Photo undefined

2024.10 Sorour Darabi, Mille et Une Nuits

Par Wilson Le Personnic

Publié le 11 octobre 2024

Entretien avec Sorour Darabi
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Octobre 2024

Sorour, tu développes tes propres projets depuis maintenant plusieurs années. Peux-tu revenir sur les différentes réflexions qui traversent ta recherche artistique ?

Ma recherche artistique vise à rendre visibles les lignes effacées de mon héritage culturel persan, particulièrement dans le domaine de la chorégraphie et de la danse. J’explore les thèmes du désir et de la transformation, ainsi que la mythologie queer, tout en m’ancrant profondément dans des réflexions sur la masculinité, la transidentité et l’homosexualité, tant dans des contextes contemporains qu’historiques. Plus récemment, je m’intéresse à l’homosexualité dans l’Iran médiéval et aux expériences homo-trans-sexuelles d’aujourd’hui. Ce qui m’inspire, c’est la façon dont des œuvres littéraires et poétiques anciennes, comme la poésie persane, expriment des idées de désir, de nostalgie et de manque, des thèmes qui résonnent particulièrement avec les parcours des personnes trans et queer actuelles. Je cherche à capturer cette «longing», cette quête mélancolique, à travers le corps en mouvement, tout en interrogeant les normes socio-politiques et l’histoire de l’art. Mon travail s’enrichit également d’une collaboration étroite avec des artistes qui apportent leurs propres perspectives et pratiques, comme Pablo Altar, Florian Le Prisé, Alicia Zaton et Shaly López, entre autres. C’est cet échange entre l’intime et le politique, entre l’histoire et le présent, que je m’efforce de mettre en lumière dans ma danse.

Quelles places occupent les récits de l’existence queer dans la culture persane ?

Dans l’histoire persane, les récits des existences queer, leur corps, leur voix, leur désirs et leur façons uniques d’aimer et d’apprécier la beauté, ont souvent été relégués dans l’ombre. Cette éclipse dépasse la période de la Révolution islamique en Iran (1979) et résonne à travers différentes époques. Toutefois, une nouvelle génération de Persans queer, s’appuyant sur les travaux d’Afsaneh Najmabadi, se lance aujourd’hui dans une quête pour redécouvrir et faire entendre ces voix longtemps étouffées à travers la peinture, la poésie, la littérature et d’autres formes d’art. Ce processus résonne avec la condition actuelle des personnes queer de couleur, constamment menacées par l’effacement sous le poids des idéaux cis-hétéro-normatifs dominants. Ce paradoxe m’interpelle, car il ouvre aussi des espaces de résistance, où la dissidence créative peut donner naissance à de nouvelles expressions de l’affection et du désir. Ces espaces, à la marge, sont propices à la floraison de formes d’amour et de beauté qui échappent aux structures normatives. Cela fait écho à la poésie persane médiévale, où la queerness est décrite comme une force d’amour mystérieuse, indissociable de la nature et de la divinité. Dans ces vers, elle se manifeste comme une partie intégrante de la toile cosmique, évoquant l’éternelle danse du désir, nostalgie et l’absence.

Ta nouvelle création Mille et Une Nuits revisite l’œuvre du même nom. Quel a été le moteur, au départ, de cette recherche ?

La genèse de Mille et Une Nuits découle d’un désir profond de révéler les potentiels cachés au sein de cette œuvre, en l’explorant sous un angle nouveau. À travers une perspective queer, mon objectif est de transcender les frontières des disciplines artistiques pour envisager cette œuvre dans toute sa richesse. Mille et Une Nuits ne se limite pas à une seule culture, mais se présente comme une mosaïque vibrante de cultures multiples. Pour ce faire, j’ai eu envie d’explorer des narrations alternatives, en mettant particulièrement en lumière celles qui ont été effacées ou marginalisées au cours de l’histoire, notamment dans les contextes queer et trans. Les récits des Mille et Une Nuits me fascinent non seulement pour leur richesse littéraire, mais aussi pour leur structure narrative circulaire, où l’acte de raconter devient une question de survie, voire de réinvention de soi.

Parmi les multiples récits qui composent les Mille et Une Nuits, tu as focalisé ton attention sur le personnage de Shéhérazade.

Shéhérazade, par le pouvoir des mots et de la narration, détourne la mort pour ouvrir la voie à de nouvelles possibilités. Ce geste de résistance à travers le récit me semble être une métaphore puissante de la manière dont les corps queer et trans peuvent réécrire leur histoire. Cette pièce est une exploration de ces zones liminales où la mythologie, le corps et la poésie s’entrelacent pour créer des espaces d’affirmation et de transformation. Dans la perspective de Shéhérazade, l’essence de la nuit est celle de la transformation, de l’émancipation et de la survie. Traditionnellement, la nuit est perçue comme un moment d’obscurité et de danger, où elle se transforme en un espace de créativité et de résistance. Chaque nuit, elle utilise la narration pour captiver le roi Shahryar, tissant des récits qui mêlent réalité et fantaisie, retardant ainsi son exécution et modifiant finalement son destin. À travers ses histoires, la nuit devient une métaphore de la réappropriation de son agency et de l’affirmation de sa voix dans un monde patriarcal. La nuit lui permet de naviguer entre la vie et la mort, transformant la peur en une opportunité d’expression et de sagesse. Elle n’est pas seulement un décor, mais un participant actif dans son récit, un espace où sa véritable essence émerge, défiant les normes et les attentes imposées. Dans un sens plus large, la nuit, à travers une perspective contemporaine et queer, symbolise un espace où les identités et les voix marginalisées, souvent réprimées pendant le jour, peuvent s’exprimer et revendiquer leur place. C’est dans cet espace que les vérités cachées sont révélées, permettant une exploration de la complexité de l’expérience humaine.

Quelles sont les grandes questions qui ont nourri le terreau de réflexion de cette création ? 

Plusieurs grandes questions ont nourri la réflexion autour de Mille et Une Nuits, chacune relevant d’une dimension existentielle : le corps comme porteur d’histoires invisibles, l’invention d’histoire comme acte de résistance, le désir et l’intimité dans des espaces oppressifs, la nostalgie, les récits entre le passé et le présent, la transformation et la métamorphose, la culture iranienne avant de la modernisation, la voix transgenre et sa place dans des esthétique plus classique tel que l’opéra. Les liens entre l’opéra et le harem…

Quels liens fais-tu entre l’opéra et le harem ?

Historiquement, le harem et l’opéra partagent des origines intrigantes et parallèles. Ce qui me fascine, c’est la manière dont les dimensions libératrices de l’opéra ont progressivement cédé la place à l’élitisme, entraînant un processus d’effacement. Les femmes de l’opéra, souvent perçues comme vulgaires et marginalisées par la noblesse, incarnaient pourtant une précieuse liberté. C’est précisément là que l’Occident a échoué à appréhender les multiples facettes du harem, choisissant plutôt de le réduire à une image dégradante et obscène pour les femmes. En restant enfermés dans des stéréotypes identitaires et raciaux, nous avons souvent nié que le harem n’était pas une culture unique, mais une multiplicité de cultures. La place du harem variait considérablement selon les contextes, que ce soit dans l’Empire ottoman ou l’Empire perse, chacun apportant ses propres nuances et richesses à cet espace complexe. 

Même si l’opéra est la forme artistique transdisciplinaire par excellence, elle reste imprégnée par des normes encore très conservatrices…

En effet, les origines de Mille et Une Nuits résident en grande partie dans mon observation de la nature conservatrice de l’opéra, un domaine où les corps divers et l’expression de la sexualité non normative sont souvent absents. Pourtant, l’opéra, en tant qu’art total, offre le médium parfait pour étendre mon travail pluridisciplinaire, qui inclut la danse, le théâtre, les arts visuels, le chant et la poésie. Ce projet révolutionnaire explore l’esthétique de la voix transgenre. Pour de nombreuses personnes trans, les traitements hormonaux entraînent une transformation de la voix, modifiant la production sonore au niveau des cordes vocales. Mille et Une Nuits capture cette fragilité et cette texture émotionnelle, contrastant avec la perfection technique normative. C’est un opéra pour le XXIe siècle, émancipateur, servant de porte-voix pour de nouvelles esthétiques et façons de penser, visant à forger une relation différente avec le monde.

Tu développes des pratiques vocales depuis maintenant plusieurs années. Comment cette recherche a-t-elle pris forme dans Mille et une nuits ?  

En effet, je m‘intéresse à la voix et à comment elle évolue avec les traitements hormonaux. J’ai d’abord commencé par chercher une esthétique vocale à inventer et à intégrer dans mon travail pour mettre en valeur la beauté de la voix transgenre. Une voix qui ne se conforme pas aux esthétiques classiques et qui remet en question le plaisir audible centré sur les goûts cis-normatifs. Les voix trans, avec leur qualité d’entre-deux ou liminale, m’intéressent dans cette quête poétique sur l’amour et l’espace où nous, les corps et identités marginalisés, pouvons occuper de l’espace pour exprimer notre vision du monde. Pour Mille et Une Nuits, j’ai eu la chance de rencontrer Henry Browne, un chanteur d’opéra trans masculin et chercheur spécialisé dans les voix trans dans l’opéra. C’est un artiste talentueux et engagé, qui a consacré un soin particulier au coaching des interprètes durant le processus de création.

Quels forces animent les danses de Mille et Une Nuits ?

Pour moi, la danse ne se limite jamais à la surface du corps. Elle n’est pas une affaire de contours ni de beauté conventionnelle. La danse va plus loin, elle traverse la peau, s’insinue dans la chair la plus intime, bouillonne dans les plis invisibles du corps. Elle explose de l’intérieur pour jaillir et se donner à voir. C’est une énergie brute, indomptable, qui circule et transfigure tout ce qu’elle touche. Elle dépasse le visible, éclate les formes et les fait vibrer d’une manière neuve. C’est dans cette collision entre le visible et l’invisible, entre l’intérieur et l’extérieur, que la danse trouve tout son sens. Une force qui illumine l’obscurité et redéfinit ce qu’est la beauté. Dans Mille et Une Nuits, les corps s’exposent et se fondent en une danse infinie, où ils meurent pour mieux renaître. Comme une oscillation perpétuelle entre le sommeil et l’éveil, ils s’attardent à la frontière entre cadavres et vivants. J’aime brouiller les lignes entre ces états opposés, jusqu’à ce qu’ils deviennent indiscernables, comme si, au fond, ils partageaient la même essence, ou s’éteignaient dans la même lueur. C’est ce jeu sensuel entre la vie et la mort, entre présence et absence, qui donne sa substance au mouvement. Les opposés se mêlent, se dissolvent et renaissent dans une danse où l’union transcende la contradiction. Les corps s’abandonnent, s’enflamment et s’écorchent, laissant échapper une force primitive qui effleure l’éternité.

De gros blocs de glace sont suspendus au milieu des danseur·euses. Peux-tu présenter l’espace de Mille et Une Nuits ?


Le dispositif a été créé en collaboration avec la scénographe Alicia Zaton. Il s’agit de gros blocs de glaces translucides suspendues par des chaînes, dans lesquels des mèches de cheveux sont emprisonnées. La glace qui fond symbolise le passage du temps et l’urgence d’agir, des notions essentielles tant pour Shéhérazade que dans les espaces de résistance. Les chaînes suspendues portent le lourd fardeau du contrôle et de la domination, tandis que la lumière, qui vibre à travers les fissures de la glace, suggère une présence divine et innocente. Avec la chaleur des lumières qui chauffent les chaînes, l’eau finit par se libérer. Les reflets des flaques au sol suggèrent un monde à l’envers, déformé, où le rêve et la réalité s’entrelacent. Dans cet espace liminal, un entre-deux où les frontières s’estompent, les danseur·euses s’engagent dans une quête de transformation. L’espace se mue en un temple sacré et sombre, où ceux qui se sont évadés prient et dansent pour ceux qui demeurent enchaînés. Inspirée par l’architecture des harems, la scénographie se pare de motifs évoquant la sensualité et la complexité des relations humaines. Les arches et les ombres, les reflets de l’eau, créent un jeu lumineux, une atmosphère où le désir et la répression se frôlent, révélant la beauté fragile des émotions. L’espace se transforme en un lieu de rencontre, un théâtre d’émotions où les secrets s’entrelacent, où l’expérience humaine se déploie dans toute sa complexité.

Du 16 au 19 octobre 2024 à La Villette, avec le CN D et le Festival d’Automne