Par Wilson Le Personnic
Publié le 7 février 2025
Entretien avec Marion Zurbach & Stélios Lazarou
Propos recueilli par Wilson Le Personnic
Février 2025
Marion, tu as créé ta compagnie Unplush en 2015. Depuis dix ans, ton travail semble prendre forme à plusieurs intersections. Peux-tu partager certaines réflexions qui traversent ta recherche artistique ?
Marion Zurbach : Mon activité se concentre sur la création d’œuvres chorégraphiques, l’animation d’ateliers et, plus récemment, sur l’inclusivité dans la création chorégraphique. J’explore la pratique de la danse en lien avec des recherches en éthologie et en narration spéculative. L’éthologie ouvre des pistes de recherche en connectant nos corps-sujets au vivant et en les enrichissant de comportements, de sensations et d’attentions spécifiques. J’invite les danseur·euse·x·s à s’immerger dans un espace sensible, les amenant à prêter attention à leurs postures afin d’ouvrir de nouvelles perspectives narratives. Ces récits incarnent une politique de l’attention, du fragile et de l’empathie, explorant des façons alternatives de coexister. Mon approche s’appuie sur les notions de soin, de reconstruction et d’invention, favorisant l’émergence de nouvelles pratiques chorégraphiques et humaines.
Les Héritier⋅x explore et réinvente deux danses de la Renaissance à partir du tout premier manuel d’écriture chorégraphique. Quel potentiel de recherche as-tu perçu dans cet ouvrage ? Peux-tu retracer la genèse de cette création ?
Marion Zurbach : J’ai découvert le manuel Orchésographie de Thoinot Arbeau en lisant un texte d’André Lepecki, théoricien de la danse, qui y analyse l’émergence de la chorégraphie. Dans Orchésographie, Thoinot Arbeau, prêtre jésuite, mathématicien et maître à danser, initie un jeune avocat à l’art des danses. À ce moment charnière où la danse s’inscrit dans une nouvelle trajectoire, devenant chorégraphie, se dessine un dialogue fondateur entre un avocat et un prêtre. Ce duo symbolique illustre avec force la relation historique entre la chorégraphie, la loi et l’autorité. Cette analyse m’a profondément marquée par sa pertinence. En tant qu’ancienne danseuse au sein d’institutions, j’ai moi-même été confrontée à un rapport autoritaire et hiérarchisé tout au long de ma carrière. Cet héritage demeure encore très opérant aujourd’hui. Cette réflexion m’a donné envie de retourner à cette source pour explorer ce qu’elle peut encore nous offrir. Je m’appuie sur cette phrase de Vinciane Despret : « Un héritage se construit, et tout ce qui participe de sa construction devient un devenir possible de cet héritage. » (Ces émotions qui nous fabriquent. Ethnopsychologie de l’authenticité). Un héritage n’est pas une entité figée ou immuable que l’on ne pourrait aborder que d’une seule manière. Il nous accueille et s’offre à notre expérimentation, à notre curiosité. Dans notre cas, nous avions envie d’y insuffler de la tendresse et d’y réinventer nos relations. Les performeur·euse·x·s Pierre Piton, Évo Mine-Lambillon, Stélios Lazarou et Maria Demandt se sont associés à moi pour entamer cette exploration.
Peux-tu partager certaines réflexions qui sont au cœur de cette recherche ?
Marion Zurbach : Dans Orchésographie, Thoinot Arbeau cherche à conférer à la danse une légitimité académique. Pour cela, il opère une distinction entre les danses populaires des places de village – souvent associées à des connotations grivoises, païennes, ou à des états de transe – et les danses des palais, perçues comme nobles et conformes aux normes de bienséance. À cette époque, ces deux formes de danse sont encore très proches, ce qui marque un moment charnière. Ce qui m’intéresse ici, c’est d’observer non seulement ces danses anciennes, mais aussi ce moment précis où les « sachants » ont théorisé une pratique dans le but de se démarquer des classes populaires. Les performeur·euse·x·s et moi-même avons été formé·e·x·s dans des conservatoires, héritant ainsi d’un parcours historique qui passe par la danse baroque puis classique. Cette réflexion s’inspire des travaux de Pierre Bourdieu, notamment son ouvrage « Les Héritiers ». En tant qu’héritier·x·s de cette histoire, comment pouvons-nous revisiter l’œuvre fondatrice de notre discipline ? Et surtout, comment cette plongée dans les origines peut-elle nourrir une démarche d’émancipation ? À travers une approche physique, nous explorons une manière d’interagir avec notre héritage qui soit vivante et engageante. En nous reconnaissant comme le fruit d’une construction historique, et en faisant de notre quête, un vecteur d’invention et de transformation.
Comment avez-vous appréhendé le manuel d’Arbeau ? Comment avez-vous engagé cette recherche en studio ?
Marion Zurbach : L’idée était de plonger dans l’œuvre avec l’esprit d’élèves cherchant à apprendre ces danses, en reconnaissant une distance de quatre siècles. Notre méthodologie, résolument empirique, consistait à pratiquer et à observer ce que cela suscitait en nous. Ce manuel s’articule autour de deux axes principaux. D’une part, il décrit les us et coutumes de l’époque, révélant des enjeux liés aux rapports de genre, de classe sociale et de posture propres à la France de cette période. La lecture de ces textes a souvent provoqué des réactions fortes : certains passages nous ont choqués, d’autres nous ont fait sourire par leur absurdité anachronique. Bien que nous ayons sélectionné plusieurs extraits marquants, un seul, très bref, est cité sur scène. Nous avons préféré privilégier un récit dansé pour partager notre expérience. D’autre part, le manuel détaille les positions et les pas de danse, s’appuyant sur des descriptions écrites et des dessins explicatifs. Il présente également les danses les plus répandues de l’époque, avec une notation des pas étroitement liée aux partitions musicales correspondantes. Nous avons commencé par apprendre les postures telles qu’elles sont décrites dans l’ouvrage, avant de nous initier aux danses elles-mêmes. Pour cela, nous avons bénéficié de l’aide de Madeleine Saur, spécialiste des danses de la Renaissance, car ce manuel, à lui seul, s’avérait parfois difficile à interpréter pour des novices comme nous. Par ailleurs, nous avons intégré des outils contemporains dans notre démarche : avec seulement trois performeurs·euse·x·s sur scène, nous avons étudié les danses de groupe à partir de vidéos en ligne. Après avoir exploré une grande variété de danses, nous avons sélectionné celles sur lesquelles concentrer notre travail. Nous avons réécrit les partitions, comme un exercice de réinterprétation formelle. Ce processus nous a permis d’approfondir notre pratique, tout en engageant une réflexion critique et un effort de déconstruction contemporaine.
Stélios, pour la musique, tu t’es inspiré du contrepoint Renaissance, une technique de composition du XVIème siècle. Comment as-tu appréhendé ce médium pour Les Héritier⋅x ?
Stélios Lazarou : Le contrepoint Renaissance est une technique de composition où plusieurs mélodies évoluent simultanément, progressant de façon individuelle, en créant un tout cohérent en harmonie avec les autres voix. J’ai cherché à recréer cette synergie entre plusieurs éléments, en travaillant notamment avec des programmes informatiques et des instruments électroniques. J’ai eu envie de brouiller les frontières entre ce que l’on entend, ce que l’on croit entendre, et ce que l’oreille reconstitue d’elle-même, en reproduisant des sons acoustiques à partir de logiciels ou, au contraire, en créant des sons électroniques à partir de sons acoustiques. À l’instar du contrepoint où les voix s’entremêlent harmonieusement, le défi ici a été d’intégrer l’électronique sans que cela paraisse artificiel, ou trop conceptuel. Par exemple, pour écrire une des musiques du spectacle, je suis parti d’un sample de tambourin, instrument souvent utilisé en musique Renaissance, notamment dans les danses, que j’ai étiré, distordu, et qui évolue peu à peu vers des sons chaotiques et post-apocalyptique. C’est une piste que je trouvais intéressante à explorer, et qui ouvre de nouvelles manières de composer.
Marion, peux-tu donner un aperçu du processus chorégraphique des Héritier⋅x ?
Marion Zurbach : Les danses que nous avons observées n’étaient pas encore parfaitement codifiées et maîtrisées comme cela arrivera plus tard dans la danse baroque. On y sent encore vibrer le trouble des fêtes de village. Le moment de l’écriture du livre opère cette transformation : passer des danses où l’on se laisse traverser par des forces, des sensations, où la transe est permise, à ces mêmes danses tellement codifiées et encadrées que l’extase n’y est plus possible. Je me suis demandé ce que nous pouvions faire pour redonner une forme de puissance à ces danses. Quelque chose d’honnête, qui puisse se produire dans une salle de théâtre, au 21ème siècle, avec nos codes, nos sensibilités et nos références. Il y aurait mille manières de faire. J’ai choisi de m’appuyer sur l’éthologie, une approche que j’explore depuis de nombreuses années. Grâce à l’accompagnement du dramaturge Arthur Eskenazi, les oiseaux se sont rapidement imposés comme une source d’inspiration : qui mieux qu’elleux pourrait évoquer une salle de bal retrouvant ses couleurs ? Chez de nombreux oiseaux, le territoire est un espace de mise en scène spectaculaire, un lieu où ils se donnent à voir et à entendre, où chants et parades deviennent une véritable performance. Le livre de Vinciane Despret, Habiter en oiseau, a été une ressource précieuse dans cette réflexion. Nous avons ainsi mobilisé ce que nous avons appris sur la performativité des oiseaux territoriaux pour éveiller notre sensibilité et restituer la puissance de ces danses. C’est de là qu’est né le besoin de chanter. Cette envie nous a conduits à travailler des chants polyphoniques issus de « Orchésographie ».
Stélios, comment as-tu revisité et travaillé ces chants ?
Stélios Lazarou : Les chants polyphoniques que nous interprétons se basent sur les chants originaux (à quatre voix) mais on été ré-adaptés pour être chanté à trois voix. Nous nous sommes aussi amusés à changer les tempos et les harmonies, à improviser ensemble. C’est une démarche très électro-acoustique et c’était intéressant de voir comment les harmonies modales de la Renaissance subissent cette expérimentation. Chanter en dansant a bien sûr orienté l’écriture des danses, et inversement : la danse a parfois conditionné les voix. Par exemple, durant la pièce, nous chantons allongés au sol. C’est une position qui nécessite de développer une écoute particulière pour conserver l’harmonie des voix. Finalement, je peux dire aujourd’hui que chant et danse sont tellement mêlés que c’est difficile de se rappeler lequel a influencé l’autre ni à quel moment.
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