Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 28 février 2022
Depuis plus de vingt ans, le danseur et chorégraphe britannique Jonathan Burrows et le musicien et compositeur italien Matteo Fargion développent une œuvre à la frontière de la danse, la musique et la performance. Avec une grande rigueur intellectuelle, un humour latent et un plaisir à créer ensemble, ils produisent des pièces à la fois radicales et artisanales. Les deux artistes présentent dans le cadre du Festival Conversations leur pièces Both Sitting Duet et Science Fiction, deux duos créés à près de vingt ans d’écart et qui creusent une même problématique : comment traduire la danse en musique, et la musique en danse. Cet entretien croisé avec Jonathan Burrows et Matteo Fargion est l’occasion d’aborder les réflexions qui circulent au cœur de leur démarche artistique.
Jonathan, Matteo, vous travaillez ensemble depuis plus de vingt ans. Comment vos écritures respectives dialoguent et circulent-elles dans votre binôme ?
Jonathan Burrows : Nous nous sommes rencontrés il y a plus de 20 ans lors d’une performance musicale de Matteo. J’ai le souvenir que j’étais extasié par la manière dont le rythme musical de sa performance changeait sans cesse, tantôt dans la mémoire, tantôt dans l’anticipation, et c’est une qualité qui est restée dans le travail que nous avons développé ensemble. Au début, nous nous répartissions le travail de manière plutôt conventionnelle : je m’occupais de la chorégraphie et Matteo s’occupait de l’écriture de la musique. Puis nous avons décidé de fusionner ces rôles et depuis nous avons conceptualisé, créé, répété, interprété, tout notre travail de manière équitable.
Matteo Fargion : Une grande partie de mon travail se fait en collaboration. Se partager la responsabilité du travail rend la création moins solitaire. Depuis 20 ans, nous collaborons avec Jonathan sur un même pied d’égalité et nous avons élaboré des stratégies claires pour nous répartir le travail. Il est essentiel de faire confiance à l’instinct de l’autre et d’être capable de lâcher rapidement une idée qui peut certes sembler merveilleuse à l’un, mais pas forcément à l’autre. Aujourd’hui, notre expérience commune nous permet de ne plus avoir besoin de longues discussions ni de négociations. Nous avons toujours cherché des modes de collaboration qui permettent à chacun de travailler seul, d’initier de nouvelles idées sans avoir besoin de pourparlers. Ensuite, nous apportons notre matériel à la table et voyons ce qui se passe. Ce processus nous donne la permission de suivre nos préoccupations individuelles et de garder tout les deux un peu de liberté.
Comment cette collaboration a-t-elle désaxé vos pratiques respectives ?
Matteo : En tant que compositeur, je me souviens que j’ai souvent été frustré par le constat que la musique ne faisait rien d’autre que mettre en valeur la danse, les lumières, les costumes, sans que personne ne s’attarde réellement sur l’objet musical, sauf lorsque ces différents médiums entrent en dissonance. Puis Jonathan m’a permis de me rendre compte que des règles différentes s’appliquaient à la musique écrite pour la danse : elle doit simplement être plus simple, voire plus stupide. Si la composition est trop dense ou complexe, la musique devient un monstre ingérable contre lequel le mouvement ne peut rivaliser. Jonathan m’a encouragé à être moins précieux et moins appliqué. Je dirais qu’un tiers de nos duos ne contiennent pas de musique à proprement parler, parfois il n’y a pas de place pour la virtuosité et je suis souvent le premier à l’admettre.
Jonathan : Pour ma part, Matteo m’a suggéré il y a de nombreuses années d’étudier la composition avec son professeur, le compositeur Kevin Volans. Nous partageons donc une formation, une sensibilité et un mentor commun. En ce sens, j’ai donc toujours considéré ma pratique chorégraphique comme profondément liée à la pratique musicale de Matteo.
Vous présentez dans le cadre du Festival Conversations votre duo Both Sitting Duet créé en 2002. Que représente cette pièce dans votre parcours ?
Matteo : Both Sitting Duet a été le premier duo que nous avons créé ensemble. Pour moi, cette pièce marque une nouvelle étape dans notre relation et dans notre recherche artistique, et c’était aussi la première fois que je montais sur scène en tant que « danseur » ! J’avais proposé à Jonathan de traduire un morceau de musique en mouvement sans vraiment savoir ce que ça allait donner. Ce n’était pas une bonne idée, mais c’était un point de départ suffisant. Six mois de travail acharné plus tard, nous l’avions joué à Bruxelles et personne n’a souhaité faire vivre le spectacle au-delà de cette représentation… Mais 20 ans plus tard, elle est devenue une sorte de pièce incontournable que nous avons jouée plus de 400 fois ! Mais pour nous, elle reste toujours d’actualité à chaque représentation et elle évolue à mesure que le temps passe.
Pourriez-vous nous en dire davantage sur Both Sitting Duet ?
Matteo & Jonathan : Both Sitting Duet est une traduction gestuelle de For John Cage (1982) de Morton Feldman, une pièce élégante et intimiste de 90 minutes pour violon et piano, mesure pour mesure et note pour note. Lors du processus de création, nous n’avions jamais écouté la musique mais plutôt suivi la partition écrite et trouvé des mouvements qui pouvaient tenir le rythme. À l’époque, on travaillait avec un groupe d’étudiant·e·s de P.A.R.T.S. et nous leur avions proposé de nous accompagner dans cette recherche. La première fois que nous leur avons montré la pièce, nous n’avions pas eu le temps de la mémoriser et nous l’avions jouée avec les partitions sous les yeux. Ils nous ont alors conseillé de garder les partitions à vue et de ne pas les apprendre, comme pour un concert. Et c’est ainsi que cette pièce est performée depuis 20 ans ! Elle est encore très ouverte et nous oblige à rester à l’écoute de l’autre et du public qui nous regarde. Lorsque nous montons sur scène, nous essayons de rester poreux à l’espace que nous partageons : si le public rit, nous rions… s’il reste silencieux, nous restons silencieux.
Both Sitting Duet est présenté avec Science Fiction, votre nouvelle création. Quelles connexions pouvons-nous faire entre ces deux pièces ?
Matteo : Ces deux pièces mettent toutes les deux en jeu un processus de traduction d’une discipline par une autre, de la musique par la danse dans Both Sitting Duet et plus ou moins de la danse par la musique dans Science Fiction ; les deux portent la mémoire d’un événement précédent, ce qui permet d’anticiper un futur : parfois on peut avoir raison, mais parfois non, mais dans tous les cas, il y a un grand plaisir dans ce voyage.
Pourriez-vous revenir sur la genèse de ce nouveau duo ?
Matteo & Jonathan : Nous avons toujours eu envie d’interpréter un morceau de musique comme un spectacle de danse, mais nous n’avions jamais vraiment trouvé le moyen d’y arriver. Puis, pendant le confinement, la contrainte de l’isolement a permis de dépasser nos limites, comme si cet étrange moment sans possibilité de jouer permettait de revisiter des idées inachevées qui semblaient auparavant impossibles à mettre en œuvre. Nos pièces sont souvent composées des restes de pièces ou de processus qui n’ont pas fonctionné. Ainsi Science Fiction a commencé par une marche silencieuse et un poème qui sont devenus, au bout de deux ans, une pièce musicale accumulative pour synthétiseurs et percussions. Mais la marche et le poème sont toujours là, quelque part, enfouis dans nos corps, lorsque nous jouons. Rien n’est jamais perdu, et pour nous, cela fait simplement partie de la continuité d’une pratique et d’un processus.
Matteo, quels outils spécifiques d’écriture avez-vous conçus pour composer la musique ?
Matteo : Dans notre travail, nous avons souvent utilisé des structures vides prédéterminées, généralement volées quelque part, dans un contexte complètement différent, pour organiser notre matériel. C’est, pour nous, une façon agréable et libératrice de travailler. Pour Science Fiction, je me suis tenu de manière assez rigide à une séquence mathématique appelée Show and Tell, qui croît de manière exponentielle à chaque itération. En revanche, je ne voudrais pas que les spectateur·rice·s pensent que cette information soit importante pour comprendre ce que nous faisons, ce principe a juste déterminé la composition de la pièce : c’est-à-dire si Jonathan joue, si je joue ou si nous jouons ensemble. Le morceau comporte 13 sections, qui deviennent plus longues, plus denses et plus complexes au fur et à mesure qu’il progresse.
Que racontent ces deux pièces de l’évolution de votre travail au cours de ces 20 dernières années ?
Jonathan : D’une certaine manière, tous nos duos sont les mêmes : la plupart d’entre eux durent une demi-heure, sont réalisés de manière artisanale et sont dépourvus de dispositifs théâtraux. Et une fois que chaque pièce est terminée et que nous l’avons jouée pendant un certain temps, la panique s’installe : que pouvons-nous faire ensuite ? Y a-t-il un travail inachevé que nous pourrions reprendre ? Je suppose que nous continuerons à suivre la même démarche jusqu’à ce que nous nous ennuyions ou que les gens se désintéressent complètement de nos expériences.
Conception et interprétation : Jonathan Burrows et Matteo Fargion Photo © Luca Ghedini.
Jonathan Burrows et Matteo Fargion présentent Both Sitting Duet et Science Fiction le 9 mars au Festival Conversations / Cndc – Angers
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