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Maya Boquet & Elsa Biston, L’énigme Rosemary Brown

Propos recueillis par Mélanie Drouère

Publié le 26 avril 2023

Entre les années 1960 et 2000, Rosemary Brown, femme britannique d’âge mûr, veuve, travaillant, mère de deux enfants, reprend le piano à la suite d’une blessure qui l’oblige à rester à demeure. Traversée par des énergies étrangères, elle joue alors des pièces inédites de Liszt, Chopin, Beethoven, Schubert. Autour de la figure de cette femme medium, véhicule d’œuvres musicales majeures, la metteuse en scène Maya Boquet poursuit son travail d’entrelacs de fiction et de documentaire à l’appui de dispositifs innovants croisant différents médiums : la radio, le théâtre, l’écriture et, ici, la musique, avec la compositrice Elsa Biston. Dans cet entretien, Maya Boquet et Elsa Biston reviennent sur la genèse et sur le processus de création de L’énigme Rosemary Brown.

Maya Boquet, votre nouvelle création L’énigme Rosemary Brown est un spectacle articulé autour d’une figure de femme médium qui entrait en contact avec de grands compositeurs. Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de vous inspirer de ce personnage ?

C’est elle qui nous a contactées et, lorsque nous avons reçu son invitation, l’idée nous a séduites (rires). En réalité, j’ai entendu parler d’elle dans une chronique sur France Musique et le personnage m’a interpelée. J’ai alors effectué des recherches et, de fil en aiguille, en creusant cette figure, je l’ai vite trouvée très attachante. Outre sa dimension énigmatique, elle est assez atypique dans le paysage des figures féminines exhumées aujourd’hui. Elle dénote d’emblée par son âge : elle approche de la cinquantaine lorsque des compositeurs commencent à entrer en contact avec elle. Par ailleurs, elle est veuve, avec deux enfants, et travaille dans une cantine scolaire. Elle n’était pas militante, ne luttait pas pour les droits de la femme. A son époque, fin des années 60, la révolution culturelle et sociale n’a pas encore eu lieu en Europe. Néanmoins, nous sentons chez elle une forme d’émancipation, en particulier dans son rapport à la création. Se permettre de s’aménager une chambre à soi pour créer… Virginia Woolf dit bien que cet espace-là de création, notamment dans l’histoire des femmes, est difficile à aménager pour une mère, qui travaille et qui n’a ni la culture ni le compte en banque permettant d’avoir cette ambition, produire des objets artistiques. Je trouve que cette femme, au-delà de tout jugement sur la valeur de sa musique, accordait à ce geste beaucoup de temps, de labeur et de ténacité. Aller chercher de ce côté-là me parle intimement. J’ai travaillé avec Émilie Rousset sur Reconstitution : le procès de Bobigny qui véhicule un certain rapport aux figures féminines et aux luttes féministes. Avec Rosemary, nous proposons un autre angle, plus aveugle, plus complexe, plus ténu, et qui vient flirter avec l’invisible. Enfin, il y a cette articulation travail et selfmade woman, mais pas du tout dans l’esprit américain, qui est étonnante. C’est cette somme de champs d’exploration et de thématiques qui m’intéressait.

Dès lors s’est esquissée une co-écriture avec Alban Lefranc, ainsi qu’un travail hautement collaboratif avec le reste de l’équipe artistique, inventant un entourage aux matériaux multiples pour accompagner ce seul en scène. Quelle est la dynamique de ce groupe de travail ?

Nos producteurs délégués de La Pop ont une ligne directrice claire et ancrée : le croisement entre les sons et le spectacle vivant. Travailler avec eux nous permet donc aisément d’aborder l’œuvre de Rosemary dans ce qu’elle a de musical. Me tenait par ailleurs à cœur d’inviter des artistes qui ont déjà une pratique affirmée : Alban, auteur de roman, Elsa, compositrice réalisant des installations, Andrea, qui est scénographe-artiste-plasticienne, et Olivier, interprète de danse et de théâtre mais aussi chanteur et cabarettiste. Je souhaitais pour ce projet m’entourer d’artistes qui ont un univers particulier mais aussi une autonomie de pratique, afin de les inviter à co-écrire avec moi chaque dimension. Avec Alban, nous co-écrivons la partie textuelle. Avec Andrea, nous co-concevons la scénographie, dans un dialogue permanent puisque les choix relèvent autant de la scénographie que de la mise en scène. Avec Olivier, il en va de même, en touchant peut-être davantage à un travail théâtral « classique » d’interprétation. Avec Elsa existe aussi une forme de co-écriture : je suis arrivée avec des archives, bagage qui fait partie de ma manière de travailler, située entre fiction, documentaire, théâtre et radio. De nombreuses archives existent sur Rosemary puisqu’elle est passée dans plusieurs émissions de radio ou de télévision. Les archives ne figurent ni dans le texte, ni dans la composition d’Elsa mais résonnent énormément avec les écritures : elles sont dans un « entre-deux ». Nous sommes tous à un endroit de frontière où les pratiques s’hybrident et se tissent les unes avec les autres pour trouver une grammaire commune.

Etrangement, c’est un homme au plateau qui incarne ou raconte la vie de Rosemary : comment avez-vous conçu le texte ?

Le texte se divise en trois parties. La première reflète la manière dont nous avons abordé Rosemary. Nous avons visionné des vidéos, des émissions, écouté des archives et lu son livre qu’elle a écrit en 1971, En communication avec l’au-delà. C’est Rosemary Brown vue à travers les médias ; il s’agit donc d’une forme d’image maîtrisée, puisqu’elle contrôle l’image qu’elle donne d’elle-même dans les médias. Mais la télévision s’empare de Rosemary comme d’un « monstre de foire » en la présentant comme un phénomène extraordinaire, et l’on ne comprend pas vraiment l’origine de sa musique. La première partie se compose ainsi de dialogues interprétés par un comédien qui joue une figure générique d’intervieweur et Rosemary, qui, face à lui, se dessine de plus en plus précisément. Cela nous permet à la fois de replacer Rosemary dans son contexte, de faire état des médias de l’époque, qui ne sont pas du tout les mêmes que ceux d’aujourd’hui et de faire surgir Rosemary, mais depuis l’extérieur. C’est une forme de représentation dans la représentation. La deuxième partie, qui correspond davantage à l’écriture d’Alban, est une hypothèse fictionnelle concernant les pensées intérieures de Rosemary. Nous inversons le mouvement : ce ne sont plus les médias qui nous font découvrir Rosemary, mais nous réalisons progressivement que nous sommes dans sa tête, ou chez elle. C’est une sorte de confession intime. Elle essaie en permanence de nommer le geste de création qui la traverse, et qu’elle aborde comme un travail auquel il faut s’atteler. La troisième partie se décale plus encore du réel, puisque c’est une hypothèse dans l’hypothèse. Il s’agit de lettres purement fictionnelles, écrites à sa fille avec qui elle ne parvient plus à communiquer. Nous nous éloignons de la figure idéalisée pour lui donner un aspect presque trivial d’une mère en conflit avec son enfant, qui cherche à retrouver une forme d’intimité. Les fantômes ne viennent plus la visiter, elle est à la fin de sa vie et se retrouve seule au milieu de ces spectres qui ne sont même plus incarnés par une voix.

Comment invoquez-vous ces fantômes sur le plateau ?

C’est là l’une des grandes questions du théâtre depuis l’Antiquité : comment faire apparaître les fantômes au théâtre ? Cette question, nous nous la posons via la musique, la scénographie, les lumières, le jeu de l’acteur et dans le texte. Comment faire apparaître les fantômes en décidant, comme nous l’avons fait, de ne jamais les matérialiser, en comptant sur la capacité du théâtre à toujours trouver une manière de les incarner ? Nous cherchons ici du côté du rapport au spiritisme, du contact avec les esprits via un objet comme la table Ouija, le verre ou le guéridon… Notre idée est de les faire apparaître sans jamais user d’aucune matérialité. Le son et la lumière sont également des alliés tout à fait appropriés puisqu’ils sont par définition immatériels, toujours fugaces et insaisissables. Il y a par ailleurs un travail très important sur l’apparition ou la disparition des fantômes dans le texte lui-même.

Elsa Biston, comment cet axe de l’apparition et de la disparition des fantômes s’est-il traduit dans votre création musicale ?

Dans mon travail, j’utilise des transducteurs, qui sont des petits haut-parleurs sans membrane que je colle sur des objets, et je propulse du son dans des matières qui le diffusent tout en le faisant résonner. Les objets sont donc des enceintes mais aussi producteurs et transformateurs de sons. Quand j’envoie du son dans une feuille de papier, on peut l’entendre transformé par la feuille qui, elle-même, se met à trembler et à produire du vent, qui n’a absolument rien à voir avec le son initial, mais qui est induit par lui. C’est un travail sur lequel j’ai déjà fondé plusieurs projets et qui est devenu, en quelque sorte, mon orchestre, mon instrumentarium, que ce soit en installation ou en concert. Les objets prennent un statut spécifique, qui se situe entre l’enceinte, le média, et le rôle de mise en valeur de cet intermédiaire en tant que tel. Ce statut a tendance à les transformer en personnages, en « choses » ayant une vie propre, ce qui questionne beaucoup le rapport que nous pouvons entretenir avec le médium en général. Nous avons donc pensé la musique et la construction de Rosemary pour et avec ces objets.

Comment articulez-vous musique et scénographie ?

Elsa Biston : Dans ce projet, la composition musicale implique d’emblée la scénographie ; c’est une véritable co-construction avec Andrea et Maya, puisque ce sont les objets de la scénographie qui vont produire la musique. C’est intéressant dans le sens où le son créé sur scène est spatialisé, s’intégrant entièrement dans le champ de l’action théâtrale. Le son est concret, présent, quasiment au titre d’un personnage qui dialogue parfois avec Olivier. Cette forme de musique que je développe, en particulier avec ces objets, a un fort rapport avec la dramaturgie. Ce que nous construisons ensemble, c’est précisément l’intégration de cette dramaturgie à l’intérieur de l’écriture d’Alban et Maya. Les moments musicaux apportent leur sens et une certaine vision de la pièce. Le rapport au travail, qui est l’un des axes principaux de la pièce, sera assez fortement incarné par la musique. En observant tout ce que Rosemary écrit, à travers la musique, nous allons pouvoir la mettre en lien avec certains courants artistiques de son époque auxquels elle est complètement indifférente, qu’il s’agisse des minimalistes américains ou du piano préparé de John Cage. Une autre dimension de la musique, qui est aussi propre à mon travail en général mais qui prend particulièrement sens ici, c’est la recherche de formes de continuité entre les sons : les sons du quotidien, les sons de l’environnement, les sons de la vie et la musique, ce qui dans, le cas de Rosemary, est intéressant puisqu’elle elle est entourée de son quotidien en même temps qu’elle crée sa musique.

Maya Boquet : À ce propos, l’une de nos références communes et récurrentes est une figure de femme, Jeanne Dielman, du film de Chantal Ackerman, précisément dans toute cette dimension d’« intériorité ». Elle aussi est une femme qui s’émancipe, mais qui est presque entièrement déterminée par son quotidien. Au début du travail, j’avais soumis à chacun, pour l’adapter à son propre médium, une phrase trouvée au gré de mes recherches, comme un axe de travail : « Même dans le silence le plus total, j’entends parfois parler. » Il y a un endroit où chaque médium, que ce soit la musique, la scénographie, le jeu, l’écriture ou la mise en scène, traque une parole, cette forme d’invisible qui habite le silence.

Comment approchez-vous la question du jeu pour Olivier, au milieu de ces matériaux très denses ?

Olivier me rend la direction d’acteur très agréable, parce qu’il est très autonome et comprend tout très vite. Par ailleurs, nous nous connaissons depuis longtemps et avons déjà travaillé ensemble, notamment pour l’Encyclopédie de la Parole. Il a affirmé des esthétiques très différentes dans son travail, à la fois dans son approche formelle et dans son apport théorique, très fort. Il a été danseur pour Alain Buffard, par exemple. Il a donc cette connaissance d’une certaine esthétique, que l’on peut dire contemporaine, qui déconstruit ou qui cherche à reconstruire et, d’un autre côté, il fait du cabaret. Dans le cabaret, le public bouge, boit, s’anime : tout est très direct et immédiat dans les réactions. Ce sont deux polarités très extrêmes. J’ai moi-même ce parcours-là, avec une dimension formelle de théâtre de recherche et, dans le même temps, un goût pour une forme de culture populaire : j’ai notamment écrit des polars et des « dramatiques » pour la radio. Avec Olivier, nous nous retrouvons très bien dans cette position qui consiste à refuser de choisir entre ces deux formes. Nous souhaitons à l’inverse les rapprocher, en affirmant qu’elles sont constitutives de nos pratiques et de notre travail. La direction d’acteurs réside en grande partie dans cette articulation et cette affirmation.

Mise en scène Maya Boquet. Texte Alban Lefranc et Maya Boquet. Jeu Olivier Normand. Conception et création musicale Elsa Biston. Régie son et constructeur électronique Jonathan Reig. Scénographie et création lumière Andrea Baglione. Assistant lumière Martin Barrientos. Aide à la construction Clément Debras. Régie générale et lumière Philippe Bouttier. Accompagnement dramaturgique Elise Simonet. Production La Pop. Remerciements Suzanne Lassalle. Photo DR.

Du 26 au 28 avril 2023, Les SUBS, Lyon
Du 12 au 15 mai 2023, Studio-Théâtre Vitry