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2025.03 Anna Chirescu, KATA

Par Wilson Le Personnic

Publié le 12 mars 2025

Entretien avec Anna Chirescu
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Mars 2025

Anna, KATA est ton deuxième projet que tu signes seule. Peux-tu partager certaines réflexions qui traversent aujourd’hui ta recherche chorégraphique ?

En effet, KATA est la deuxième pièce que je signe seule, après plusieurs créations en collaboration avec mon complice de compagnie Grégoire Schaller. La dimension personnelle occupe une place importante dans mon travail, même si je ne peux pas encore dire si cela deviendra un motif récurrent dans mes futurs projets. Ce qui m’intéresse, c’est la manière dont l’archive personnelle, l’histoire subjective et la mythologie qui nous construit peuvent nourrir la création. En considérant mes précédentes pièces, j’ai l’impression que certains motifs reviennent dans mon travail : l’exploration de mes origines, la restitution d’expériences personnelles à travers le mouvement, mais aussi un regard politique et social. La question de l’objectification des corps que ce soit celui de la gymnaste dans Dirty Dancers avec Grégoire, de la vache standardisée dans ma première pièce VACA ou ici du corps plus politique, ce qu’un système politique fait au corps est un motif qu’on peut identifier. J’affectionne une approche pluridisciplinaire, et une exploration du mouvement sous toutes ses formes, qui mêle danse, narration, chant, musique live, vidéo, performance ou théâtre.

Dans KATA, comme dans d’autres travaux, tu empruntes un geste qui touche au dépassement, à la quête d’une forme idéale, en l’occurrence ici au combat, à la pratique des katas. Peux-tu retracer la genèse et l’histoire de cette création ?

Le point de départ de cette création est une archive que j’ai découverte en 2020 de l’ancien maître de karaté de mon père, Nicolae Bialokur. Elle révèle en partie une zone de l’histoire qui a toujours agit comme un mythe : le récit de l’exil de mon père de la dictature communiste roumaine grâce à une compétition de karaté. Comme beaucoup d’histoires de ce type, elle véhicule sa part de fantasme, de projections et de mystère. La vidéo date de 1982, deux ans après son départ. Ce qui m’a frappée, c’est la dimension à la fois nostalgique et politique de cette scène : des hommes en situation de combat sur une plage où l’horizon est « fermé ». À cette époque, franchir le rideau de fer était presque impossible et lourdement sanctionné. Cette archive m’a beaucoup émue et intriguée, j’ai eu envie d’en faire le point de départ d’un projet, tout en sachant dès le début que ce serait un travail long et complexe. Faire un film ou un livre aurait peut-être été plus simple !

Comment as-tu initié cette recherche ? 

J’ai demandé à mon père de me montrer des Kata et de m’en apprendre, et j’ai initié des entretiens avec son professeur, le projet s’est construit au fil du temps. Puis, j’ai eu la chance de partir en résidence en Roumanie avec l’institut Français, ce qui a donné une autre dimension à ma recherche. Je suis donc partie un mois sur les traces de cette histoire. Je n’y étais allée qu’une seule fois, en 1993. Tout avait changé : les souvenirs d’enfance, gris et mornes, ont laissé place à des enseignes capitalistes flanquées sur les anciens bâtiments communistes. J’ai arpenté les rues de Bucarest pendant l’été 23, par 40 °C, et le projet est devenu un vaste assemblage : des entretiens, des enregistrements sonores, des images, des impressions. Pendant cette résidence j’étais blessée au genou et j’ai donc assez peu dansé. Je consignais tout dans un journal de bord et suis rentrée avec une matière foisonnante, un sac très dense, presque trop. L’écriture et la dramaturgie du projet nous a énormément challengés, avec François Maurisse qui est mon collaborateur artistique sur ce projet et m’accompagne depuis le départ.

Pour KATA, tu as travaillé notamment à partir des pratiques du kata. Comment t’es tu emparé de cette gestuelle ?

Il y a eu d’abord une approche citationnelle, presque documentaire. Je pensais me contenter de restituer cette matière de façon littérale, comme un récital. Mais rapidement, deux choses sont apparues. D’une part, j’avais naïvement sous-estimé la complexité des katas. Lorsqu’on s’intéresse un tant soit peu aux pratiques martiales, on réalise que leur essence ne repose pas uniquement sur le geste, mais aussi sur une dimension spirituelle et philosophique qu’on acquiert en une vie, c’est d’ailleurs la démarche du Budo. Ensuite, cette restitution pure ne suffisait pas : je voulais donner à ces mouvements une résonance plus poétique.

Peux-tu donner un aperçu du processus chorégraphique ?

J’ai commencé par prendre des cours avec mon père, à son Dojo à Montreuil, mais aussi en suivant des cours en ligne, son ancien maître m’a aussi éclairé sur des notions plus fondamentales. Cette immersion accélérée m’a permis de comprendre l’alphabet des katas, et assez vite, j’ai identifié des motifs récurrents. Dans la construction chorégraphique, j’ai été guidée par les spécificités qui faisaient écho à la danse : la répétition, l’idée de revenir au même point dans l’espace en début et en fin de séquence, les trajectoires précises (les embusen), la chorégraphie du regard, etc. J’ai cartographié ces gestes dans l’espace, en travaillant sur la dimension de ligne et d’énergie dirigée, ce qui m’a beaucoup rappelé la danse de Cunningham. Les katas sont un peu comme des récits de combat : ils font exister des présences invisibles, le partenaire, ou ennemi est absent dans l’espace il faut l’imaginer. Cette dimension narrative a nourri l’écriture et la dramaturgie chorégraphique. À travers la partition du katas, des lignes et des sons viennent structurer l’espace, intensifié par le travail en lumière de Fanny Lacour, puis se laissent peu à peu habiter par d’autres présences. Cette forme a été mon point d’entrée dans l’histoire : elle me permet de percer l’espace, de l’imprégner de textures et de résonances multiples de faire entrer le spectateur avec moi dans ce dojo mental. Si le titre du spectacle porte ce nom, il est aussi trompeur, à dessein, ce n’est pas une pièce sur le karaté ! 

KATA s’inscrit dans une approche pluridisciplinaire où musique, mouvement et voix se conjuguent de manière indissociable. Peux-tu revenir sur ta collaboration avec le compositeur et musicien Grégory Joubert et le processus sonore de KATA ?

J’ai commencé par récolter une grande quantité de matière sonore en Roumanie, qui n’apparaît dans la version finale que de manière très subtile et distante. J’avais acheté un micro zoom avant de partir et j’ai adoré faire cette récolte de son et d’interviews. Ma rencontre avec Grégory Joubert, que m’avait recommandé l’artiste roumaine Aurélia Ivan, a profondément enrichi ma recherche. Son travail en composition électro-acoustique live a non seulement accompagné tout le processus de création, mais il s’est aussi intégré à la dramaturgie de la pièce. KATA s’inscrit ainsi dans une approche pluridisciplinaire où musique, mouvement et voix se conjuguent de manière indissociable. Nous avons exploré ensemble les potentialités du souffle. Dans la pratique du karaté, la voix est une extension du geste, une manière d’amplifier et de canaliser l’énergie. C’est cette direction qui a guidé notre travail : créer une partition où la respiration devient un élément central, pleinement intégré à la chorégraphie. Nous avons expérimenté avec la voix parlée, chantée, ainsi qu’avec différentes façons de sonoriser le geste pour lui donner plus d’ampleur et de présence. Le concept de radio pirate a également été une autre piste sonore, c’était un sujet qui revenait souvent dans les interviews que j’ai réalisé en Roumanie, la fracture entre l’Ouest et l’Est, à cette Europe coupée en deux. Cet imaginaire de la radio a donc été très présent durant nos expérimentations : les fréquences qu’on capte, celles qu’on ne capte pas, les musiques qu’on peut entendre et celles qui sont interdites.

Ta recherche est toujours nourrie par de multiples références. Peux-tu partager certaines références qui ont nourri l’imaginaire et la dramaturgie de KATA ?

Pour KATA, je me suis nourrie de nombreux récits, auteurs et films évoquant la chute du mur ou la vie sous le régime communiste. Comme pour mes précédents projets, je me suis plongée entièrement dans le sujet, j’ai lu tout ce que je pouvais, j’ai accumulé des sources et des références, un peu à la manière d’un·e chercheur·euse. Le cinéma roumain, très prolifique sur ces sujets, a été une source d’inspiration importante. J’ai été fascinée par cette idée d’un monde disparu que je n’ai pas connu, par ce gris de l’histoire aujourd’hui recouvert par les couleurs du présent, et par la notion de folklore personnel. Je suis attachée à cette idée du folklore : celui dont on hérite, mais aussi celui que l’on peut inventer pour soi. Parmi les ouvrages qui m’ont marquée, il y a La Fin de l’Homme Rouge de Svetlana Alexievitch, Mars Violet de Oana Lohan et Solénoïde de Mircea Cărtărescu. Visuellement, certaines images ont beaucoup nourri mon imaginaire, notamment les photographies de Charles Fréger, qui a capté le folklore roumain et qui a inspiré la création costume de Darius Dolatyari-Dolatdoust.

Quels ont été les différents moteurs de cette recherche ? Peux-tu partager quelques réflexions qui ont guidées cette création  ?

Cette création a pris la forme d’une enquête, d’une exploration autour de la question des origines. Comment s’approprier véritablement une origine, un héritage ? Et comment interroger cette histoire au plateau ? Ce questionnement a pris corps pour moi à travers l’apprentissage des katas, la transformation par la voix et le costume, la célébration d’une danse… Cette pièce est aussi le témoignage du déclin d’un monde passé. J’avais trois ans en 1989 lorsque j’ai vu à la télévision l’exécution des époux Ceaușescu. La chute du communisme, retransmise en direct, a marqué un tournant dans l’histoire des images. Ce qui m’intéresse ici, c’est la façon dont nous construisons nos propres récits pour combler des questionnements identitaires, notamment lorsqu’on est à la croisée de plusieurs origines. Durant ma résidence à Bucarest, j’ai suivi des cours intensifs de roumain. La question de la langue qu’on ne parle pas m’a beaucoup interrogée. Par la danse, j’ai cherché à me rapprocher de cette histoire, à travers un langage que, paradoxalement, je peux parfois apprendre plus facilement que les mots. Il y a dans cette démarche une tentative d’autoportrait, une forte dimension personnelle, mais la question des origines est universelle : j’aimerais que chacun·e puisse y trouver un écho.

Le 19 et 20 mars 2025 à l’Etoile du Nord à Paris
Les 2 et 3 juin 2025 au festival des Rencontres chorégraphiques de Seine Saint Denis