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Aline Landreau, Narcisse

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 4 mars 2023

À la lisière des médiums et des pratiques, la danseuse et chorégraphe Aline Landreau développe un travail pluridisciplinaire qui trouve son origine dans un questionnement sur les seuils de perception. Sa nouvelle création Narcisse, qui vient réouvrir le grand livre du mythe du même nom, est le dernier volet d’un triptyque autour de la notion de métamorphose. Troublant les identités, avec des jeux de bascule, de transformation et de composition des images et des sensations, cette recherche invite le regard à muer lui-aussi, à se mettre en mouvement, à interroger ses préconceptions, à se construire et à déconstruire en permanence. Ouvert aux enfants, ce troisième volet nous plonge dans une traversée, celle d’un personnage en quête de lui-même. Dans cet entretien, Aline Landreau revient sur les rouages de sa recherche chorégraphique et sur le processus de création de Narcisse.

Vous développez depuis plusieurs années un travail pluridisciplinaire, qui prend racine à la fois dans la danse et les arts visuels. La voix occupe également une place importante dans votre recherche. Pourriez-vous revenir sur les différentes réflexions qui traversent aujourd’hui votre pratique artistique ?

Mon travail chorégraphique s’origine dans un questionnement sur les seuils de perception, c’est-à-dire ces lisières qui nous permettent de capter le monde et d’élaborer un point de vue subjectif singulier. Qu’est-ce qui fait évènement pour nos sens, pour nos imaginaires ? Où commence cette lisière, si l’on y regarde bien, si l’on écoute soigneusement ? À quel étage de notre attention ? Est-ce qu’une approche décentrée, via les dimensions sonore et tactile, permet une appréhension des corps et de l’espace différente? Je propose des formats immersifs, conçus comme des expériences de dérive sensorielle. Ma recherche passe en effet par l’élaboration d’environnements, où les matières sonores sont assemblées avec les matières plastiques et les corps qui les génèrent, les manipulent ou les traversent. Le mouvement est pensé d’une part dans une globalité qui embrasse l’espace théâtral dans son ensemble et dans son contexte, et d’autre part dans la composante millimétrique et subtile de chaque corps dansant. Cela mène à une étrange source du mouvement : un état très archaïque, comme débarrassé de ses encombrements et ancré dans le présent, une sorte de transe peut-être. La voix, telle que je la mobilise, donne accès à une conscience interne et à une puissance motrice sans filtres.

Votre nouvelle création Narcisse s’inscrit dans une série de pièces autour de la notion de métamorphose. Pourriez-vous retracer l’histoire de cette étude et des précédents volets ?

Narcisse vient clore un triptyque initié avec Corpus, un solo composé à partir d’une succession de mues, à la fois du plateau et de la figure hybride qui le traverse. Ce projet a émergé du désir de disséquer les strates qui me constituent, qui font ce corps-là, mon corps, ses codes, ses références. Le second volet – Si loin si proche – transpose ce solo dans l’espace muséal, accompagné de nouvelles matières, notamment de grands plis de peau-cuir qui entrent en résonance plus directe avec l’espace mais aussi et surtout avec les spectateur·rices. En troublant les identités, avec des jeux de bascule, de transformation et de composition des images et des sensations, ce triptyque invite le regard à muer lui-aussi, à se mettre en mouvement, à interroger ses pré-conceptions, à se construire et à déconstruire en permanence. Il me semble nécessaire de cultiver une flexibilité et une agilité, autant dans le regard, dans l’écoute que dans la compréhension du monde qui nous entoure et de ses habitant·es. Et cette pratique du sensible peut se mettre en œuvre dès le plus jeune âge. C’est aussi pourquoi le troisième volet est ouvert aux enfants, à leurs sensibilités hypermalléables et en pleine élaboration.

Narcisse fait référence à un personnage de la mythologie grecque. Qu’est-ce qui vous intéressait dans cette figure en particulier ? Pourriez-vous retracer la genèse de cette création ?

Les métamorphoses se trouvaient donc déjà au cœur de Corpus. Mon cheminement vers Narcisse est lié au temps du confinement, à l’opportunité de replonger dans la lecture et l’écoute radiophonique. Il y avait au départ ce que l’on sait ou pense savoir du personnage de Narcisse, à partir de récit qu’en a fait Ovide dans ses Métamorphoses : son égocentrisme absolu et son désintérêt pour ce·ceux qui l’entoure·ent, ainsi que cette mort tragique dans une contemplation définitive et la question ouverte de sa renaissance en fleur printanière. Je me sentais passer à côté du sens profond de son histoire, et de cette transformation ultime de l’humain au végétal. La série radiophonique de Fabrice Midal Narcisse accusé non-coupable est venue bouleverser ma compréhension, et a ouvert tout un champ de réflexions connexes. Comment accéder à la profondeur des choses et des personnes, au-delà de l’illusion, au-delà de la surface ? Pouvons-nous accéder à une complexité inattendue, et par là-même à l’altérité de chacun·e ? De quoi doit- on se défaire pour évoluer, pour se transformer ? Peu à peu s’est tissé le lien direct avec l’enfance, avec cette nécessité de laisser quelque chose de soi derrière soi pour grandir. Et la considération de la puissance absolue qui réside dans l’image végétale, une force contre laquelle il est impossible de lutter, une résistance souterraine inépuisable, un printemps inéluctable en quelque sorte. Ma perception de ce personnage s’est étoffée au gré de mes recherches, venant résonner avec de multiples références que j’emmène avec moi, dont le travail théorique du philosophe Emanuele Coccia, qui publie à ce moment-là précisément ses propres Métamorphoses.

En effet, votre recherche chorégraphique a pris racine dans un substrat théorique, notamment dans les écrits d’Hubert Godard, Fabrice Midal, Emanuele Coccia, ou encore dans le travail de Lygia Clark. Comment ces références/lectures ont-elles nourri la conception/ le processus de travail ?

Ces sources théoriques constituent effectivement des ressources indispensables dans lesquelles je plonge régulièrement bien que ponctuellement. Cela correspond à des périodes spécifiques, à des moments de lecture et d’infusion, auxquels se greffent ensuite des périodes de mise en œuvre, de pratique, d’expérimentation brute avec les matières et les signes que l’on fabrique. Je mentionnais Coccia, qui m’ouvre vraiment régulièrement des chemins de pensée rafraichissants, en particulier sur la notion de vivants et de non-vivants et pour penser une juste place de l’humain dans le monde. Pour penser sa puissance d’agir. Le travail de l’artiste brésilienne Lygia Clark m’interpelle par ses recherches sur les matières y compris brutes et non précieuses, telles que le métal et le plastique, par ses expérimentations sensorielles primales pour percevoir le lien entre les individus et un sens authentique de la communauté. L’imaginaire du burlesque a aussi fait irruption dans Narcisse – façon slapstick – pour jouer sur l’instabilité de la marche, sur l’accident et son potentiel comique. Pour imaginer au fond que les matières restent indomptables et reprennent le pouvoir, malgré les efforts et autres manipulations réalisées par le personnage. J’évoquais le philosophe Fabrice Midal à l’instant, pionnier également dans la transmission de pratiques de méditation. Son approche a ceci de spécifique qu’elle assemble espace théorique et espace sensible. La recherche d’Hubert Godard tient quant à elle une place primordiale pour toute une génération de chorégraphes. À juste titre, il a posé et transmis un socle théorique exceptionnel en lien direct avec son art du toucher. En quelques mots, il m’a amené à m’intéresser aux schémas attentionnels qui peuvent nous limiter, ou nous ouvrir largement au monde. La notion de printemps vient inévitablement réveiller la dimension politique, et l’on pense au renouveau, aux transformations choisies ou subies du corps social et des corps individuels – entre révolutions et non-binarité.. Ces sujets, évoqués sans être appuyés, font partie de ce que nous vivons aujourd’hui et irriguent nécessairement le plateau.

Comment s’est organisée l’écriture de Narcisse ? Pourriez-vous revenir sur le processus de création avec vos collaborateur·ices ?

La notion de double m’a très vite orienté vers une collaboration, une écriture à deux : deux corps et deux têtes pour une même figure troublée et troublante. Par ailleurs, même si j’ai initié le projet et apporté de nombreuses propositions et matières, il s’agit véritablement d’une composition collégiale. Au plateau, le travail du mouvement se met en place grâce à la présence de l’autre. Avec Raphaël Dupin, nous nous connaissons depuis longtemps comme interprètes côte-à-côte, mais c’est la première fois que nous mettons ces savoirs réciproques du corps de l’autre et de ses pratiques au service d’une pièce qui en explore la force. J’envisage en effet des situations où toutes les couches du spectacle s’entrelacent. Nous les fabriquons ensuite patiemment et pas à pas. Je me fie à l’agencement des signes, à leur collusion, au multidimensionnel. Cela passe par des étirements du temps, des improvisations nombreuses à partir desquelles sont sélectionnés les intentions, les élans, les détails qui permettent de ciseler chaque séquence, ses images, et les focus successifs qu’elle propose.

L’environnement sonore et musical occupe une place essentielle de la dramaturgie. Pourriez-vous revenir sur votre collaboration avec Antoine Monzonis-Calvet et sur le processus musical et sonore dans Narcisse ?

Peut-être un double de plus ! Nous travaillons ensemble avec Antoine depuis une dizaine d’années et il a œuvré sur presque tous mes projets. Cette connivence et nos intérêts communs nous permettent de nous aventurer sur de nouveaux terrains, d’expérimenter et de suivre nos intuitions en complète confiance. Indispensable pour moi aujourd’hui. Nous interrogeons à chaque projet le dispositif sonore, depuis le choix des sources, la présence des sons concrets du plateau, les formes d’amplification et les déformation éventuelles, mais aussi le choix d’un instrumentarium car la musique électronique jouée en live reste essentielle pour la tension précieuse qu’elle installe à chaque performance. Antoine développe un univers de nappes sonores, de superpositions à base de claviers qui fonctionnent avec ses compositions rythmiques et le travail de spatialisation du son. Pour Narcisse, il a eu le désir de travailler avec certaines machines très tactiles pour créer des petites boucles rythmiques, et de matérialiser une envie présente déjà sur des projets antérieurs : faire littéralement vibrer la matière. À savoir une grande table basse en bois, qui devient elle-même un speaker et vibre jusqu’à faire danser la matière qui la recouvre. Un amas de petites billes de graphite soulevées au gré des impulsions rythmiques et des modulations de fréquences… Il est aussi important de préciser qu’Antoine conçoit parallèlement les lumières de la pièce, tout comme celles des deux premiers volets du triptyque. Ce côté multicasquette caractérise d’ailleurs l’ensemble des collaborateur·rices du projet.

Votre écriture chorégraphique s’est concrétisé/formalisé en lien avec un environnement plastique. Comment avez-vous conceptualisé l’espace et les accessoires de Narcisse ?

Les éléments plastiques ont intégré mon travail chorégraphique dès le début, en participant au décentrement du corps dansant au profit d’un corps espace plus large, cet environnement propice évoqué précédemment. Les matières sont élaborées en écho à l’intériorité et à son mystère insondable. Telles des matérialisations potentielles de l’invisible, des extensions, des retournements. Une matière peut changer de statut, susciter l’illusion d’un changement d’échelle, faire naviguer de la surface vers les profondeurs. Elle peut envoyer des signes selon la façon dont on la touche, dont elle se meut, dont elle sonne. Du plus artificiel au plus organique. Elle active notre multi- sensorialité. Pour le triptyque, j’ai travaillé sur des peaux supplémentaires : cuirs résiduels de manufacture, cuirs recyclés agglomérés, membranes en caoutchouc émincées en lanières. Se sont ajoutés pour Narcisse d’autres éléments : billes de graphite expansée, feuilles de plastique magnétique, billes de métal dont certaines aimantées, pour jouer avec les règles qui agencent et régissent le monde, la force gravitaire en particulier. La matière ne se comporte plus normalement pour ainsi dire, elle résiste aux principes usuels, installant une pointe de magie et une acuité sensorielle nouvelle. Peut-être le fantasme secret de ce Narcisse.

Conception Aline Landreau Interprétation et chorégraphie Aline Landreau. Raphaël Dupin Création sonore et lumière Antoine Monzonis-Calvet. Scénographie et costumes Aline Landreau en collaboration avec l’équipe. Regard et accompagnement du processus Agnieszka Ryszkiewicz. Production Météores Charlotte Giteau & Anaïs Guilleminot. Photo © Antoine Billet.

Les 14 et 15 mars, au Festival Conversations, Cndc – Angers
Du 23 au 25 mars, au TU-Nantes