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2024.10 Samaa Wakim & Samar Haddad King, Losing It

Par Wilson Le Personnic

Publié le 29 octobre 2024

Entretien avec Samaa Wakim & Samar Haddad King
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Octobre 2024

Depuis plus d’un an, la guerre fait rage dans la bande de Gaza et s’étend aujourd’hui au Sud-Liban. Samaa, Samar, avant tout, j’aimerais commencer par vous demander comment vous allez et comment vous vivez la tournée de Losing It ?

Samaa Wakim & Samar Haddad King : Les guerres en cours à Gaza et au Sud-Liban pèsent lourdement sur nous, comme sur tous les Palestiniens. Cette réalité n’est malheureusement pas nouvelle pour nous : notre peuple vit sous une menace constante depuis des décennies, ce qui influence inévitablement notre travail et notre vie quotidienne. Partir en tournée avec Losing It pendant une période aussi turbulente est à la fois un défi et une nécessité. La pièce est un moyen de traiter et d’exprimer le traumatisme collectif et la résilience de notre peuple. Chaque représentation devient un acte de solidarité et un moyen puissant de partager notre histoire avec un public plus large, en favorisant la compréhension et l’empathie.

Vous collaborez ensemble depuis plusieurs années. Pourriez-vous revenir sur vos atomes crochus et partager les réflexions qui animent votre binôme ?

Samaa Wakim & Samar Haddad King : Notre collaboration découle d’un engagement commun à utiliser l’art comme moyen d’explorer et de communiquer l’expérience palestinienne. L’expérience de Samaa en tant que danseuse de dabke (danse populaire en Palestine, ndlr) et de danse contemporaine, combinée à l’expertise de Samar en matière de mise en scène, de chorégraphie et de musique, produit une synergie unique. Nous travaillons ensemble depuis plus de dix ans et nous avons réalisé de nombreux projets, souvent à travers des rôles différents. Notre relation au long cours nous a permis de développer et d’approfondir des sujets qui nous sont chers comme l’identité, le traumatisme et la résilience à travers un vrai langage chorégraphique et sonore.

Vous avez créé Losing It en 2021. Pourriez-vous retracer la genèse et l’histoire de cette création ?

Samaa Wakim & Samar Haddad King : Losing It résulte d’abord de la participation de Samaa au projet Un|Controlled Gestures du Goethe-Institut en 2019 (destiné à soutenir la création chorégraphique en Afrique du Nord et au Proche-Orient, ndlr) pour lequel elle a travaillé sur l’impact des bombardements constants sur le corps et la transmission intergénérationnelle des traumatismes. Puis Samar, qui enregistre et archive des sons en Palestine depuis 2010, a rejoint le projet. Nous ne nous sommes pas inquiétés de savoir qui faisait quoi – que ce soit Samar qui propose des sons ou Samaa qui les transforme en mouvements – ou l’inverse. Il y avait entre nous une confiance et une histoire qui ont permis à la pièce de se développer organiquement. C’était un magnifique va-et-vient. Aujourd’hui, nous ne pouvons pas dire qui a créé quoi.

Samar, une partie de ton travail se développe autour du son. Comment est né cet intérêt pour ce médium en particulier ?

Samar Haddad King : On m’a offert enfant, vers neuf ou dix ans, un petit magnétophone avec des mini-cassettes. Je me souviens que je me suis vite entichée de cet objet : j’enregistrais des sons, j’inventais des chansons, je capturais les histoires des autres… Même si mon intérêt s’est focalisé plus tard sur la danse et le théâtre, j’ai continué à m’intéresser au son. Lorsque j’ai déménagé en Palestine en 2010, cette pratique d’enregistrement du son a pris une toute autre signification. Lorsqu’on vit dans un territoire occupé, notre rapport à l’environnement sonore est très particulier, d’autant plus en Palestine où ce n’est pas toujours simple d’avoir accès visuellement à un horizon. Il faut être très attentif·ve aux sons, savoir les identifier, il en va de notre survie. Et cette relation personnelle avec le son à bien sûr déterminé la manière dont j’envisage ce médium dans mon travail.

Ta recherche se focalise sur comment le son peut affecter le corps. Comment as-tu considéré cette donnée dans Losing It ?

Samar Haddad King : En effet, pour un précédent projet, je me suis intéressée à l’utilisation de la musique comme instrument de torture dans des contextes de guerre. Lorsque Samaa et moi avons commencé à travailler sur Losing It, je lisais Sound Pressure de Toby Heys. Dans ce livre, il retrace comment le son a été militarisé au fil du temps. Nous savons par exemple que des haut-parleurs diffusaient en boucle de la musique dans les cellules de Guantánamo, jusqu’à rendre fou les prisonnier·es. Les habitant·es de Gaza, en dehors des bombardements constants, sont confrontés aux bourdonnements incessants des drones qui survolent la zone. Ce son qui rôde en permanence est synonyme de danger, pourtant il s’infiltre dans nos oreilles, nos organes et devient en quelque sorte une partie de nous. Dans Losing It, ce bourdonnement est présent tout du long.

L’environnement sonore de Losing It composé avec des enregistrements que tu as réalisés en Palestine. Peux-tu partager certaines sources qu’on entend dans la bande-son ? 

Samar Haddad King : Pour Losing It, tous les sons présents dans la bande-son (à l’exception d’une prière récitée par ma grand-mère et une musique, Turathy du groupe Autostra) sont des enregistrements que j’ai réalisés dans la rue. L’idée est d’immerger le public dans les réalités sensorielles d’une zone de guerre. On peut entendre par exemple des sifflets de bombes, des klaxons, etc. Cet environnement sonore chaotique et anxiogène est représentatif de notre quotidien en Palestine. C’est avec cette matière et cet imaginaire que j’ai eu envie de travailler.

Samar, Losing It résulte en partie d’une expérience sonore que tu as vécu en Palestine il y a quelques années…

Samar Haddad King : En effet, la pièce trouve son origine en partie dans une expérience que j’ai vécue près d’un poste de contrôle à l’extérieur de Jérusalem. Le poste de contrôle était fermé sans aucune explication. Je me souviens que c’était le ramadan, il faisait chaud, tout le monde était frustré et essayait simplement de rentrer chez soi. Je sentais la température du moteur de la voiture monter et mon anxiété augmentait avec elle. Dehors c’était le chaos, les gens criaient, les sirènes sonnaient, j’étais coincé entre deux énormes camions, le bruit écrasait tout. Puis au bout d’un moment, les sons ont commencé à prendre un rythme, presque comme un crescendo, correspondant à la tension que je ressentais dans ma poitrine. Pour me calmer, j’ai commencé à les enregistrer. Et puis, sortis de nulle part, deux types sont apparus à côté de moi. Ils ont mis de la musique dabke à fond dans leur voiture et ont commencé à danser. Ils riaient, sans se préoccuper du chaos. La chanson qu’ils jouaient était celle d’un gagnant d’Arab Idol, originaire de Gaza. Il n’y avait qu’eux, qui bougeaient et chantaient comme si rien n’avait d’importance. Je me suis retrouvée à hocher la tête en suivant le rythme. J’ai oublié mon anxiété. Puis finalement, le poste de contrôle s’est ouvert et j’ai pu rentrer chez moi.

Samaa, peux-tu donner un aperçu du processus chorégraphique de Losing It ?

Samaa
Wakim : C’est justement cette expérience que partage Samar qui a servi de base à notre imaginaire commun. Pour composer la chorégraphie de Losing It, j’ai puisé dans mes expériences personnelles et mon héritage culturel, notamment en allant chercher des mouvements issus du dabke traditionnel. Durant le processus de création, j’ai beaucoup improvisé, guidée en partie par le travail sonore de Samaa. On ne sait jamais vraiment quel médium mène l’autre, si c’est le son qui la mène danse ou si c’est le mouvement qui mène le son. J’ai suivi mes sensations, j’ai fait appel à mes souvenirs en lien avec la vie sous occupation, comment le corps réagit face au traumatisme et recherche l’équilibre. Pour essayer de symboliser cet équilibre précaire, nous avons eu l’idée de fixer une grande corde raide de part et d’autre de la scène. Habituellement utilisée pour la pratique de la slackline, cette corde est devenue un support à partir duquel j’ai exploré ce sentiment de déséquilibre, de la lutte interne entre l’abandon et la persévérance. Cette corde représente notre monde en perpétuel mouvement, la négociation constante entre la stabilité et l’instabilité, tant sur le plan physique qu’émotionnel.

Losing It a été créé en 2021 et n’a jamais fait autant écho à l’actualité. Comment se passe aujourd’hui la rencontre de Losing It avec le public ? Pour vous deux, quels sont les enjeux de continuer à danser et présenter cette pièce aujourd’hui ?

Samaa Wakim & Samar Haddad King : Depuis sa création en 2021 à Hanovre en Allemagne, la pièce a voyagé en Egypte, Jordanie, France, Chili, Chine, Maroc, Royaume-Unis… Losing It a suscité et suscite toujours de profondes réactions du public. Jouer aujourd’hui cette pièce depuis l’intensification de la guerre à Gaza renforce sa pertinence et son impact émotionnel. Ce n’est pas toujours simple de continuer à incarner et de transmettre un sujet aussi lourd sans se laisser submerger par celui-ci. Malgré la difficulté, c’est un effort vital : l’acte de jouer est pour nous une forme de résistance et un moyen de promouvoir la solidarité.

Les 27 et 28 septembre 2024, Festival d’Automne, Carte Blanche Dream City
Du 24 au 26 octobre 2024, Les Subs, Festival Sens Interdits
Les 23 et 24 janvier 2025, Théâtre d’Orléans
Le 31 janvier 2025, Scène nationale d’Aubusson
Le 4 février 2025, L’Empreinte, scène nationale Brive-Tulle
Du 7 au 12 février, Théâtre de la Bastille à Paris, Festival Faits d’hiver
Les 27 et 28 mars 2025, Points Communs, Cergy
Les 1er et 2 avril 2025, La Coursive à La Rochelle
Le 8 avril 2025, Scène nationale du Sud-Aquitain, Bayonne
Les 15 et 16 avril 2025, TAP à Poitiers
Le 18 avril 2025, Le Moulin du Roc, Scène nationale à Niort