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Hugo Mir-Valette & Liam Warren, Breathing

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 28 février 2023

À la croisée de la danse, de la performance et des arts visuels, Liam Warren développe une pratique chorégraphique transversale, en lien avec d’autres médiums. En collaboration avec le musicien Hugo Mir-Valette, sa nouvelle création b r e a t h i n g explore le potentiel du souffle pour créer de nouvelles matières corporelles et de nouveaux espaces de fictions. Dans cet entretien, Liam Warren et Hugo Mir-Valette reviennent sur leur collaboration et le processus de création de b r e a t h i n g.

Liam, tu développes depuis plusieurs années un travail pluridisciplinaire, qui prend racine à la fois dans les arts vivants et les arts visuels. Comment décrirais-tu ta recherche/pratique artistique ?

En effet, j’ai une certaine attirance pour les arts visuels dans la mise en jeu de la perception d’un corps sur un autre. J’aime développer une pratique chorégraphique en dialogue avec un dispositif. Penser le corps en lien avec d’autres médiums est toujours extrêmement stimulant. Pour moi, le corps dépasse largement la seule question de sa représentation. En relation avec d’autres médiums, il possède la capacité de se déployer bien au-delà de ses propriétés physiques, de ses limites charnelles. Dans ce dialogue entre les médiums, ce qui m’intéresse c’est comment les éléments peuvent se contaminer les uns les autres et finir par faire émerger des formes souvent hybrides. Pour ce faire, chaque projet est l’occasion pour moi d’inviter de nouveaux·elles collaborateur·ices. J’aime être entouré de personnes qui détiennent d’autres savoirs, expériences, techniques et de travailler à créer les ponts nécessaires pour que nos pratiques se rejoignent. Ce type de processus nécessite de faire un pas de côté vis-à-vis des seuls enjeux chorégraphiques et de penser ce dialogue davantage du côté du dispositif, ce qui, en effet, peut rapprocher mon travail des enjeux propres aux arts visuels. 

b r e a t h i n g résulte d’un voyage en Islande et d’une technique de respiration que tu as expérimenté sur place. Liam, Pourrais-tu revenir sur cette expérience déterminante ?

C’était une période de ma vie durant laquelle j’ai éprouvé le besoin de me recentrer de manière un peu radicale… J’avais entendu parler de Wim Hof qui est connu pour avoir développé des techniques de résistance au froid et de résistance mentale grâce à la respiration (surnommé « l’homme de glace », il possède plusieurs records d’exposition au froid dans le Guinness, ndlr). À partir des années 2000, il a popularisé sa méthode d’entraînement (basée sur l’exposition au froid, des techniques respiratoires et la méditation), connue sous le terme de «méthode Wim Hof». J’avais à cette période besoin de repousser un peu mes limites et d’expérimenter dans ce genre de direction. Je suis donc allé suivre un stage en Islande avec un ancien élève de Wim Hof. On commençait la journée avec des séances de respirations rapides, profondes et suspendues avec des rétentions de souffle entre une et trois minutes guidés par la musique. Ce type de pratique produit des sensations très fortes que je n’avais jamais ressenties auparavant. J’avais l’impression d’avoir pris de la drogue qui provoque des hallucinations auditives et visuelles. Puis l’après-midi, on se baignait dans des lacs gelés avant de partir en randonnée à moins sept degrés en sous-vêtements. Le froid te force à trouver de nouvelles stratégies pour survivre : il faut être le plus détendu possible, s’abandonner et se concentrer sur sa respiration. Et via cette respiration, tu peux choisir l’endroit de ton corps où tu envoies de la chaleur. J’ai vraiment eu l’impression de dissocier mon identité, mon égo et mon propre corps, c’était une expérience quasi spirituelle.

Liam, comment avez-vous initié le processus de création en studio ?

C’était important pour moi que la respiration soit à l’origine du mouvement. En entrant en studio, nous savions déjà que nous étions intéressés par travailler à partir du souffle amplifié et d’une boucle sonore. Durant les répétitions, j’ai été fasciné de voir comment la sonorité du souffle peut être extrêmement évocatrice d’imaginaires (sur un état, une action, un espace…). C’est en creusant ces différentes variations du souffle que des présences, des rythmes et d’autres réalités sont apparues. L’enjeu lors du processus était de comprendre comment les accueillir et en tirer des matières. Ce jeu constant et insaisissable entre l’intérieur et l’extérieur propre au souffle, la possibilité que je sois en train de respirer un air qui aurait déjà été respiré par une autre personne il y a mille ans, etc, a nourri ma manière d’être hôte à travers une multitude d’approches. Puis enfin, le travail du son, de la boucle sonore et la capacité que la musique possède à projeter des espaces, a permis d’ouvrir un espace de cohabitation – un sentiment du commun.

Hugo, en tant qu’artiste sonore, comment envisages-tu ta pratique en lien avec la danse ? Peux-tu revenir sur ta collaboration avec Liam ?

Ma pratique musicale s’est toujours développée en proximité avec les arts de la scène de manière, mais j’ai commencé à approndir ma pratique avec des performances scéniques, souvent dansées, il y a quelques années, au cours d’une série de résidences artistiques itinérantes dans onze états du Mexique avec le projet Apolatl. Cette pratique a toujours été combinée à des recherches sur le terrain et des rencontres. Cela m’amène aujourd’hui à penser à la musique dans l’instant présent, de manière improvisée. Ce qui me plaît dans cette pratique, c’est d’accompagner des performeur.euses ou danseur·euses au plus proche de leurs gestes, en se permettant de vivre cette connexion qui nous réunit dans le mouvement. Lorsque Liam m’a invité à participer au projet b r e a t h i n g, mes recherches se portaient déjà sur le développement d’un outil qui permet de spatialiser le son dans l’espace de manière fluide et intuitive. Avec Liam, nous avons poursuivi ce projet en développant un programme informatique grâce à deux résidences au GMEM avec Matisse Vrignaud, réalisateur en informatique musicale. Ce programme constitue une sorte d’instrument de musique à part entière, conçu pour la pièce.

Liam, comment as-tu articulé vos deux pratiques ?

Même si b r e a t h i n g est d’apparence un solo dansé, je considère cette pièce comme un duo avec Hugo. Lorsque nous avons commencé à imaginer la matière sonore du projet, l’idée était de rendre palpable et de matérialiser d’une autre manière que par le corps cette idée du souffle. On a beaucoup travaillé sur la synchronisation et la désynchronisation, sur le passage entre la réalité de ma propre respiration et les nouveaux espaces fictionnels que compose Hugo à partir de cette source. Il s’agit d’un jeu entre le présent et l’absent, la réalité et la virtualité, l’intérieur et l’extérieur. Cette relation reste vivante et la bande son est à chaque fois créée en direct par Hugo à partir de la captation du souffle que je produis sur scène.

Hugo, peux-tu partager le processus musical de b r e a t h i n g ? Concrètement, comment as-tu conceptualisé la partition sonore, en relation avec Liam ?

Un souffle, à proprement parler, ça ne s’enregistre pas. On enregistre la saturation du mouvement par le micro. Au niveau sonore, c’est un monde ouvert, par cette vie qui sature contre le micro. Du bruit blanc. quelques bruits en arrière-plan. Juste du son dans l’espace. Il s’agissait ici pour moi de raconter la vie la plus discrète, la plus silencieuse : écouter une respiration. Voir ce que l’on peut partager dans un souffle quand il devient commun. Il s’agit plus d’un travail interne, d’inner engineering (l’ingénierie Intérieure est une technologie pour le bien-être issue de la science du yoga, ndlr). C’est à dire que je passe plus de temps à travailler mon écoute qu’à générer moi même du son. Mon travail consiste à composer des paysages sonores complexes avec des sons recueillis au plus proche du présent, parfois plusieurs dizaines de samples en même temps, avec des séries de fréquences, de manière à ce que chaque personne dans le public puisse choisir celles qui résonnent le plus pour elle. C’est ce que j’appelle «la musique fractale».

Liam, la lumière et le noir occupe une place importante dans l’écriture de la chorégraphie. Comment as-tu conceptualisé cet espace où s’articule corps, lumière et son ?

Avec la créatrice lumière Cécile Giovansili-Vissière, nous avons imaginé un dispositif qui vient mettre en évidence les notions de traces, de suspensions, de troubles. Le sol est recouvert d’un film plastique qui le rend complètement réfléchissant, comme un miroir. Jouer sur l’ombre, la lumière, le mouvement et son reflet met à l’épreuve le regard et permet de focaliser l’attention sur le souffle et le mouvement qu’il induit sur les muscles et la surface de la peau. Explorer cette relation entre l’apparition/disparition/réflexion permet aussi de créer une diffraction du regard, de faire vaciller l’œil, d’installer un trouble de ce qui est deviné, visible, caché ou révélé.

Au-delà de son aspect plastique et esthétique, b r e a t h i n g vient également charrier tout l’imaginaire autour de l’acte de respirer. Liam, quelles sont les grandes réflexions qui traversent cette création ?

En effet, mon travail revêt souvent une forme très abstraite et je ne revendique pas explicitement des questions politiques même si elles viennent nourrir le travail. Pour b r e a t h i n g, plusieurs situations et événement se tressent : d’abord, la pandémie, durant laquelle l’acte même de respirer est devenu un danger pour soi-même (mais ça c’est déjà le cas pour plein d’endroit sur terre où l’air est pollué) mais surtout comment nous sommes devenu, par cet acte vital de respirer, un danger pour les autres. Plus récemment, il y a eu les derniers mots de George Floyd «I can’t breathe» et les pratiques d’étouffement policières. Sans oublier que dans cette ère post-capitaliste gouvernée par des algorithmes, nous sommes poussés à des vitesses de production et de consommation de plus en plus rapides, étouffés par la rapidité des échanges d’informations. J’ai aussi été très influencé par le livre Breathing, chaos and poetry de Franco Berardi. L’auteur y développe l’idée que la poésie et la respiration permettent de retrouver des liens, de renouer des connexions entre des systèmes rigides qui nous gouvernent. Pour lui, par exemple, manifester c’est respirer ensemble sur le même rythme. Combiner le souffle avec le rythme a un pouvoir libérateur, sans pour autant enlever de la gravité aux enjeux de notre monde contemporain. C’est par le corps que j’ai engagé un travail de synthèse, considérant à la fois l’air que nous respirons et la mécanique intérieure de nos poumons.

b r e a t h i n g, vu au KLAP Maison pour la danse, dans le cadre du festival Parallèle. Conception, performeur, chorégraphie Liam Warren. Collaboration à la conception, composition sonore Hugo Mir-Valette. Lumière Cécile Giovansili-Vissière. Regards extérieurs Ife Day, Marco Herløv Høst, Marion Zurbach. Réalisateur en informatique musicale Matisse Vrignaud. Costume Arnaud Arini. Scénographie Paf atelier. Photo Agnes Mellon.