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Jean-Christophe Boclé, PARTITION(S)

Propos recueillis par Belinda Mathieu

Publié le 20 janvier 2023

Danseur et chorégraphe aguerri à la danse baroque, Jean-Christophe Boclé développe depuis de nombreuses années une recherche qui explore les interactions possibles entre chorégraphie et musique, tout en interrogeant les relations entre abstraction et sentiment, mathématiques et composition. Dans sa nouvelle création PARTITION(S), Du décollement des sentiments et des affects – Phase 2, il confronte ses processus chorégraphiques – cartographies corporelles, notations, dessins, supports chromatiques et textuels – en résonance avec la suite IV pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach. Dans cet entretien, Jean-Christophe Boclé revient sur les origines de ce projet, sa relation particulière avec la musique et partage le processus de création de son projet PARTITION(S), Du décollement des sentiments et des affects – Phase 2.

Votre nouvelle création PARTITION(S) trouve racine dans plusieurs projets développés ces dernières années. Pourriez-vous retracer la genèse de cette pièce ?

En fait, j’ai suivi le fil des créations Coltrane Formes, créé en 2018, et D&PLI en 2020 qui n’a finalement jamais vu le jour à cause du Covid. Coltrane Formes posait la chorégraphie comme objet/sujet palpable en résonance avec la musique et était élaborée à partir du croisement entre les dialogues intérieurs de chaque interprète. D&PLI envisageait les corps comme «lieux dansants de nos verticalités» avec quatre danseurs et quatre musiciens dans un espace quadri frontal. Les premières matières de PARTITION(S) ont été élaborées durant la création d’Entretien chorégraphique avec Jean-Christophe Paré en 2020. Cette précédente pièce nous mettait, Jean-Christophe et moi-même, en situation de répétition en présence d’un public, moi comme chorégraphe et lui comme interprète. L’idée étant que le présent d’une création s’appuie à la fois sur les mémoires perceptives de l’être, et sur les émergences qui résultent des intentions créatrices mises en œuvre à ce moment. Certaines matières créées pour Entretien chorégraphique sont finalement devenues, par le truchement des processus d’écriture, des phrases référence durant les élaborations des phases 1 et 2 de PARTITION(S).

Pourriez-vous revenir sur comment vous avez engagé le processus de PARTITION(S) ?

Durant le deuxième confinement, ayant accès au plateau du Théâtre La Piscine – L’Azimut, j’ai pu travailler seul sur ce projet en accumulant et superposant des expérimentations dansées, graphiques et musicales. J’ai ensuite abordé l’écriture avec Jean-Christophe Paré, à travers différents processus d’extraction de matières en mettant à profit ses capacités d’interprète à traiter plusieurs strates informationnelles dans le rendu gestuel ; l’apparition, la disparition, le passage entre, l’inscription dans le corps et dans l’espace, et les circulations au fil des géographies corporelles. Puis le travail à deux interprètes s’est mis en place pour la première phase du processus. Après quelques errances circonstancielles, la réalité du rapport intergénérationnel à travers la transmission est devenue évidente, induisant entre Jean-Christophe Paré, Marion Jousseaume et moi, de nécessaires approfondissements et ajustements des écritures déjà réalisées. Ensuite une sorte de rapprochement entre le vécu des mémoires (entre autres baroques) des deux Jean-Christophe et celui plus récent de Marion, s’est opéré via des extractions de matières. Nous avons élaboré des espaces mentalement colorés, composés des trajets sur des figures géométriques d’échelles différentes, élaboré ou emprunté des structurations particulières de données organiques. Le travail sur la réitération du mouvement et ses déclinaisons a été, par rapport aux pièces précédentes, approfondi. Si je regarde globalement ce projet, chaque danse/chorégraphie, sarabande, courante, allemande, gavotte, bourrée, etc, et les espaces-temps qui les englobent, pourrait devenir une pièce à part entière…

Vous avez travaillé à partir des suites de violoncelle de Bach. Comment votre intérêt s’est-il porté sur la musique de Bach ? Pourriez-vous revenir sur le traitement musical de PARTITION(S) ?

J’ai toujours été sensible à la musique de Bach, depuis l’adolescence, d’abord à l’écoute des « grandes interprétations », ensuite, comme danseur et potentiel chorégraphe, en résonance avec les interprétations influencées par la réinterprétation de la danse baroque dans les années 70 / 80. L’intérêt chorégraphique s’est ensuite concrétisé par la pièce Glissement vers le silence (Bach et Bartók), un projet sur L’offrande musicale avec des étudiants du Conservatoire à rayonnement régional de Rennes, un projet non réalisé sur la Passion selon Saint Matthieu, et maintenant, PARTITION(S). Pour ce projet, nous avons expérimenté plusieurs sortes d’écoute de la musique : l’écoute distanciée ou en tout cas non émotionnelle, l’écoute en dialogue, l’écoute par la peau, ou encore l’écoute globale consistant à poser la musique comme une des multiples composantes du champ sonore environnant. Dans ce rapport à la musique existe bien sûr le travail d’élaboration du chorégraphique en silence, pour lui-même, qui dans son qualitatif et sa rythmicité pourra ensuite soutenir le dialogue avec la musique. Je pense aussi que je ne voulais pas me laisser aller chorégraphiquement « dans » Bach, sur Bach ou avec Bach, mais plutôt travailler autour, avec, à partir des composantes des musiques des suites. De résonances chorégraphiques en résonances musicales en quelque sorte. Mon écoute a donc évolué au fil du projet, en échangeant avec les musiciens, la violoncelliste Elena Andreyev, le contrebassiste Gildas Boclé, et le pianiste-compositeur Orlando Bass, qui a aidé à structurer la charpente sonore de la Phase 2. Le dialogue entre le violoncelle et la contrebasse joue beaucoup sur les tonalités, comme les vêtements de scène d’ailleurs, élaborés par Isabelle Deffin.

Qu’est-ce qui se cache derrière le titre PARTITION(S) ?

Le titre évoque les différentes sortes de partitions présentes dans la pièce. Il y a la partition mentale et effective du chorégraphe, ce tissage intérieur qui vibre et évolue continuellement comme une sorte de plan de création se mettant en œuvre et en réalisation. Il y a celle de l’interprète générée à partir de la partition globale. Il est obligé de l’avoir en tête et dans le corps. Pour l’interprète, cette partition supporte le jeu entre la présence à soi-même et l’être là au présent, dans l’action, en vigilance perpétuelle : l’idée d’être à la fois chez soi et avec l’autre, en plus du défilement des mémoires. Complexe, mais jouissif. PARTITION(S), c’est aussi une histoire de superpositions et de répartitions ; le rapport entre la partition globale de la pièce et celles des interprètes dans son déroulé, côté chorégraphique et ensuite les interactions avec les partitions musicales, spatiales, colorées, etc. Cela permet de voir une forme de structure, hors temps, à travers les interactions et les correspondances gestuelles, spatiales, symboliques…

Pourriez-vous expliciter le sous-titre « Du décollement du sentiment et des affects » ?

L’écoute de la musique produit des affects et des sentiments. J’avais envie de mettre cette zone de l’émotion à un autre endroit, de ne pas travailler directement dessus, mais plutôt sur la confrontation des écritures. L’intertextualité est là, c’est-à-dire plusieurs couches d’informations, avec d’un côté ce que la chorégraphie fait naître, donne à penser et à construire, et en même temps, ce que l’on perçoit dans la musique, sa construction, la tonalité, la manière dont elle est composée, entre tensions et relâchements. Cette connaissance de la musique permet de mettre à distance les sentiments et de voir comme les émotions se posent sur des données qui sont presque physiques. Il s’agit de laisser partir le ressenti pour faire apparaître une autre relation à la musique, qui serait plus de l’esprit et des géométries, des nombres et de tout ce qui structure la musique et la musique de Bach en particulier. C’est aussi une référence à mon travail, fondé sur une abstraction qui dialogue avec le charnel. Je traverse tout cela dans une relation intime (paradoxale) au système de notation du mouvement, la Cinétographie Laban et aux mémoires accumulées dans mes pratiques de la Belle dance (danse baroque).

Qu’est-ce qui a motivé l’utilisation de ce système de notation pour PARTITION(S) ?

Je prends des notes en Laban, assez souvent. Elles me servent d’appui pour la création de matières et leurs interprétations successives. C’est aussi un vocabulaire que j’utilise dans l’échange avec les interprètes pour décrire ou préciser certains mouvements. C’est à la fois un support d’interprétation, de communication et de précision. Cela permet de simplifier ma pensée. En même temps, cette notation est une manière de penser l’être humain dans une verticalité en rapport à la gravité. Je la traduis en une relation symbolique et matérielle entre le Ciel et la Terre, entre l’élévation et la chute. C’est à mettre de toute évidence en parallèle avec l’expression musicale de Bach. Dans PARTITION(S) Phase 2 ce rapport à la verticalité est assez clair. PARTITION(S) joue entre un imaginaire musical défini, connu, référencé porteur de mémoires, vibrant, et un imaginaire chorégraphique qui s’incarne au présent à partir de concepts, d’idées, de formes, de structures qui dans ma fonction d’artiste m’apparaissent intuitivement comme pouvant être « opérantes » vers les publics et auprès des interprètes, histoire de faire le chemin ensemble !

Conception et chorégraphie Jean-Christophe Boclé. Interprètes Iris Brocchini, Marion Jousseaume, Gaspard Charon, Remi Gérard. Interprète référent et répétiteur Jean-Christophe Paré. Musiques Suites IV pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach Compositions pour contrebasse. Violoncelle Elena Andreyev. Contrebasse Gildas Boclé. Conseil musical Orlando Bass. Lumière Saïd Fakhoury en remplacement de Delphine Gruer. Costumes Isabelle Deffin. Photo DR.

PARTITION(S) est présenté les 25 et 26 janvier au Carreau du Temple dans le cadre du festival Faits d’hiver