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Annamaria Ajmone, La notte é il mio giorno preferito

Propos recueillis par Beatrice Lapadat

Publié le 19 juillet 2022

Préoccupée par l’interaction entre le corps et l’environnement, Annamaria Ajmone mène des recherches qui explorent l’altérité et la possibilité de l’être humain de se rapprocher du monde végétal-animal sans le dominer. Persuadée que la cohabitation est la réponse aux crises environnementales traversées aujourd’hui, la chorégraphe et danseuse italienne voit dans l’animal une altérité absolue qu’elle cherche à mettre en valeur en allant au-delà du vocabulaire de la représentation et de l’incarnation. Après être partie sur les traces du loup dans les montagnes du Jura, elle signe La notte é il mio giorno preferito, une réflexion sur le rapport à l’Autre à travers une méditation sur les animaux et leurs écosystèmes. Dans cet entretien, elle partage les rouages de sa recherche artistique et revient sur son expérience de pistage nocturne.

Votre travail est fondé sur les notions de cohabitation, d’écosystème et d’altérité. Pourriez-vous partager les grandes réflexions qui traversent votre recherche artistique ?

Malgré la diversité qui caractérise mes performances, je pourrais dire – bien qu’une telle synthèse risque d’être réductrice – qu’il s’agit tout simplement de la fascination qu’exerce sur moi tout ce que constitue l’altérité. J’ai été attirée et intriguée depuis toujours par tout ce que je ne comprends pas jusqu’au fond, par tout ce qui, à mes yeux, demeure mystérieux dans une certaine mesure : en voici ce qui m’a guidée dans toutes mes recherches. Par conséquent, tout ce qui concerne les écosystèmes, le monde végétal ou animal est pour moi quelque chose d’extraterrestre, non loin du scientifique-fantastique par son état d’altérité absolue. En même temps, je suis depuis toujours interpellée par la géologie, les tremblements de terre, les volcans et les fossiles – bref, tout ce qui est susceptible de me rappeler que je ne suis qu’un être minuscule à l’intérieur d’un espace immense. Ce que je souhaite accomplir à travers mes recherches, c’est de pouvoir constituer un espace où ce « différent de moi » peut coexister.

Votre dernière création La notte é il mio giorno preferito découle d’une résidence en Suisse, au contact de la nature et des animaux. Pourriez-vous retracer la genèse de ce projet ?

Cette première résidence en Suisse est à l’initiative de Véronique Ferrero Delacoste (ancienne directrice du far° festival des arts vivants de Nyon, ndlr). Après de longues heures de conversation sur Skype durant le premier confinement, elle m’avait proposé une résidence un peu spéciale, où mon équipe et moi avions la possibilité de mettre en application l’exploration de l’environnement au lieu de tout simplement travailler dans le théâtre. J’ai été ravie de cette proposition ! J’ai donc passé deux semaines et demi dans le Val d’Illiez et dans le Jura, avec Stella Succi (recherche et collaboration dramaturgique) et Natália Trejbalová (scénographie, stylisme, images). La première semaine, nous avons rencontré plusieurs spécialistes locaux : des ingénieurs forestiers, des experts du WWF (World Wide Fund for Nature, ndlr), des bergers, des éthologistes (étude scientifique du comportement des espèces animales, y compris l’humain, par des méthodes scientifiques d’observation et de quantification des comportements animaux, ndlr), des gens qui nous ont appris à lire l’environnement où nous nous trouvions. Pour toutes les quatre, cette première étape a permis de comprendre que tout ce que nous appelons « nature » est en effet une techno-nature sans cesse marquée par l’intervention de l’homme. Nous avons pu constater à quel point chaque petit changement dans l’environnement entraîne la modification d’un écosystème qui doit se réorganiser. Puis dans le Jura, nous avons rencontré  l’éthologiste Jean-Marc Landry, spécialiste du loup, qui nous a initié à la pratique du pistage nocturne. Ces nuits m’ont révélé à quel point le temps est déterminant dans la qualité de l’expérience en pleine nature et j’ai compris ce que c’est d’être à la recherche d’une créature qui peut-être ne fera jamais son apparition. Être immergée dans des espaces complètement envahis par l’obscurité a également été déterminant pour la conception du spectacle.

Avez-vous gardé des sensations physiques ou des souvenirs marquants de ces expériences nocturnes ?

Oui ! Il est indéniable que notre corps change lorsque nous sommes à l’extérieur, parce qu’il faut le mettre dans une condition différente et le protéger d’une autre manière que nous le faisons lorsque nous sommes dans un espace clos. L’échine, par exemple, est davantage en alerte quand nous sommes dehors. Cette altération est due au fait qu’à l’extérieur le corps est confronté à des espaces plus grands et il y a davantage d’informations à assimiler. Pour moi, la danse, c’est prendre des choses de l’extérieur et les organiser à l’intérieur. Je me considère toujours dehors. Rester très à l’intérieur et très concentrée ne fait pas partie de mes méthodes. Mais il était plus intéressant pour moi de travailler sur le rythme que sur la physicalité dans cette performance. La nuit, la présence de quelque chose que l’on ne voit pas met le corps en état d’alerte mais cette situation d’attente permet aussi de rendre sensible l’écoute. Souvent, on attend en silence, sans bouger, quelque chose qui ne vient pas et qui ne viendra sans doute jamais. Cet espace/temps d’attente permet une nouvelle condition d’écoute, plus profonde.

La notte é il mio giorno preferito a pris racine dans des écrits de Baptiste Morizot et d’Eduardo Viveiros de Castro. Comment ces lectures ont-elles nourri cette expérience de pistage ?

Le point de départ de mes créations est toujours constitué par un texte, qu’il soit philosophique, fictionnel ou poétique. Pour moi, la philosophie et la danse sont étroitement liées en ce que la philosophie parle de l’intangibilité, de quelque chose que l’on ne peut pas toucher. La littérature quant à elle m’aide beaucoup à développer mes possibilités de création. Partir d’un texte participe à la création d’une archive d’expérimentations grâce auxquelles je peux commencer à construire des lieux ou des paysages, tel que j’aime les concevoir. Quasiment toutes mes créations sont liées à l’idée de construire un paysage que le spectateur peut à la fois regarder et traverser. Pour La notte é il mio giorno preferito, je me suis appuyée sur le livre du philosophe français Baptiste Morizot, Sur la piste animale, vite devenu un pilier de ma recherche précisément en raison de cette relation privilégiée avec la pratique du pistage. J’ai senti une connexion immédiate entre la danse et la philosophie qu’il propose. Pour moi, suivre les traces de cet « autre » était la seule manière à travers laquelle je pouvais me mettre en connexion avec cette entité en tant qu’héritière d’une certaine culture occidentale. Si les chamans Amérindiens sont persuadés de pouvoir incarner un animal, je crois que je ne peux incarner rien d’autre hormis mon corps et que je ne deviendrai jamais un loup. Mais je reste toujours dans la conscience de l’altérité de l’animal. Je ne tente donc ni d’« être » ni de « devenir » un animal. Tout ce que je peux faire, c’est de parler de cette tentative même plutôt que d’un vrai devenir. C’est comme le pistage, qui implique que tu tentes d’oublier ton mode habituel de fonctionnement dans l’espace même si tu sais que le changement ne sera jamais définitif. Je me suis aussi intéressée à la pensée de Viveiros De Castro, notamment sur sa conviction que tout être existant est un centre d’intentionnalité appréhendant les autres êtres existants selon leurs caractéristiques et pouvoirs respectifs. Outre Morizot et De Castro, de nombreux auteurs ont influencé la création de la pièce : Gilles Deleuze, Anna Maria Ortese, Franz Kafka, Ursula K. Leguin, Carl Safina, pour n’en citer que quelques-uns. Chaque lecture, chaque rencontre nous touche d’une manière ou d’une autre, nous fait entrer un peu plus dans l’œuvre, et il est difficile de dire exactement ce qui, de ces auteurs, rejaillit sur le spectacle.

Pourriez-vous revenir sur le processus chorégraphique ? Avez-vous transposé vos expériences et ces lectures dans votre recherche chorégraphique ?

Toute l’écriture chorégraphique est basée sur des expérimentations. Les outils perceptifs, mystérieux pour nous, sont devenus des éléments à travers lesquels j’ai construit des pratiques qui ont constitué ensuite la base du travail. J’ai par exemple travaillé avec des perruques, une matière avec laquelle je me transforme en créature. Il y a une séquence où la scène est entièrement baignée de rouge et qui fait référence aux caméras et jumelles infrarouges qui sont utilisés pour le pistage ou la chasse. J’ai aussi imaginé un duo avec le point rouge d’un pointeur laser qui me traque sur scène. Ce sont des jeux tirés d’expériences ou de lectures qui ont été  transformés et emmenés ailleurs. Par exemple, lorsque j’ai découvert que la langue est pour beaucoup d’animaux un organe tactile, j’ai eu envie d’expérimenter une danse où c’est la langue qui inscrit le mouvement et change la qualité du corps…

Que reste-t-il de la figure du loup dans La notte é il mio giorno preferito ?

Le loup est plutôt un escamotage, un prétexte pour parler de l’altérité et du degré auquel l’altérité nous fait peur, une métaphore qui peut nous servir à changer de regard sur le monde. Il constitue une figure symbolique puissante, étant perçu en Occident à la fois comme très proche de l’être humain et comme son ennemi par excellence. Dans la lumière de l’expérience de pistage, le loup m’intéresse aussi en raison du fait qu’il se laisse difficilement voir. En même temps, pour revenir au titre de la pièce, la nuit privilégie la rencontre avec cet autre justement en raison du fait qu’il ne se laisse pas facilement voir. Dans l’obscurité, on saisit la présence non-visible de l’autre et il faut savoir comment écouter et traduire les signaux qu’il envoie, comment créer une relation interspécifique.

Comment avez-vous conceptualisé l’espace de La notte é il mio giorno preferito ?

La scénographie a été conçue et réalisée par la plasticienne Natalia Trejbalová. Les sculptures qui flottent dans l’espace représentent une sorte d’inter-espèce, entre l’animal et le végétal, qui serait le résultat d’une forêt anthropisée (Anthropisé signifie modifié par les sociétés humaines, placé sous les effets de leur influence, transformé par elles, ndlr). Pour ce qui est du dispositif, j’ai fait le choix de positionner le public frontalement pour mettre en jeu ce double regard qui m’a marquée pendant mes séances de pistage : qui regarde et qui se fait regarder ? Je souhaitais induire dans une certaine mesure les mêmes sensations que je traversais lorsque je faisais du pistage : attendre, guetter quelque chose qui maintenant se voit, puis ne se voit plus… Voir ces animaux apparaître pendant quelques instants et ensuite se perdre dans l’espace tient de l’ordre d’une épiphanie ! J’ai joué au Palais de Tokyo en juin dernier dans un grand espace avec des poutres de béton et cette spécificité architecturale a impliqué des choix scénographiques inédits. Dans une salle traditionnelle, le spectacle se passe dans la pénombre, avec un effet de brouillard. Au Palais de Tokyo, les colonnes m’ont aidée à mettre en valeur cette dynamique apparition-disparition sur laquelle cette recherche est fondée.

L’environnement sonore et musical est signé par Flora Yin-Wong. Pourriez-vous revenir sur le processus musical et les enjeux de la musique dans La notte é il mio giorno preferito ?

Flora a apporté ses propres recherches liées à une partie du monde que nous n’avons pas visitée ou que nous n’avons pas étudiée spécifiquement, afin de rendre cette forêt de moins en moins reconnaissable géographiquement. Son travail combine enregistrements de terrain et instruments traditionnels anciens. Pour composer l’univers sonore de La notte é il mio giorno preferito, elle a utilisé des enregistrements de ruisseaux sauvages, de bruissement de vent dans des arbres, des chants d’oiseaux, qu’elle a mêlé avec des percussions faites de bois, de pierre, avece des tambours et des flûtes. L’enjeu de la musique ici est de jouer le rôle de la vie dans la forêt, de représenter son énergie, le chaos extrême de l’environnement.

Le titre La notte é il mio giorno preferito (La nuit est mon jour préféré) s’inspire d’une phrase tirée d’une lettre de la poète américaine Emily Dickinson, une référence à première vue anachronique compte tenu du sujet de la pièce. Quels liens faites-vous entre cette citation et votre projet ?

Une réponse prévisible d’abord : j’aime la poésie et je suis par ailleurs diplômée en littérature, entre autres. Pour moi, la poésie est aussi une forme de danse. Mais la raison pour laquelle je me suis sentie particulièrement interpellée par cette phrase d’Emily Dickinson est le fait qu’elle définit la nuit comme un espace de liberté. C’est ce que je voulais suggérer moi-même à travers ma performance : parler de la nuit comme le lieu privilégié de la rencontre avec l’autre. Emily Dickinson était elle-même quelqu’un qui s’était isolée du monde, elle parlait avec les animaux et avec les plantes. À son époque, il n’y avait pas le même type de langage pour parler du monde animal tel que nous le faisons aujourd’hui, mais dire qu’elle était quelqu’un qui voyait en l’animal une forme d’altérité est assez juste. En même temps, même si cette référence n’est pas explicite dans le spectacle, j’ai également pensé à Anna Maria Ortese, une écrivaine italienne du vingtième siècle, très différente d’Emily Dickinson en termes de style, mais qui s’est penchée elle aussi sur l’existence des créatures animales d’une manière inédite.

Concernés par la question écologique, de nombreux chorégraphes viennent aujourd’hui mettre au cœur de leur recherche ce nouveau rapport à la nature et au vivant. Même si votre travail semble s’inscrire dans cette veine, vous ne le revendiquez pas.

Mes spectacles ne sont pas des démonstrations ou des thèses. Je n’ai aucune vérité à livrer et je ne suis pas là pour décider ce qui est juste ou non. Ça ne m’intéresse pas non plus de proposer une œuvre explicite et que le spectateur regarde et conscientise cette pièce de la même manière que moi. Ce que je souhaite, c’est qu’il puisse s’immerger dans  une ambiance qui le fait changer de regard dans une certaine mesure, qu’il puisse se lancer dans un voyage à travers ses propres références. La pièce ne va sans doute pas bouleverser leur vie mais peut-être auront-ils la curiosité de s’intéresser aux livres évoqués dans la note d’intention, peut-être auront-ils une réflexion plus profonde sur leur mode de vie. Je ne veux pas faire de prosélytisme. Je crois à l’intelligence des spectateurs et l’intelligence implique aussi une grande curiosité. L’important, c’est de pouvoir aller au-delà de soi pendant quelques instants. Nous sommes vraiment minuscules en tant qu’êtres humains et ce n’est qu’en acceptant cette réalité que nous pouvons commencer à améliorer l’état de notre planète.

Conception, danse Annamaria Ajmone. Scénographie, coiffure, images Natália Trejbalová. Recherche, collaboration dramaturgique Stella Succi. Musique Flora Yin Wong. Costume Jules Goldsmith. Direction technique, design lumières Giulia Pastore. Coaching voix VEZA (Veza María Fernández Wendeg) et Paola Stella Minni. Graphisme Giulia Polenta. Organisation Martina Merico. Production Francesca d’Apolito. Photo Andrea Macchia.

La notte é il mio giorno preferito est présenté les 19 et 20 août au far° fabrique des arts vivants Nyon