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Alexandre Fandard, Comme un symbole

Propos recueillis par Beatrice Lapadat

Publié le 3 février 2023

​​Chorégraphe, danseur et artiste plasticien, Alexandre Fandard développe une écriture chorégraphique à la croisée de la danse, de la performance et des arts visuels. Avec son solo Comme un symbole, l’artiste s’empare de la figure du banlieusard et propose exploration allégorique et picturale de l’univers de la banlieue, déconstruisant les stéréotypes socioculturels qui lui sont souvent associés. Dans cet entretien, Alexandre Fandard revient sur les rouages de son travail et sur la genèse de Comme un symbole

Votre solo Comme un symbole cherche à réhabiliter le jeune de banlieue, figure souvent masculine, méprisée, stigmatisée, caricaturée, etc. Comment avez-vous abordé l’incarnation de cette figure ?

Je suis issu de la banlieue et le premier défi avec cette pièce était, pour moi, d’incarner une figure qui puisse transcender mon histoire personnelle. Avec ce projet, je souhaitais complexifier cette figure en la suggérant plutôt que de l’extraire de son contexte et de l’exposer frontalement sur scène. Je préfère ne pas donner toutes les clés d’interprétation et laisser les intentions dramaturgiques se révéler d’elles-mêmes. Brouiller les contours de cette figure mystérieuse permet que chacun·e puisse y projeter sa propre histoire intérieure à partir de ses propres références.

Comment avez-vous abordé chorégraphiquement cette figure ? Pourriez-vous revenir sur le processus chorégraphique de Comme un symbole ?

Je commence toujours par composer moi-même les créations sonores de mes pièces, durant plusieurs semaines. Ensuite, je passe à une étape qui est plus de l’ordre de l’image. Laisser venir l’image. J’écoute ma création sonore, des images apparaissent dans mon esprit, le rythme de la lumière, les scènes se dessinent et se dévoilent… Pour Comme un symbole, je me suis inspiré de beaucoup d’images issues des médias, mais aussi de la manière qu’ils ont de déformer l’image, parfois juste en y montrant qu’une partie, un angle de vue, pour en manipuler l’interprétation. Ils mettent en scène une sorte d’exotisme obscur qu’ils nous vendent comme vérité. Comme un symbole est en substance une réaction politique à ce constat. J’y déforme ses images, les tords, les déchire, comme pour traverser la chair de cette figure du banlieusard, pour dévoiler la réalité, qui est bien plus complexe que cette manière d’essentialiser la banlieue.

Vous expérimentez également pour la première la parole, en interprétant un lied de Schubert, Der Leiermann.

Faire entendre Schubert dans Comme un symbole n’est pas un geste anodin. Je souhaitais dans un premier temps déjouer certaines attentes. Ce n’est pas le premier genre de musique qui arrive à l’esprit lorsqu’on évoque la figure du jeune de banlieue… Terminer le spectacle en chantant ce lied permet d’apaiser les tensions et le rythme explosif qui caractérisent la première partie de la pièce. Je me suis aussi servi du bégaiement – un bégaiement qui suggère le vomissement ou l’asphyxie – comme d’un procédé qui permet de signaler le besoin urgent de parler et de se faire entendre. J’ai aussi le sentiment que la voix est un médium encore plus intime que le corps : pour moi, chanter sur scène engendre me rend beaucoup plus vulnérable que lorsque je danse.

La lumière, et plus particulièrement le noir, occupe une donnée essentielle dans la création de la figure de Comme un symbole. Comment ce médium s’articule-t-il avec votre écriture ?

La lumière est en effet un médium qui prend extrêmement de place dans mon travail. Mon premier solo, Quelques’uns le demeurent, est d’ailleurs profondément inspiré par Le Caravage et son clair-obscur : le personnage y est plongé, recraché et ravalé par le noir. L’obscurité m’a permis dans un premier temps de me cacher car j’avais extrêmement peur d’être sur scène. Puis je me suis rendu compte du potentiel qu’offre le noir sur scène : il s’agit d’un écran infini de possibilités pour l’imaginaire. Mais en même temps, j’ai pu constater qu’avec chaque nouvelle création, j’explore davantage la lumière. Avec Comme un symbole, les rapports noir-lumière sont plus équilibrés et je montre enfin mon visage, la lumière représente en quelque sorte une forme de guérison : maintenant je suis là, je m’affirme et je ne me cache plus.

Comment cette pièce est-elle perçue par les « jeunes de banlieue » en question ?

J’ai l’impression que la pièce est très bien reçue et comprise par les jeunes de banlieue. J’ai beaucoup échangé avec certains durant des ateliers que j’ai pu faire autour de la création au Centquatre et à l’Espace 1789 à Saint-Ouen, mais aussi dans des lycées du 18e et du 19e arrondissement à Paris. Ils n’ont pas forcément les mots précis pour exprimer leur ressenti mais lorsqu’on échange je constate qu’ils ont saisi les enjeux de sublimer cette figure. Avec ce travail, je souhaite réajuster le regard que la société se fait sur cette figure-là car je sais qu’elle est beaucoup plus riche et complexe que les images fantomatiques et fantasmatiques servies par les médias. Ce n’est pas la réalité, ce n’est qu’un éclaboussement, puisqu’il y a des banlieues, avec des problématiques spécifiques, et non « la » banlieue.

Vous développez en parallèle de la danse, une autre pratique artistique : la peinture. Envisagez-vous ces deux pratiques comme complémentaires ? Ont-elles le même terreau de recherche ?

J’ai commencé à peindre en autodidacte il y a quelques années suite à une blessure au ménisque durant laquelle je me suis retrouvé immobilisé pendant plusieurs mois. Pour canaliser cette énergie explosive et cette envie de créer, je me suis jeté dans la peinture. J’ai été surpris par l’urgence avec laquelle je peignais et c’est devenu ensuite une nécessité de me retrouver devant une toile. Lorsque je peins, je ne réfléchis pas trop à ce que je suis en train de produire, j’ai plutôt la sensation que les images apparaissent d’elles-mêmes et que c’est la peinture toute seule qui fait ressortir la figure que je cherche. Si je devais comparer ces deux pratiques, je dirais que dans la danse, j’ai l’impression de convoquer des forces et des présences, alors que dans la peinture, il me semble que j’invoque des éléments : lumières, textures, action, couleur, etc. Dans la peinture, je me donne aussi la permission de jouer et d’explorer beaucoup plus avec la richesse chromatique que je ne le fais dans mes pièces. Le noir est très présent bien sûr, mais aussi l’ocre et le rouge. Dans la culture occidentale, j’ai l’impression que le rouge est synonyme de sang, de violence ou de sexualité, alors que pour moi, en tant qu’Antillais, le rouge appelle l’imaginaire du sable, du volcan, de la force tellurique. Je suis aussi inspiré par les murs de mon enfance en banlieue, qui étaient décrépis, tagués et vieillis par le temps qui passe. J’aime beaucoup cet effet délabré et le concept de ruine, que ce soit des murs de banlieue ou de Palerme. J’ai l’impression qu’après notre disparition, nous devenons nous-mêmes des ruines que la nature utilise à son service. Finalement, c’est cette fusion entre l’organique et l’urbain qui est au cœur du concept de « chair du monde » que j’explore de manière obsessive dans mon travail plastique et chorégraphique.

Le métissage – racial, culturel, esthétique – occupe une place importante dans votre discours. En tant qu’artiste, quel rapport entretenez-vous aujourd’hui avec vos origines mixtes et comment se traduit-il dans votre recherche ?

Ce n’est que depuis très récemment que mes origines ont commencé à s’infuser de manière plus articulée dans mon travail. Aujourd’hui, je les affirme plus et je cherche à les mettre davantage en valeur. Je dois néanmoins avouer que ce ne sont pas vraiment mes origines qui déterminent mon monde artistique mais plutôt l’absence d’origine. Et ce, malgré la visibilité de mes racines mixtes : je suis un métissé Antillais, mon père blanc est d’origine alsacienne-calédonienne et ma mère martiniquaise s’est installée en France via le Bumidom (fondé dans les années 60, ce dispositif public français était chargé d’accompagner l’émigration des habitants des départements d’outre-mer vers la France métropolitaine, ndlr). J’ai passé ma jeunesse dans une ZUP du 77, puis mes parents sont partis en Martinique et je ne les ai pas revus jusqu’à mes trente ans. J’ai quitté l’école à quinze ans. Et je n’y étais pas du tout à l’aise, j’ai été viré de plusieurs établissements scolaires. Cette situation a causé beaucoup de traumatismes. J’ai fini mon éducation tout seul, à travers des rencontres humaines, des expériences personnelles et avec l’art. La banlieue fait partie de moi, dans sa force comme dans ses stigmates. Elle laisse des traces qui ne vous quittent jamais. J’ai voulu transformer ce stigmate, en faire une force et non un poids qui te laisse croire que tu n’as pas ta place dans la société, c’est un sentiment terrible. Pour moi, travailler avec ma peau, c’est travailler avec une plaie, avec un mur fissuré par lequel pénètre un peu de lumière. J’ai conscience de posséder un héritage très riche même si je n’ai pas eu la chance de pouvoir en profiter véritablement jusqu’à récemment. Aujourd’hui, je me sens de plus en plus connecté à cet héritage et qu’il s’agit d’un terrain d’exploration qui m’intéresse énormément.

Chorégraphie, mise en scène et interprétation Alexandre Fandard. Création lumières Chloé Sellier. Création sonore Alexandre Fandard. Spatialisation sonore Rodrig De Sa. Photo © Pierre Planchenault.

Comme un symbole est présenté le 7 février dans le cadre du festival ICI&LÀ, La Place de la Danse