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Alexandre Paulikevitch « Pratiquer le baladi relève aujourd’hui du combat »

Propos recueillis par Victoire Jaquet

Publié le 5 janvier 2023

Depuis une dizaine d’années, le danseur et chorégraphe Alexandre Paulikevitch développe une interprétation contemporaine du baladi aux antipodes des représentations communes qu’évoque cette danse dite « orientale ». Avec Mouhawala Oula – ou Premier Essai, l’artiste interroge le conservatisme et explore, entre érotisme et expressionisme, les rapports de genre qui traversent cette danse. Son travail puise dans son expérience intime d’héritier du baladi, qu’il développe au cours d’une recherche chorégraphique hybride qui rejoue ou déroute le geste transmis de son usage. Pour cet entretien, Alexandre Paulikevitch revient sur la genèse et le processus de cette création et détaille les enjeux qui menacent la survie de cet art.

Avec Mouhaoula Oula, tu revisites et explores les complexités de la danse baladi. Est-ce que tu peux revenir sur l’histoire de ce solo créé en 2009 ?

Ce solo est important dans mon parcours de danseur car il marque mon retour à Beyrouth après plusieurs années d’études en Europe. J’ai grandi au Liban où on dissuade les jeunes garçons de danser dès leur plus jeune âge qui plus est dans le contexte de guerre qui a marqué mon enfance. Ce n’est qu’une fois arrivé à Paris que j’ai commencé à danser et à m’intéresser à la danse baladi. Mouhaoula Oula que l’on peut traduire comme Tentative première résulte d’un long travail de recherche et de réflexions autour de cette danse. Cette pièce constitue à la fois le parachèvement d’un apprentissage auprès de danseur.s.es parisien.e.s puis égyptien.e.s et l’élaboration d’une approche renouvelée et personnelle. Pour faire corps avec cette technique, je me devais d’interroger et de déconstruire les stéréotypes historiques rapportés à cette danse dans les imaginaires occidentaux et sonder les fantasmes que j’avais nourri en silence autour de cette danse durant mon adolescence, pour proposer une déconstruction. À sa création, cette œuvre était à la fois un projet et un plan de carrière qui devait me permettre d’assumer ma position d’homme et d’artiste vis-à-vis de cette pratique.

Quelles sont les idées et questions qui ont nourri ce solo ? Peux-tu revenir sur la dramaturgie de la pièce ?

Pour cette pièce, je suis allé chercher une diversité de sensations et de sens autour de la pratique du baladi afin de trouver de nouvelles figures, des textures humaines et inhumaines… La technicité du baladi, qui demande une conscience du corps rigoureuse, notamment car elle demande une mobilisation précise des fascias, ouvre à un vaste champ de gestes et de micro mouvements. Malheureusement, la perception de ces nuances est bien souvent devancée par des représentations sexistes et sexualisantes construites autour des corps orientaux d’abord diffusées par les peintres orientalistes mais qui circulent encore aujourd’hui en Europe. Un des gestes cruciaux du baladi, c’est la suspension : c’est un élément qui permet, par un savant jeu de ralentissement de jouer avec la musique et l’espace d’attente du spectateur. Dans cette forme brève de la pièce, la dramaturgie se recompose autour de trois états de corps. Dans un premier temps celui du masculin, je choisis d’accentuer cette «suspension» de manière brusque, ainsi la qualité du mouvement, très ancré dans le sol, devient presque raide. Puis, je réinvestis la «suspension» d’une souplesse et d’une fluidité qui rompt avec le premier mouvement, pour figurer le deuxième état, c’est ainsi que j’aborde la part du féminin. ll s’agit là de rendre hommage aux enseignements et aux inspirations de certaines femmes dans mon parcours et dans ma vie ; cette conquête de l’harmonie convoque particulièrement la figure maternelle disparue à cette période. Le troisième état manifeste quant à lui le dépassement du genre. Cette expérimentation repousse le Baladi dans ses limites, au-delà du beau, au-delà de l’harmonie précédente, l’énergie investie jusqu’à l’excès métamorphose la figure. On s’écarte de l’érotisme de la figure pour entrer du côté de la grimace et de l’expressionnisme. Je propose en quelque sorte une forme de dérapage, afin de quitter une trame binaire, où l’on ne repère plus ni masculin ni féminin, on entre dans l’Autre. Ce troisième mouvement est une échappée, une échappée dédiée à ceux et celles que nos sociétés abandonnent au silence et à la marge, à ces corps mutilés, ou handicapés à qui l’on refuse l’érotisme ou la scène.

Les historiens de la danse estiment que c’est par assimilation des normes et valeurs puritaines coloniales que les hommes ont majoritairement cessé de danser le baladi… Qu’en penses-tu ?

Cela me semble une hypothèse tout à fait probable compte tenu de la complexité de la période coloniale, de l’imposition de normes et des conséquences qui découlent de l’intégration de celle-ci jusqu’à nos jours. Pour ne donner qu’un exemple qui me semble éloquent : la criminalisation de l’homosexualité est entrée dans les lois par l’entremise de législations coloniales alors que ce délit n’existait pas dans le droit local. De fait, la définition du genre était plus fluide avant l’administration coloniale, et la pratique du baladi n’échappe pas à cette dynamique hétéronormative. Si le baladi est aujourd’hui assimilé à une pratique de danse féminine, il ne l’a pas toujours été : avant le temps de la domination coloniale, beaucoup d’hommes le dansaient ! En atteste Gérard de Nerval, dans son livre Voyage en Orient publié en 1851. Dans ce récit qui décrit les pérégrinations de l’auteur en Egypte, au Liban et à Constantinople, il fait part de ses expériences personnelles lors du voyage, et témoigne avec stupéfaction de sa rencontre avec des danseurs de baladi. Je fais souvent référence à Nerval, pour ce que son œuvre raconte de l’éthique du corps chez les européens de l’époque. Il faut se rappeler qu’au moment où cet auteur voyage, les femmes de la bonne société française sont encore enfermées dans des corsets, la découverte de ces corps libres et l’invention de la nomination danse du ventre prend ainsi tout son sens : elle témoigne justement des regards effarouchés portés par les occidentaux de l’époque.

La pratique du baladi tant aujourd’hui à disparaitre. Comment l’expliques-tu ?

Aujourd’hui, en Egypte par exemple, les hommes dansent encore librement et fréquemment ! C’est principalement l’engagement dans une perspective professionnelle qui concentre le mépris social. Ainsi, c’est au cours de mes voyages au Levant (Syrie, Liban, Jordanie, ndlr), en Egypte ou même au Maghreb où j’ai pu danser et enseigner que j’ai constaté que le baladi est en train de disparaître. C’est pour moi très préoccupant que les héritier·e·s de cette danse ne puissent pas la maîtriser! Cette situation est en partie le résultat de la montée des conservatismes de tous bords : la pratique professionnelle du baladi relève aujourd’hui quasiment du combat. Au Liban, par exemple, le statut des danseurs et danseuses est régi par la police des mœurs qui fixe et réglemente les règles qui encadrent les performances. Dans ce contexte, c’est tout simplement impossible d’envisager une carrière de danseur·euse·s. La société, la famille et les institutions culturelles ne reconnaissent plus de valeur à cette danse alors que la traduction première de son nom baladi renvoi au « balad » c’est-à -dire au pays au sens de terroir. La danse baladi renvoie à une histoire et une éthique locale du corps qui est contestée aujourd’hui ; seule une approche contemporaine comme celle que je défends permet de s’en sortir et de porter cette mémoire. Je constate également, en parallèle de cette situation, que le baladi traverse une période d’appropriation importante. C’est-à-dire que de plus en plus de danseuses se forment et développent de nouveaux styles qui élargissent largement le spectre de cette danse. Il me semble, que c’est intéressant de voir comme l’interprétation des danseuses transforment la danse et font émerger d’autres styles de baladi – les américaines, proposent des versions assez traditionnelles, tandis que les danseuses venues des ballets russes et ukrainiens conduisent des styles très rapides et acrobatiques. Cependant dans le contexte de raréfaction des interprètes locales et compte tenu des pressions sociales évoquées, ces styles tendent à devenir majoritaires sur les scènes, quitte à devenir la nouvelle norme pour le baladi.​​ Ainsi, le devenir de cet art, de sa cohérence, rythmique et technique et des valeurs qu’il véhicule, demeure aujourd’hui incertain.

Danser Mouhawala Oula reste-il un geste politique aujourd’hui ?

S’il existe des nuances parmi les stéréotypes qui circulent entre l’Europe et le Levant, les représentations caricaturales de «l’homme arabe» comme «djihadiste à éliminer», de la femme comme «musulmane soumise à défendre», «danseuse du ventre» ou encore de «l’homosexuel à sauver» sont pesantes. Élaborer une pièce dans ce climat saturé par les stéréotypes est complexe, il y a donc une nécessité et une obligation en tant qu’artiste de se positionner, pour maîtriser autant que possible la relation de nos œuvres avec ce hors champ. Dans ces conditions, il revient aux artistes de proposer une autre voie, et l’œuvre devient inévitablement un acte politique dont le sens varie cependant au gré des contextes et en fonction des publics en présence. Pour ma part, je ne danse plus avec la même urgence qu’à sa création : j’interprète cette pièce depuis une dizaine d’années et, même si elle a agrégé un certain nombre d’expériences traumatiques, elle est aujourd’hui imprégnée par l’apaisement et la sérénité.

Mouhawala Oula, création et interprétation Alexandre Paulikevitch. Photo Randa Mirza.

Mouhawala Oula est présenté le 28 janvier au festival Trente Trente à Bordeaux