Photo © Jeronimo Roe

Youness Aboulakoul, Today is a beautiful day

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 29 septembre 2020

Développant une pratique expérimentale et pluridisciplinaire à la croisée des médiums, le danseur et chorégraphe Youness Aboulakoul élabore un travail qui prend racine dans la danse, la musique et les arts plastiques. A rebours de l’imaginaire suggéré par son titre Today is a beautiful day, sa nouvelle création résulte d’un travail de recherche sur la violence et ses effets sur les corps. Postulant que la violence est omniprésente dans notre quotidien, le chorégraphe interroge l’impact de sa virulence dans les médias et comment notre subconscient et notre corps emmagasinent ces images jusqu’a provoquer leur normalisation. Que reste-t-il de ces images dans notre inconscient ? Quelles traces laissent-elles sur notre corps et nos attitudes ? Today is a beautiful day creuse et libère cet imaginaire latent pour tenter d’y répondre.

Depuis votre première pièce Logos en 2010 vous multipliez les projets aussi bien en danse qu’en musique électronique. De quelle manière ces deux pratiques artistiques s’alimentent, se répondent, se complémentent-elles ?

J’ai de la chance de pouvoir naviguer entre ces deux pratiques artistiques pour créer et m’inspirer de ce que l’une propose à l’autre comme ressources. Ce que je trouve intéressant, c’est la manière dont la musique parvient à provoquer un état de corps et comment le corps à son tour peut devenir source d’inspiration pour créer des univers sonores. Je considère le corps et le son comme des matières et des espaces à explorer, je pense généralement ma musique de manière physique et mon corps est souvent porté par une musicalité même quand je danse dans le silence. Conceptualiser le travail du son et de l’espace est pour moi parfois même plus évident que celui de la danse. Je pense que mon travail chorégraphique résulte directement de mon parcours artistique comme interprète. J’ai baigné dans la danse hip-hop et le folklore marocain entre mes 7 et 15 ans avant de rencontrer le chorégraphe contemporain Khalid Benghrib (directeur de la compagnie 2K-FAR à Casablanca) qui m’a engagé pour sa pièce Western Palace alors que j’avais seulement 16 ans. Cette première expérience m’a permis de me faire remarquer par d’autres artistes et par la suite d’enchaîner sur d’autres projets, de m’installer en France 6 ans plus tard et de continuer mon chemin ici. J’ai appris sur le tas, et j’ai eu cette chance de collaborer tout au long de mon parcours avec des artistes d’univers et de disciplines très différentes. Toutes ces rencontres m’ont permis de développer un travail personnel qui mêle différentes disciplines. 

Comment votre nouvelle création Today is a beautiful day s’inscrit-elle dans cette recherche pluridisciplinaire ?

Today Is a Beautiful Day s’inscrit pleinement dans la continuité de mes précédents travaux depuis mon premier projet Logos jusqu’à ma récente collaboration avec l’artiste visuel Younes Atbane sur Les Architectes. J’ai été attiré dès le début comme interprète par le travail avec les objets et par le rapport du corps à la plasticité, en résulte cette présence des objets dans mes projets personnels. J’aime expérimenter avec des objets du quotidien, qui n’auraient sans doute pas été remarqués dans leur contexte habituel. Ils peuvent parfois débloquer des imaginaires, faire apparaître de nouvelles possibilités avec le corps. J’aime m’inscrire dans l’hybridité, je m’efforce de développer un travail d’écriture chorégraphique qui permet un décloisonnement entre les disciplines artistiques, le dialogue entre le corps et les matières. J’ai besoin de ce décloisonnement dans mon travail, j’aime m’imprégner d’autres disciplines comme les arts plastiques ou l’art sonore. La danse permet d’accueillir dans un espace de travail cette rencontre et ce dialogue entre les disciplines, cette porosité permet énormément de liberté. D’ailleurs, lorsque j’ai commencé le processus de création de Today is a beautiful day, le premier élément que j’ai eu entre les mains, bien avant de rentrer en studio, était une bande sonore qui durait seulement quelques minutes. Il s’agit d’une matière sonore que j’ai composée à partir d’instruments à cordes, qui vibrent et se distordent, des boucles et des rythmes qui se répètent, s’accumulent et se superposent.

Today is a beautiful day résulte d’un travail de recherche sur la violence et ses effets sur les corps. Pouvez-vous revenir sur la genèse de ce projet ?

Je pense que si une situation ne cesse de se répéter, c’est parce qu’elle n’a pas été résolue. La violence a toujours existé : depuis l’existence de l’humanité, elle ne cesse de changer de formes et à chaque fois qu’on a l’impression de l’avoir comprise, de l’avoir saisie, elle disparaît et réapparaît sous une nouvelle configuration. Sa présence s’est d’ailleurs accrue en même temps que les progrès technologiques. Avec les médias et les réseaux sociaux, la violence circule beaucoup plus facilement et rapidement, elle occupe de plus en plus d’espace et s’immisce dans notre quotidien à notre insu. Elle se présente même aujourd’hui de manière très sophistiquée, dans les films et les jeux vidéo. L’époque dans laquelle nous vivons continue de traverser des événements durs et violents, ces dernières années nous pouvons entre autre citer le 11 septembre 2001, la crise financière, la guerre en Irak, le printemps des pays arabes, la montée de l’extrémisme religieux, le fascisme, les révoltes des peuples contre les dictatures au Brésil, Hong Kong, Chili, en Syrie, les bavures policières envers la communauté afro-américaines, les changements climatiques… Nous constatons bien que la violence ne fait que monter en puissance et sa présence permanente au quotidien ne fait que s’amplifier. Cette saturation provoque sa normalisation et une fatigue face à ces images. Je pense réellement que tous ces événements violents laissent des traces, conscientes ou inconscientes, elles résonnent dans nos muscles, nos os, nos organes jusqu’à toucher même nos rêves. C’est cette résonance-là qui m’intéresse et que j’avais envie de questionner sur ce projet. 

A quoi répond cette recherche spécifique ?

Je pars du principe que je ne suis pas un locataire sur cette planète : je me considère plutôt en symbiose avec elle et traversé par les belles choses qui lui arrivent comme par les plus dures. Je vibre par tout ce qui se passe dans le monde et je n’avais aucune idée concernant la forme que cette recherche allait prendre mais j’étais convaincu que ça devait en tout cas passer par un geste spectaculaire. J’étais curieux de découvrir comment et sous quelle forme cette résonance pouvait se révéler en moi. Je souhaitais voir jusqu’où l’homme peut aller puiser au fond de lui afin de faire jaillir une résistance car je suis convaincu que même dans les moments les plus obscurs de l’humanité, il y aura toujours une lumière qui émerge, un mouvement qui commence.

Cette recherche vous a amené à matérialiser la violence sous la forme de différentes figures. Pouvez-vous revenir sur le processus de création de Today is a beautiful day ?

Au moment où j’ai commencé à conceptualiser ce solo, il était primordial pour moi de ne pas transposer la réalité sur scène. Il était très important de ne pas tomber dans le narratif ou le dramatique, mais de traiter ce sujet avec beaucoup de distance, comme une matière physique à étudier, à analyser, à défaire, avant de tenter de lui donner une forme d’écriture chorégraphique. J’avais envie de travailler sur une idée de forme qui ne cesse de changer, de se transformer ou de muter, à l’intérieur d’un processus de construction et de déconstruction, à la fois d’espace, de corps, d’objets et d’images dans un mouvement d’éternel recommencement. J’ai donc essayé d’appliquer ce principe même à mon travail d’improvisation, dans le rapport que j’ai pu avoir avec les objets, sur le traitement de l’espace et la manipulation de la scénographie. Si le travail autour de l’espace était pour moi assez clair dès le départ, la recherche chorégraphique a été plus empirique, je n’avais que des intuitions, des idées plus ou moins vagues, j’avais besoin de me mettre au travail, en mouvement, improviser, tenter des choses, composer et décomposer afin de comprendre ce que je cherchais. Surtout lorsqu’on travaille avec des objets, un temps demeure nécessaire à la rencontre, pour les redécouvrir sous d’autres angles, comprendre leurs dynamiques, sentir leurs textures, les manipuler ou faire corps avec eux. Ce protocole a créé des contraintes intéressantes et a ouvert de nouvelles possibilités pour me réinventer et me surprendre. Le travail de recherche s’est également développé étroitement avec la musique : je composais parfois le soir après le travail mais il m’arrivait parfois d’alterner le travail de plateau avec des expérimentations musicales. Malgré l’épuisement que peut engendrer ces allers-retours entre la composition sonore et la création chorégraphique, ce processus fut extrêmement stimulant et constructif. J’aime lorsqu’une forme émerge de l’expérimentation, c’est très important pour moi. La forme n’est jamais préméditée en amont, l’esthétique ou les qualités des mouvements se révèlent et s’opèrent au fur et à mesure du travail, tout comme le son, la lumière et l’espace.

Ce solo s’inscrit déjà dans un projet de trilogie. Quels sont les nécessités et les enjeux de partager cette recherche initiale avec d’autres interprètes ?

Je suis, depuis longtemps déjà, interprète pour des chorégraphes et j’ai déjà dansé des solos écrit par d’autres. Cette expérience m’a évidemment permis de porter et danser cette pièce. Je crois qu’il était important pour moi de commencer cette recherche seul, de comprendre depuis l’intérieur les enjeux que je souhaite défendre avec ce projet. Me trouver en studio en tête à tête face à mes  propres doutes était un exercice que j’ai trouvé intéressant. J’avais besoin de formuler mes doutes et répondre à mes questions pour comprendre ce que j’avais envie de partager et comment je pouvais accompagner mes futurs collaborateurs dans cette recherche. Ces trois spectacles vont résonner entre eux par leur thématique commune mais je ne les envisage pas comme des suites, chaque pièces sera autonome avec un angle différent d’un même sujet. J’imagine aussi un projet satellite sous la forme d’une exposition qui rassemblerait plusieurs installations plastiques et sonores issues de ces recherches.

Today is a beautiful day aurait dû être présenté en juin dernier aux Rencontres chorégraphiques avant l’annulation du festival à cause de la crise sanitaire. Comment ces événements ont-ils impacté votre pratique, fait émerger de nouvelles réflexions dans votre recherche ou votre manière de concevoir votre travail ?

Personne n’était préparé à ce genre d’événement. Son impact personnel a été le même, je pense, que pour tous les autres artistes. J’ai vu plusieurs tournées s’annuler ou se reporter, des créations suspendues en plein processus. On ressent aujourd’hui comment cette crise résonne chez les compagnies, les institutions, les théâtres : il y a énormément d’incertitude, personne ne sait comment la situation va évoluer ni comment la profession va devoir réagir. Certes, il y a cette “année blanche” pour l’instant, mais c’est aujourd’hui très difficile de se projeter sereinement. Je pense qu’il va falloir continuer de rester à l’écoute, de se réinventer et d’avancer au fur et à mesure que la situation sanitaire avance, trouver d’autres moyens pour continuer notre pratique artistique. Il ne m’était jamais arrivé de rester aussi longtemps chez moi que pendant le confinement. Cette situation n’était pas si mal que ça : j’ai continué à créer du son, des tentatives plastiques, à écrire sur mes prochains projets… Pendant cette période j’ai été sollicité plusieurs fois – et je connais beaucoup d’artistes dans le même cas que moi – pour réaliser des performances ou des ateliers en ligne. J’ai cependant fait le choix de ne pas accepter ces propositions. Je trouve ces alternatives intéressantes dans le cadre du confinement mais je pense qu’il faut faire très attention à ne pas participer sans le vouloir à la transformation de notre métier : l’art vivant doit rester vivant. Il faut rester vigilant pour que le théâtre n’emprunte pas le même chemin que le cinéma avec l’arrivée du streaming. J’ai aussi été beaucoup touché durant cette période par la créativité avec laquelle des anonymes partageaient librement sur les réseaux sociaux du contenu avec pour seule ambition de rendre heureux. Constater cette générosité ne fait que renforcer mes convictions : il faut continuer d’imaginer, de créer pour résister et construire une société meilleure, plus humaine et bienveillante.

Conception, chorégraphie, création sonore et interprétation Youness Aboulakoul. Regard extérieur Youness Atbane. Lumières Omar Boukdeir. Media design Jéronimo Roe. Accompagnement en dramaturgie Gabrielle Cram. Régie son Atbane Zouheir. Photo © Jeronimo Roe.