en céramique, fabriquées par un potier vivant en Auvergne, près de chez moi, Didier Marty, sont aussi caractérisées par leur capacité à amplifier la voix. Un des chants qui résident à la fin de Haut-fond est d’ailleurs donné dans une des ces pièces, celle qui s’apparente le plus à une trompe. Il est adressé à la balle de terre que je tourne par la suite, de  façon à transfuser le spectre vocal dans la matière.

Haut-fond, vu au festival DañsFabrik. Conception et performance Céline Cartillier, en collaboration avec l’équipe artistique. Transformation du tour de potier, collaboration sonore et musicale Julien Desailly. Collaboration à l’écriture des textes, collaboration artistique Johann Nöhles. Dramaturgie Adina Secrétan. Scénographie et regard extérieur Bastien Mignot. Objets céramique Didier Marty. Tabouret en céramique Héloïse Bariol. Création lumière Gildas Goujet. Régie son Soleiman Chauchat. Photo © Antoine Billet / ephemere.eu

Haut-fond est présenté le 8 juin au festival June Events, Atelier de Paris CDNC