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2024.10 Sophia Dinkel & Marie Goudot, Partager le vide

Par Wilson Le Personnic

Publié le 15 octobre 2024

Entretien avec Sophia Dinkel, Marie Goudot & Michael Pomero
Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Partager le vide est votre première co-création. Pourriez-vous partager les réflexions qui animent votre binôme et ce qui a motivé cette collaboration artistique ?

Marie Goudot : Nous nous sommes rencontrées dans une compagnie, en plein cœur de la pandémie, ce qui a créé entre nous des liens très forts. Notre expérience commune au sein de la compagnie nous avait rapidement rapprochées, et nos échanges réguliers révélaient le potentiel d’une collaboration tant amicale qu’artistique. Parallèlement, nous avons réactivé le collectif Loge22 avec Julien Monty et Michael Pomero, après plusieurs années de pause et j’avais en tête l’envie de travailler avec Sophia pour un duo en réponse à la pièce …comme étant de l’émiettement que nous avions créée en 2013. Le projet est ainsi né d’une nécessité commune de se rencontrer en dehors du cadre que nous avions partagé jusque-là et de sortir du prisme d’un regard unique et omnipotent, de libérer nos expressions, de façons multiples. Étant de générations différentes mais préoccupées par des problématiques convergentes, nous avons ressenti le besoin de prendre l’espace de la scène, de le réinvestir comme nous le voulions et non plus comme attendu. Nos conversations et intérêts partagés se sont naturellement ancrés dans la création de cette pièce, devenant son fondement même. Cette collaboration artistique s’impose désormais comme une extension naturelle de notre relation, où nos idées, échanges et expérimentations forment un espace de recherche et d’exploration pleinement partagé. Aussi, Sophia et moi avons décidé de co-signer la pièce, considérant cela comme une étape nécessaire pour nous émanciper de notre position d’interprète. 

Pourriez-vous retracer la genèse de Partager le vide ?

Sophia Dinkel : Ce duo repose avant tout sur notre rencontre. Nous voulions explorer notre rapport l’une à l’autre, de notre différence d’âge, de nos intérêts communs, de notre parcours de femme-interprète, parfois violent dans le milieu de la danse et de notre besoin de nous en écarter et de créer selon nos envies dans une dynamique fondamentalement collective. 

Marie Goudot : Nous avons créé en 2013 au sein de Loge22 le duo …comme étant de l’émiettement avec Michael et Julien. Étant donné qu’il s’agissait d’un duo entre deux hommes, j’ai proposé à Sophia très simplement d’écrire une réponse « au féminin » mais très vite et à la suite de nos échanges militants et politiques nous avons plutôt opté pour une réponse « en l’état! ». Les problématiques de représentations discriminantes de genre sur un plateau sont toujours en questionnement.

Un des points de départ pour l’écriture de Partager le Vide a été la question : Comment remplir et vider l’espace par les sons et les corps ? Comment cette question vous a-t-elle mise au travail ?

Sophia Dinkel, Marie Goudot & Michael Pomero : Le concept du vide implique une absence, une disparition, et nous amène inévitablement à évoquer ce qui n’est plus là. Nous avions en commun notre bagage de danseur·euse mais l’envie de travailler et produire la musique en live a vite été adoptée grâce aux encouragements de Tom Pauwels. Les guitares électriques répondaient à certaines nos questions sur la représentation du genre et une écriture collective s’est ainsi faite, combinant musique et mouvements de façon à la fois formelle et narrative. Nous voulions créer un dialogue ininterrompu entre guitares et corps pour qu’une partition puisse se définir petit à petit en étant nourrie de traces vécues et de gestes.

Pourriez-vous partager certaines réflexions à partir desquelles vous avez souhaité travailler ?

Sophia Dinkel, Marie Goudot & Michael Pomero : Avec Partager le Vide nous avions envie d’aborder l’espace de la scène et le son comme une sorte de terrain d’expérimentation où l’invisible, l’indéfini et l’incertain sont aussi valables que l’identifiable et l’explicable. C’était pour nous un terrain propice pour amener vers des réflexions plus personnelles que nous avions eues, en lien avec nos vécus et nos rôles dans le milieu de la danse, là où nos corps avaient trop souvent été scrutés et réifiés. Grâce à l’aide précieuse de Julien Monty nous avons pu aborder nos problématiques sous différents angles et nourrir la recherche de mouvements de manière plus poétique. Nous avons partagé certaines de nos lectures, notamment Les Guerillères de Monique Wittig et Viendra le temps du feu de Wendy Delorme. L’histoire se déroule dans un futur dystopique où les femmes sont confinées à leurs rôles de reproduction, leurs existences réduites à cette seule fonction au sein d’une société oppressive et totalitaire. Plusieurs personnages racontent au fil de l’histoire leur lutte en faisant communauté et où la sororité est essentielle pour résister et s’émanciper. Cet ouvrage nous a nourri poétiquement et à un certain degré politiquement. Il nous a également donné envie de négocier ensemble nos désirs, nos besoins, nos aspirations communes et divergentes, et de créer un espace où nos vulnérabilités pouvaient devenir une force. C’était important pour nous de se laisser la place et de se faire confiance, de se comprendre, de négocier désirs, besoins et envies. Le travail que nous voulions soutenir et faire vivre ensemble devait transformer la fragilité en moteur, comme  moyen d’exposer notre parcours vers la puissance personnelle et l’authenticité. En nous tenant au seuil de nos propres failles, nous essayons de transformer cette vulnérabilité en une force tangible, affranchie de toute attente ou jugement.

Comment avez-vous conceptualisé l’espace de Partager le vide ?

Sophia Dinkel : Compte tenu du flux constant d’informations visuelles et sonores auxquelles nous faisons face tous les jours, notre rapport à l’écoute et notre capacité de concentration de manière générale ont détérioré. Nous avons eu envie de construire un espace scénique qui puisse amener le public dans une écoute sensible, à rebours de l’état de « réceptivité » dans lequel nous sommes au quotidien, à l’aide de la lumière et du son relativement lents et cycliques. Julien Monty a imaginé un objet lumineux qui réduit l’espace scénique, le scinde et le transforme pour le faire vivre au gré de la dramaturgie. L’idée était d’amener le public dans un espace temps qui donne place à la lenteur et aux changements progressifs. 

Avez-vous développé de nouvelles pratiques ensemble ?

Marie Goudot : Dans certaines créations précédentes de Loge22, nous utilisions des objets comme points de départ pour générer du mouvement. L’objectif était de transcender ce formalisme pour révéler la dimension sensible et poétique du corps. Avec Sophia nous avons improvisé en tenant compte des recherches de mouvements des pièces antérieures de Loge22 ainsi que de nos expériences personnelles. Une des premières pratiques que nous avons faite ensemble avec Sophia était un exercice de respiration pour travailler l’apnée. Toute l’équipe s’est d’ailleurs prêtée au jeu. C’était une manière, un point de départ physique, d’aborder la question du vide. Pour faire le vide dans nos corps nous avons d’abord vidé nos poumons. Le souffle étant le mouvement continu d’un corps vivant, habité. Ce qui a résulté de cette pratique nous a conduit à trouver divers états de corps, et de nouvelles questions : comment bouger à poumons vides ou à poumons pleins, qu’est ce que ça génère émotionnellement et physiquement de retenir son souffle, quelle tension ça génère? Est-ce visible, sensible ?

Sophia Dinkel : Marie m’a beaucoup parlé du travail d’écriture chorégraphique à partir de manipulation d’objets qu’elle avait développé avec Loge 22. Nous avons d’abord commencé à improviser avec des cordes, des couvertures, des blocs de yoga. Il  s’agissait de comprendre l’impact que l’objet pouvait avoir sur nos corps, comment nous devions nous agencer pour les manipuler, les recevoir, se les passer entre nous. Ensuite nous avons enlevé les objets et avons travaillé avec la mémoire de corps que nous avions. Pour ma part, j’ai écrit une histoire à partir de cette manipulation d’objets, que j’ai ensuite traduite en mouvement, une espèce de triple traduction. Au fil des improvisations, l’espace entre nous est devenu une sorte de matière partagée, liant nos mouvements et nos respirations. Ce qui nous a permis de répéter des séquences jusqu’à un accord tacite, une forme d’écriture qui nous parlait à toutes les deux. Il y a encore du travail à faire, c’est comme un langage nouveau à pratiquer régulièrement.

Marie Goudot & Michael Pomero : La contrainte de l’espace a toujours été au centre de nos recherches, aussi bien durant les créations que dans les workshops qu’on propose. Si nous partions du point de départ de …comme étant de l’émiettement qui s’ancre sur un espace « au dessus » qui contraint le mouvement et l’ampleur du corps, la frontalité pouvait venir à la suite de ces recherches de contraintes. Questionnant, par la même occasion, la frontalité du plateau et la représentation scénique d’une forme traditionnelle de théâtre. Établir la contrainte spatiale, un couloir lumineux allant jusqu’à l’arrière du plateau nous a servi d’outil de composition du matériel chorégraphique et de suivre une trame dramaturgique.

Comment avez-vous appréhendé et travaillé avec vos deux partenaires de scène, les guitares électriques ?

Marie Goudot & Sophia Dinkel :
Concernant la musique et l’appréhension des guitares, le défi, au-delà de l’apprentissage de l’instrument, a été de trouver des stratégies pour faire le pont entre musique et danse. Comment se libérer littéralement des guitares pour danser et comment revenir aux instruments. La guitare électrique, même si heureusement les temps changent, reste un instrument fortement connoté au masculin si on regarde sa place dans l’histoire de la musique. La scène de la noise a aussi été largement dominée par des hommes. Il y avait donc aussi cette dimension qui nous a poussé à parfois jouer fort, crier, en bref à pratiquer la musique et le son en prenant de la place et en s’appropriant l’instrument et en remplissant le vide.. Nous approprier cet instrument, le transformer en prolongement de nos corps, est devenu un geste de puissance et de résistance. Ainsi, nous ne nous soumettons plus à l’objet ; au contraire, nous redéfinissons notre place et notre identité scénique en tant qu’autrices de notre propre expression, choisissant notre manière unique d’aborder l’instrument.

Vous avez travaillé en étroite collaboration avec les musiciens Tom Pauwels et Frédérique Jarabo. Pourriez-vous partager un aperçu du processus musical ?

Sophia Dinkel : Tom a amené beaucoup de références musicales et nous a fait découvrir des compositeurs et compositrices qu’il pensait susceptibles de nous intéresser. De notre côté, nous avions aussi des inspirations dont nous lui avions parlé. Nous avons écouté et été inspiré par la musique de Joshua Crampton, Sunn O))), Kali Malone, Nina Garcia, Rhys Chatham, Lois V Vierk, Kaji Haino, the pretenders (I go to sleep), Beak…Fred a quant à elle eu un rôle essentiel dans le travail de modulation et sonorisation des guitares. Elle enregistre en direct les sons que nous produisons avec les guitares et les voix puis les ré-injecte pour créer une texture sonore plus riche et organique. Elle est libre dans son jeu, et construit un paysage sonore en constante évolution, qui accompagne les transformations scéniques de la pièce, à l’instar de la lumière. Cette synergie nous a permis de bâtir une pièce où la musique, le mouvement, la lumière, et chaque présence scénique se tissent en un dialogue continu. La découverte de la scène noise, mouvement de musique underground dont la généalogie est dure à retracer, mais qui se caractérise par une approche extrêmement libre, expérimentale et collaborative de la musique nous a permis d’amorcer l’apprentissage de la guitare d’une manière décomplexée. Avec l’aide de Tom et Michael nous avons exploré beaucoup de pistes sonores, en utilisant le feedback des amplificateurs, des archets électroniques, des objets posées sur les guitares, des pédales d’effet. Grâce à cette approche plus informelle et intuitive des instruments, nous avons développé ensemble des paysages sonores et des compositions simples.

Interprètes Chorégraphes Marie Goudot et Sophia Dinkel. Conseillers artistiques Michael Pomero et Julien Monty. Dramaturgie Musicale Tom Pauwels (Ictus). Création sonore et live Fred Jarabo. Lumières Quentin Maes. Regard extérieur Julie Guibert. Production Youngsters asbl & Loge 22 Coproduction CN D Centre National de la Danse / Charleroi Danse / Cndc Angers / Ménagerie de verre Soutien Ictus Ensemble / A Two Dogs Company. Avec l’aide de la Fédération Wallonie-Bruxelles (Service de la danse). Avec le soutien de Dance Reflections by Van Cleef & Arpels.

Du 15 au 17 octobre 2024 au Centre National de la Danse, Festival Camping
Le 25 mars 2025 au Cndc, Festival Conversations
Du 3 au 5 avril 2025, Festival Les Inaccoutumés, Ménagerie de verre, Paris
Les 10 et 11 décembre 2025, Kaaistudios, co-présentation Kaaitheater et Charleroi Danse, Bruxelles.