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2025.01 Maxime Kurvers, Okina

Par Wilson Le Personnic

Publié le 21 janvier 2025

Entretien avec Maxime Kurvers
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Janvier 2025

Maxime, ton travail explore l’histoire du théâtre et sonde le médium théâtral. Peux-tu partager certaines réflexions qui traversent ta recherche artistique ?

En effet, depuis 2018 et le solo La naissance de la tragédie, je travaille sur des sujets propres à l’histoire de ma pratique. Je m’intéresse au dispositif théâtral en tant que métonymie du monde qu’il entend représenter, non pas dans les sujets qu’il traite mais plus directement dans son organisation et dans la façon dont il permet, accueille, transforme différentes manières de faire monde, via la représentation. Pour tenter de comprendre cela, je me suis pour l’instant beaucoup concentré sur le rôle et la fonction des interprètes. C’était le cas dans La Naissance de la tragédie, mais aussi dans Théories et pratiques du jeu d’acteur·rice (1428-2022), 4 questions à Yoshi Oida et, plus récemment, Okina. Ces spectacles ont en commun de s’intéresser à des notions d’anthropologie théâtrale, et plus précisément à certains registres spécifiques du jeu dans leur manière d’organiser un plan de conséquence multiple : esthétique (c’est-à-dire leur capacité à symboliser quelque chose du monde), éthique (dans ce que ces pratiques présupposent de l’intelligence de celles·eux à qui elles s’adressent), politique (ou comment il s’écrivent en réaction à un contexte socio-historique donné). Ainsi j’espère réussir à faire comprendre que ces questions ouvertement méta-théâtrales ou auto-réflexives dépassent en fin de compte la question du théâtre et touchent plus largement aux problématiques de la représentation de soi et des autres.

Ces dernières années, tu as focalisé ton attention sur l’art théâtral japonais. Comment ton intérêt s’est-il focalisé sur cette culture ?

C’est en travaillant au corpus théorique sur le jeu théâtral qui allait devenir la ressource principale du spectacle Théories et pratiques du jeu d’acteur·rice (1428-2022), que j’ai découvert les écrits de l’acteur et théoricien Zeami, un des fondateurs du théâtre nō au XVième siècle. J’ai à cette occasion décidé de mener des recherches au Japon, axées sur les pratiques de jeu traditionnelles, vernaculaires et parfois non professionnelles, dans le Nō, le Kagura et le Dengaku. Ces trois pratiques se distinguent résolument du théâtre moderne et post-moderne européen tel que nous le connaissons et le pratiquons (et dont la dramaturgie repose majoritairement sur le rapport que la représentation réussit à entretenir – non sans heurts – à la mimésis). Ces trois genres théâtraux au contraire, résultant chacun à leur manière du syncrétisme de récits, de rites, et de pratiques spectaculaires très anciennes, se déploient dans l’idée que le théâtre est un langage en soi, avec sa grammaire propre, souvent très peu narrative et la plupart du temps non réaliste. Le théâtre y apparaît alors comme un langage pour symboliser le monde et en avoir une compréhension augmentée, à l’instar de ce que les sciences dures, la phénoménologie ou la philosophie permettent de se figurer comme nouvelles images intelligibles du monde. Et c’est ça qui me bouleverse : le théâtre y apparaît comme un langage pour symboliser le monde et en avoir une compréhension augmentée, à l’instar de ce que les sciences dures, la phénoménologie ou la philosophie permettent de se figurer comme nouvelles images intelligibles du monde.

Dans Okina, tu invites l’actrice Yuri Itabashi à réinterpréter/revisiter Okina, un rituel chanté et dansé du théâtre Nō interdit de représentation aux femmes. Peux-tu retracer la genèse et l’histoire de cette création ?

C’est au cours de mes recherches au Japon que j’ai rencontré une actrice de Nō de 36 ans. En discutant avec elle de son parcours mais aussi de l’organisation de son travail au sein d’un répertoire détenu et interprété en grande partie par des hommes, elle a mentionné Okina, une pièce de Nō que les femmes ne sont pas autorisées à jouer. J’ai alors compris que cette interdiction était en partie liée à la question du rituel religieux (strictement géré par les hommes) et au concept de kegare (souillure) qui associe certaines expériences humaines (mort, accouchement, menstruations) à l’impureté. À l’époque de cette rencontre, je venais de mettre en scène une pièce sur la tragédie antique (La naissance de la tragédie), où l’imaginaire du public était sollicité pour reconstituer ce qui ne pouvait être montré car perdu. Lorsque j’ai pris conscience de l’impossibilité de faire jouer et incarner Okina par des femmes, j’ai tout de suite pensé qu’il s’agissait là d’une question théâtrale qui pourrait donner lieu à un solo embrassant le même principe. Ainsi, grâce à son imaginaire, une actrice pourrait rendre à elle-même cet Okina qui lui est refusé. C’est donc le projet que j’ai proposé à cette jeune actrice de Nō et qu’elle a, à ma grande surprise, accepté. Mais quelques mois plus tard, j’ai appris par son maître qu’elle avait abandonné sa carrière et que par conséquent je ne pouvais plus lui parler. J’ai immédiatement essayé de contacter d’autres actrices de Nō pour leur proposer mon idée. Mais à chaque fois, j’ai reçu la même réponse de la part de leurs maîtres : « Aucune actrice ne peut vous parler d’Okina ». En décembre 2021, je suis à Paris, et je n’ai aucune solution pour mon projet, n’ayant réussi à rencontrer aucune actrice de Nō avec qui y travailler. Par hasard, je vois Eraser Mountain de Toshiki Okada. Je revois Yuri Itabashi sur scène. Je l’avais déjà vue lors d’une performance d’Okada à Kanazawa et dans laquelle elle m’avait intéressé par sa physicalité, surtout quand elle bougeait très peu. Cela me faisait penser à du Nō contemporain, bizarre, déconstruit ou flegmatique. J’ai tout fait pour pouvoir lui parler de mon idée, car j’avais l’intuition qu’en tant qu’actrice de théâtre expérimental, elle ne se sentirait pas concernée par cette interdiction, et qu’ainsi nous allions pouvoir aborder librement les problématiques soulevées par l’Okina traditionnel. Yuri m’a dit assez rapidement qu’elle était intéressée mais qu’elle ne connaissait pas bien le Nō, ce qui m’a réjoui car cela nous mettait sur un pied d’égalité pour commencer le travail. Finalement, le spectacle est une façon pour Yuri de rendre compte de son chemin pour comprendre en quoi Okina, en quoi le nō et en quoi cet interdit la regardent directement ; et comment l’embrasser, et, pourquoi pas, tenter malgré tout de l’incorporer à travers plusieurs tentatives dansées.

Le corps occupe toujours une place importante dans ton travail. Comment envisages-tu le corps et la dimension « chorégraphique » dans ta recherche ?

J’ai délibérément écrémé les paramètres avec lesquels je m’autorise à travailler : par peur et rejet du fétichisme consistant à penser que le théâtre se produit dans l’exégèse d’un grand texte, j’ai, dès mes premiers spectacles, décidé de ne pas utiliser le répertoire de manière frontale. Par volonté de ne pas produire d’objets ou machines scéniques nouvelles, j’évite aussi la scénographie et ne l’emploie qu’avec parcimonie. Si le corps occupe une place importante dans mon travail, c’est donc qu’il ne me reste plus grand chose d’autre à employer pour essayer de construire une représentation ! Le corps est la manifestation des idées portées par le spectacle. En fait, je crois que le théâtre arrive précisément dans l’écart entre les hypothèses (intellectuelles, conceptuelles) portées par la pièce et la façon dont elles se traduisent physiquement chez l’interprète qui essaie, par sa plasticité, de rendre justice à l’idée (et tant pis si ça échoue parfois). Je crois aussi qu’il y a toujours un moment des répétitions où je réalise que le spectacle devra trouver son hybris. C’est-à-dire qu’il faut à tout prix que j’arrive à aider les interprètes à trouver un endroit de leur corps où accrocher les affects que le spectacle leur permet de mobiliser. C’est la tension vers l’hybris (même si j’ai identifié que dans mes spectacles, elle était plutôt modérée) qui crée le spectacle. Et je ne crois pas que tout ça ait directement à voir avec la « chorégraphie », donc. Pour Okina, il est vrai que comme le référent initial était la série des danses rituelles qui constitue la pièce de Nō éponyme d’origine, ça passe un peu plus directement par la danse que pour d’autres spectacles. Mais ce sont des danses qui fonctionnent sur un rythme très étrange ; d’une grande lenteur, souvent avec très peu de mouvements, et en même temps très énergétiques.

Peux-tu partager certaines réflexions qui sont au cœur de ta création Okina ?

À titre personnel, la question de l’interdiction faite aux femmes d’interpréter Okina, m’a amené à m’interroger sur le pouvoir de la tradition et sur les situations qui permettent de s’opposer au conservatisme. Si on observe la mythologie japonaise et que l’on parcourt par exemple le Kojiki, le plus ancien texte japonais connu, le premier spectacle mentionné se trouve dans un épisode où la déesse du soleil, Amaterasu, se cache dans une grotte, plongeant le monde dans l’obscurité. Une cohorte de dieux s’était alors rassemblée au pied du rocher et parmi eux, la déesse Uzume qui, grimpant sur un tonneau renversé, fut amenée à effectuer une danse qui provoqua un tel tumulte que cela fit sortir Amaterasu et ramena la lumière sur terre. Le premier spectacle était né. Et le premier acteur était une actrice. Historiquement, on sait que des troupes féminines itinérantes existaient au XVième siècle et ont par conséquent contribué à l’élaboration du Nō. Ce n’est que plus tard, par l’exégèse que les troupes exerceront des textes fondateurs, par les goûts des producteurs de ces spectacles et le polissage formel que cela impliquera, que la présence des femmes dans ce genre théâtral tendra à disparaître : la vision de la féminité présentée dans le Nō deviendra majoritairement pensée et interprétée par des hommes. Les guerres, elles-aussi essentiellement menées par les hommes, auront parfois forcé la tradition, nécessitant le retour des femmes disponibles sur scène pour remplacer les acteurs partis au combat. Aujourd’hui, un sixième des interprètes de Nō sont des actrices. Ainsi, ces changements successifs, ces régimes d’exceptions permettant de nouvelles règles, m’amènent à penser que le genre d’interdits porté par un rituel tel qu’Okina sera amené à changer. Je ne dis pas que la tentative de Yuri d’incorporer ces danses permet de changer quoi que ce soit de la situation du théâtre Nō au Japon. Mais cela permet d’après moi de travailler l’idée que ce à quoi on assiste n’est que de passage : le théâtre tel qu’on le connaît n’est rien. Rien qui ne mérite qu’on s’y attache avec autant de force. Et l’histoire du théâtre n’est qu’une succession de débuts et de fins, se recouvrant l’une l’autre. Le monde tel qu’on le connaît va changer. Ce qui semble immuable peut changer. C’est le courant général de l’histoire.

Du 17 au 19 octobre 2024, Atelier de Paris CDCN, Festival d’Automne à Paris
Les 24 et 25 janvier 2025, Festival Bruit, Théâtre de l’Aquarium
Les 31 janvier et 1er février 2025, Théâtre Garonne, avec La place de la danse, Festival ICI&LÀ
Les 20 et 21 mars 2025, Cndc, Festival Conversations